• Aucun résultat trouvé

La doctrine morale comme hypothèse.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 181-183)

C HAPITRE 3 : L’ ESSAYISME

5. La doctrine morale comme hypothèse.

À partir de là, revenons sur la nature du sens du possible s’exprimant dans cette conception de la conduite de la vie. Nous avions souligné que penser autrement la conduite de la vie, dans ce roman, c’est d’abord la considérer comme relevant de l’essai : aucun acte n’est définitif, tout acte peut être dépassé par un autre, de sorte qu’après avoir essayé telle possibilité, on peut toujours en essayer une autre. On s’aperçoit maintenant que, dans la variante de la vie hypothétique, si un acte n’est pas définitif, cela tient moins au fait qu’il peut être dépassé par un autre, qu’au fait qu’on ne sait pas s’il correspond à ce que l’on devrait faire, à ce pour quoi on se sent élu. De ce point de vue, l’idée de vivre hypothétiquement n’est pas une réponse au problème posé par la morale du deuxième pas, au fait que tout acte peut être dépassé par le suivant sans que cela dise dans quelle direction on doit aller. Il est vrai que l’idée d’une vie hypothétique n’est pas seulement l’expression de cette situation, puisqu’elle repose sur le « sentiment d’être élu pour quelque chose, quoi que ce soit ». En même temps, tout le problème est dans le « quoi que ce soit » : ce pour quoi on peut se sentir élu est totalement indéterminé ici. Ainsi, cette vie hypothétique l’est à deux niveaux. Tout d’abord, comme on l’a développé, elle l’est au sens où l’on ne sait pas si ce que l’on fait correspond à ce pour quoi on se sent élu. Mais elle l’est aussi beaucoup plus radicalement, au sens où Ulrich ne sait même pas ce pour quoi il se sent élu. Autrement dit, une vie hypothétique serait une méthode possible pour la conduite de la vie si était déterminé ce pour quoi on se sent élu. Une méthode ne résout pas l’absence d’un but qu’elle est censée permettre d’atteindre.

À cela, on pourrait objecter qu’on trouve dans le roman un autre usage du concept d’hypothèse pour penser la conduite de la vie. Il ne s’agit plus tant de souligner le caractère hypothétique de chaque acte, que de penser la doctrine morale, la conception de la conduite de la vie, comme une hypothèse. Dans cette perspective un peu différente, « hypothèse » n’est d’ailleurs plus synonyme d’incertitude, mais de créativité :

Il voyait que, sur toutes les questions où elle se jugeait compétente, elle la science pensait autrement que les hommes ordinaires. Que l’on substitue seulement à l’expression « conceptions scientifiques » l’expression « conception de la vie », au mot « hypothèse » le mot « essai », au mot « vérité » le mot « fait », il n’y aurait pas une seule carrière de physicien ou de mathématicien notable qui ne dépassât de loin pour le courage et la puissance subversive, les plus extraordinaires hauts faits de l’histoire.369

Ce à quoi pense Musil, c’est à cette capacité de la science à renverser ses conceptions, ou en tout cas à les modifier, face à une erreur. Nous avons décrit cette capacité dans le dernier chapitre de notre première partie : ce sont nécessairement plusieurs hypothèses qui peuvent être formulées pour un même groupe de faits et ces hypothèses sont modifiées voire renversées face à des cas problématiques. Toute la question est alors de savoir en quoi précisément on peut appliquer ce modèle à la conduite de la vie. Musil donne l’exemple suivant :

L’homme n’était point encore né, qui eût pu dire à ses fidèles : « Volez, tuez, forniquez… notre doctrine est si forte qu’elle tirera de la sanie même de vos péchés le clair bouillonnement des torrents ! »370

On pourrait objecter qu’il y a bien une différence de nature entre les deux situations. Même si une hypothèse n’est pas une description, reste qu’elle a un rapport avec la vérité qui fait qu’effectivement, elle peut être modifiée par un cas problématique. Mais une doctrine concernant la conduite de la vie n’a pas pour fonction de décrire ce que l’on fait et ne peut donc être remise en cause par ce que l’on fait. Quel est alors le sens de cette comparaison ? Il s’agit de renouveler la manière dont on pense d’ordinaire la conduite de la vie, fondée sur l’opposition entre ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Au lieu de se rapporter au vol, au meurtre et à la fornication sur le mode de l’interdiction, il s’agirait de penser ce que l’on pourrait en tirer, ce qui n’est rien d’autre que la morale du deuxième pas : ce qui importe, ce n’est pas le pas que l’on vient de faire, mais celui d’après. Ainsi, la vie hypothétique est la manière dont on peut concevoir sa vie quand on ne sait pas pour quoi vivre, mais on ne peut en attendre qu’elle nous indique ce pour quoi on peut se sentir élu. Au mieux, elle permet de renouveler la manière ordinaire dont on conçoit la conduite de la vie.

369 HSQ I, §11, p. 50. 370 Id.,

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 181-183)

Outline

Documents relatifs