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Stérilité et invraisemblances de l’empirisme.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 56-58)

Dans la mesure où il met en évidence et défend l’importance de l’induction, l’empirisme est donc problématique quand on cherche à défendre le sens du possible. De manière plus générale, selon Musil, il y a même une certaine stérilité de l’empirisme :

Il faudrait sans doute ajouter qu’une nouvelle espèce d’hommes est apparue, environ depuis l’époque de nos arrière-grands-parents : celle de l’homme empirique, de l’empiriste (devenu un véritable problème en suspens), capable de tirer de cent expériences dépassées mille expériences nouvelles, mais qui demeurent toujours dans le même cercle : l’homme qui a produit ainsi l’uniformité gigantesque, apparemment profitable, de l’âge technique. L’empirisme comme philosophie pourrait passer pour la maladie infantile de cette nouvelle espèce humaine…101

Musil sort ici du strict domaine de la philosophie des sciences et envisage l’empirisme dans son inscription au sein d’une culture. Cependant, pour ce qui nous intéresse, à savoir la tension entre empirisme et sens du possible, ce passage est intéressant. Si on considère l’empirisme comme une attitude active et non simplement soumise à l’induction, alors il faut y voir une force, une capacité à « tirer de cent expériences dépassées mille expériences nouvelles ». Cette insistance sur la multiplicité d’expériences nouvelles semble rapprocher empirisme et sens du possible : de même que, empiristes, nous expérimenterions toujours de nouvelles expérimentations, de même, hommes du possible, nous imaginerions toujours de nouvelles possibilités. En même temps, ces expérimentations « demeurent toujours dans le même cercle » : celui des découvertes scientifiques (qui ont traits aux régularités naturelles) et du progrès technique. Cela rejoint le fait que nous avons examiné dans notre premier chapitre, à savoir l’abandon par Ulrich de la carrière d’ingénieur pour cette raison que les ingénieurs ne sont pas prêts à réformer la vie elle-même : leurs inventions restent cantonnées au même domaine, celui des découvertes théoriques et pratiques.

Nous exploiterons plus amplement cette question dans notre deuxième partie, l’important résidant dans la mise en contraste de cet aspect de l’empirisme avec ce qui semble être une autre conséquence de l’empirisme, voire une conséquence de ce premier aspect de l’empirisme,

précisément – et ce, dans le même chapitre du roman. Cette conséquence de l’empirisme est le désir d’expériences surprenantes :

Ulrich sourit en pensant à un exemple, mais sans dire pourquoi. À cet empirisme un peu simple, par trop limité à ses règles, on reprochait volontiers de laisser entendre que si le soleil se levait à l’est et se couchait à l’ouest, c’était uniquement parce qu’il l’avait toujours fait. S’il l’avait dit à sa sœur et qu’il lui eût demandé ce qu’elle en pensait, elle lui aurait sans doute simplement répondu, sans se préoccuper d’argumentation, que le soleil pouvait bien, un jour ou l’autre, s’y prendre autrement. Voilà pourquoi, pensant à cet exemple, il souriait : la parenté de la jeunesse et de l’empirisme lui paraissait profondément naturelle ; la tendance de celle-ci à vouloir tout éprouver par elle-même et à espérer les plus surprenantes expériences l’engageait à considérer l’empirisme comme la philosophie même de la jeunesse.102

On pourrait s’étonner de la réaction condescendante d’Ulrich : pourquoi ne pourrait-on pas imaginer, comme Agathe, que le soleil, un jour ou l’autre, ne se lève plus à l’est et ne se couche plus à l’ouest mais s’y prenne autrement ? Après tout, ne serait-ce pas là une mise en œuvre du sens du possible ? On remarquera tout d’abord la chose suivante : Ulrich ne soutient pas qu’on ne peut pas imaginer que le soleil s’y prenne autrement. Mais alors, où se trouve le problème ? Nous comprenons la critique d’Ulrich ainsi. Ce qui pose problème, selon Ulrich, c’est le fait que Agathe ne se préoccupe pas d’argumenter son affirmation. Cela signifie que, dans ce cas précis, il faut avancer des raisons selon lesquelles le soleil peut ou pourrait s’y prendre autrement. Mais là encore, le problème réside-t-il seulement dans le manque de raisons ? En réalité, il y a aussi un problème concernant la nature des raisons à avancer. Il y a en effet une ambiguïté dans l’affirmation d’Agathe : « le soleil pouvait bien, un jour ou l’autre, s’y prendre autrement » (nous soulignons). Or, il est nécessaire de distinguer, dans la catégorie des possibilités réelles, permises par le monde, entre les possibilités factuelles et les possibilités contrefactuelles. Dans le premier cas, il y a des raisons qui font que telle ou telle chose est possible, alors que, dans le second, on pourrait imaginer des raisons qui feraient que telle ou telle chose soit possible103. Le problème, c’est qu’Agathe ne donne ni des raisons réelles ni des raisons possibles de penser que le soleil pourrait s’y prendre autrement, mais semble pourtant juger (et pas simplement imaginer) que le soleil pourrait s’y prendre autrement. Et ce, sous prétexte que, si le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest, cela tient seulement à ce qu’il l’a toujours fait. Autrement dit, l’analyse empiriste (du moins dans cette version sommaire) semble dispenser de donner des raisons réelles ou

102 HSQ II, §50, p. 534-535.

103 Pour une distinction encore plus précise, entre possibilités factuelles, possibilités contrefactuelles et nécessités

possibles concernant telle ou telle possibilité, et participer ainsi de la confusion entre possibilité factuelle et possibilité contrefactuelle. Si Agathe se sentait tenue de fournir des raisons à son jugement, alors elle ne dirait pas que le soleil peut s’y prendre autrement (possibilité factuelle) puisqu’il n’y a pas de raisons réelles d’affirmer cela, mais que le soleil pourrait s’y prendre autrement (possibilité contrefactuelle) si telle ou telle autre chose se produisait (raison imaginée). Ce que critique Ulrich, c’est donc l’absence de raisons justifiant l’affirmation d’Agathe, absence entraînant une confusion entre possibilité factuelle et possibilité contrefactuelle.

La conséquence est essentielle, l’homme doué du sens du possible n’est pas l’homme décrit par Wittgenstein dans l’analyse suivante :

Celui qui dirait que des indications sur le passé ne peuvent pas le convaincre que quelque chose se produira à l’avenir, – je ne le comprendrais pas. On pourrait lui demander : Qu’aimerais-tu donc entendre ? Quel genre d’indications appelles-tu raisons de croire cela ? Qu’appelles-tu « convaincre » ? De quelle façon t’attends-tu à ce qu’on te convainque ? – Si ce ne sont pas là des raisons, qu’est-ce donc qu’une raison ? – Si tu dis que ce ne sont pas des raisons, il faut néanmoins que tu puisses indiquer dans quel cas nous serions autorisés à dire qu’il existe des raisons à l’appui de notre supposition … 104

Puisque le sens du possible s’oppose à l’induction, on pourrait croire, en effet, que l’homme qui en est doué tombe sous le coup de l’analyse et de la critique de Wittgenstein. En pensant qu’autre chose pourrait se produire que ce à quoi on peut s’attendre, un tel homme montrerait qu’il n’est pas convaincu par les indications du passé, que pour lui les indications du passé ne sont même pas des raisons de s’attendre à telle ou telle chose, mais l’on ne pourrait pas indiquer ce qui, selon lui, compte comme une raison. Or, comme le montre la critique d’Agathe par Ulrich, l’homme doué du sens du possible doit avancer des raisons à la possibilité qu’il pense – qu’il trouve ces raisons (possibilité factuelle) ou qu’il les imagine (possibilité contrefactuelle). La remise en cause de l’induction n’est donc certainement pas celle de la notion de « raison de ce à quoi on s’attend », seulement celle de l’importance que nous accordons à l’induction.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 56-58)

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