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La critique de la thésaurisation.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 133-136)

La description de cette situation romanesque nous permet donc de comprendre ce qu’est le sens du réel : sans doute une capacité à thésauriser, mais dans le respect de l’ordre établi

262 Ibid. 263 Id., p. 19. 264 Id., p. 18.

et notamment de certaines limites. Et l’on comprend maintenant précisément pourquoi la location d’un petit château par Ulrich épouvante son père :

Lorsqu’il apprit l’histoire du château, il y vit aussitôt la transgression d’une limite non définie par la loi, mais qu’il fallait, pour cette raison même, respecter d’autant plus scrupuleusement ; il fit à son fils des reproches plus amers encore qu’aucun de ceux qu’il lui avait déjà faits au cours des années ; et ces reproches sonnaient comme la sombre prophétie du commencement de la fin. Le sentiment fondamental de sa vie était offensé.265

Si l’on reprend les différentes conséquences du sens du possible, alors on voit qu’ici, son usage par Ulrich à la fois transgresse l’interdiction concernant certaines possibilités (la possibilité pour un bourgeois d’habiter dans un château) et, ce faisant, remet en cause la hiérarchie qui est celle de la société austro-hongroise à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, en mettant sur le même plan certaines possibilités (alors qu’on appartient à la bourgeoisie, louer un appartement ordinaire ou louer un château). Plus précisément, apparaît une différence entre le sens du réel et le sens du possible concernant les possibilités. Le père d’Ulrich s’est bien saisi de certaines possibilités : il lui était possible de gravir les échelons de la société. En même temps, ces possibilités sont celles que lui offre cette société ainsi organisée, alors que la possibilité envisagée et mise en œuvre par Ulrich n’en est pas une que lui offre la société, au sens où elle n’est pas acceptable par ceux qui composent et respectent l’ordre social. On en tirera donc la conséquence que le sens du réel a aussi affaire à des possibilités, mais à des possibilités qui dépendent de la réalité, alors que le sens du possible a trait à des possibilités qui ne dépendent pas nécessairement de la réalité. Faire preuve de sens du possible, ce n’est justement pas penser ce qui est possible en vertu de la réalité, mais tout ce qui pourrait aussi bien être et être fait que ce qui est et est fait. Plus radicalement, le sens du possible est une remise en cause du genre d’affirmations qui sert à maintenir l’ordre établi : un bourgeois est un bourgeois (même s’il est devenu aussi riche qu’un noble et qu’il a été anobli), un noble est un noble (quand bien même il est moins riche qu’un bourgeois et que ce dernier a été anobli). C’est en ce sens que nous comprenons que, « quand on dit à Ulrich d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre »266.

Cette situation romanesque montre parfaitement ce que Musil développe au moyen d’une autre image, dans le chapitre consacré précisément au sens du possible, et sur laquelle nous reviendrons par la suite :

265 Id., p. 19. 266 HSQ I, §4, p. 20.

Cela dit, si l’on veut un moyen commode de distinguer les hommes du réel des hommes du possible, il suffit de penser à une somme d’argent donnée. Toutes les possibilités que contiennent, par exemple mille marks, y sont évidemment contenues, qu’on les possède ou non ; le fait que toi ou moi les possédions ne leur ajoute rien, pas plus qu’à une rose ou à une femme. Mais, disent les hommes du réel, « le fou les donne au bas de laine et l’actif les fait travailler » ; à la beauté même d’une femme, on ne peut nier que celui qui la possède ajoute ou enlève quelque chose. C’est la réalité qui éveille les possibilités, et vouloir le nier serait parfaitement absurde. Néanmoins, dans l’ensemble et en moyenne, ce seront toujours les mêmes possibilités qui se répéteront, jusqu’à ce que vienne un homme pour qui une chose réelle n’a pas plus d’importance qu’une chose pensée. C’est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités nouvelles leur sens et leur destination, c’est celui-là qui les éveille.267

Nous reviendrons par la suite sur cette référence presque explicite aux mille thalers de Kant, dans la mesure où plusieurs autres passages suggèrent une comparaison plus générale avec la position de Kant sur les rapports entre réalité et possibilité. Ce qui nous intéresse, plus que cette référence, c’est d’abord plus simplement le fait que Musil utilise l’argent pour mettre en évidence cette distinction entre deux types d’hommes. On voit bien dans ce passage que le sens du réel n’exclut pas un certain rapport au possible, seulement ce sont ces possibilités qui sont déjà contenues dans les mille marks. Comment comprendre cela ? Au premier abord, on peut se dire qu’il n’est pas vraiment pertinent d’y voir une position métaphysique concernant la manière dont une somme d’argent contient en elle-même un certain nombre de possibilités. En même temps, n’y voir là qu’une image, à notre sens, ce serait manquer quelque chose, le fait qu’il y a bien une réalité qui en un sens contient les possibilités de l’argent, à savoir sa réalité sociale, c’est-à-dire son usage. La « réalité qui éveille les possibilités » de l’argent est l’usage de l’argent. On comprend donc que c’est l’usage de l’argent qui éveille les possibilités, au sens où l’usage qu’on fait de l’argent à la fois définit et permet d’exploiter les possibilités d’une somme d’argent. L’homme du réel est celui qui sait quelles sont les possibilités d’une somme d’argent et comment les exploiter. Mais l’homme du possible est celui pour qui « une chose réelle n’a pas plus d’importance qu’une chose pensée »268, c’est-à-dire celui pour qui ce genre de possibilités, les possibilités réelles, c’est-à- dire les possibilités éveillées par la réalité, n’a pas plus d’importance que les possibilités pensées. Rapporté à l’argent, cela signifie que les possibilités d’usage réel de l’argent n’ont pas plus d’importance pour lui que les possibilités d’usage que l’on pourrait imaginer.

267 Id., p. 21. 268 Ibid.

Malheureusement, dans le roman, nous ne disposons pas d’exemples de ce genre de possibilités imaginaires : la question de l’argent ne se pose jamais pour Ulrich, qu’il s’agisse de l’invention d’un usage ou plus simplement d’un besoin. Surtout, comme nous l’avons souligné à propos de la location du petit château, ce qui est privilégié par Musil en termes d’idées romanesques, ce sont moins les usages de l’argent que les usages tout court, ceux qui veulent qu’un bourgeois n’ait pas la prétention de louer un château.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 133-136)

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