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La nécessité logique et l’existence de régularités.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 47-50)

De ce point de vue, la position de Musil et celle de Wittgenstein sont identiques. En effet, dans les Leçons sur la liberté de la volonté, ce dernier considère les régularités comme étant à l’origine de la science moderne :

Vous savez que toute la science a pris un nouveau départ à l’époque de Galilée, avec les lois de la pesanteur et l’observation des planètes – avec la découverte des régularités qui étaient les plus manifestes. Ce qui favorisa toute la science, ce fut l’observation des régularités, lorsqu’elles étaient manifestes. Par exemple, dans le tir : c’est là qu’on voit une régularité réelle. Et tel fut effectivement le point de départ de Galilée : la balistique.80

79 HSQ I, §85, p. 473-474. 80 P III, p. 57.

On le voit, les éléments sont les mêmes que dans l’analyse de Musil : la description de l’avènement de la science moderne, le rôle des régularités et même l’exemple de la balistique. Mais, ce qui est intéressant, c’est que Wittgenstein, comme Musil, n’en reste pas à cette image assez commune de l’histoire des sciences (ou en tout cas de la physique), mais fait de l’existence de régularités une condition de possibilité de la science. C’est ainsi que nous comprenons les deux paragraphes qui continuent celui que nous venons de citer et qui se terminent sur : « Si les exceptions étaient la règle… »81. Dans le contexte des Leçons sur la liberté de la volonté, cette dernière formule suggère que nous serions beaucoup moins tentés de penser qu’il y a des lois écrites dans la nature et donc qu’en réalité nous ne sommes pas libres. Dans notre perspective, cela suggère que la science serait rendue difficile voire impossible si les exceptions étaient la règle, que son existence dépend donc de ce que les exceptions ne sont pas la règle. Là encore, sans régularités, la science n’est pas possible.

Les positions de Wittgenstein et de Musil concernant le rapport entre science et régularités sont d’autant plus comparables si on examine leur rapport respectif à la position de Mach. En effet, il y a un aspect de la position de Musil que nous n’avons pas encore souligné : le fait que, selon lui, il n’y a pas seulement une méthode de la science (formuler des lois, des règles), mais aussi son succès (décrire des régularités), pas seulement un asservissement des faits aux lois, mais aussi une servilité des faits, pas seulement une répétition exigée par la science, mais aussi une répétition réelle des faits. Or, c’est là probablement un héritage de sa critique de Mach, plus précisément de sa critique de l’idée de Mach selon laquelle il n’y a de nécessité que logique.

Dans sa thèse, Musil souligne que, sur ce point, nous trouvons deux types de textes chez Mach. Dans certains d’entre eux, Mach insisterait sur le fait que rien dans les faits ne correspond à nos déductions, aux relations nécessaires entre concepts, puisque justement ces concepts sont obtenus par abstraction, que leurs relations ne concernent qu’eux et que « “les faits ne sont pas tenus de s’orienter selon nos pensées” (cf. AS, 260) »82. Mais dans d’autres textes, il affirmerait au contraire que l’établissement de relations conceptuelles suppose des régularités au niveau des faits et même que ce sont ces régularités observables qui incitent à établir des lois au niveau conceptuel :

« Nous présupposons raisonnablement que la dépendance est réelle quand nous commençons une recherche. L’expérience antérieure nous a fourni cette supposition et chaque nouveau succès

81 Sur ce que cette formule exprime de l’importance des régularités chez Wittgenstein pour penser aussi bien

l’application de nos concepts que la vie en général, donc, d’un point de vue pratique, on lira Christiane CHAUVIRE, Le

moment anthropologique de Wittgenstein, Paris, Kimé, 2004, notamment p. 82 sq.

dans la recherche nous la confirme » (CE, 28). « Ne peut être décrit, reconstitué conceptuellement par la pensée que ce qui est uniforme et qui respecte la loi. » (M, 6)83

Musil en tire la conclusion que ces passages de Mach contredisent sa thèse initiale (rien ne correspond dans les faits aux relations nécessaires entre concepts). Surtout, il prend parti pour ces passages, pour l’idée qu’aux relations conceptuelles, par exemple les lois de la nature, correspondent des régularités dans les faits :

Même si l’on peut parler de fiction, il n’est pas nécessaire de la considérer [l’idée de nécessité] comme arbitraire. Cette idée est en effet fondée dans l’expérience. […] L’expérience nous apprend à connaître avec précision l’existence d’immenses régularités.84

Venons-en maintenant à Wittgenstein. Dans le Tractatus, sa position est celle de Mach : il n’y a de nécessité que logique. Le préfacier de L’analyse des sensations va même jusqu’à affirmer :

L’énoncé 6.17 : « Es gibt nur eine logische Notwendigkeit » (il n’y a qu’une nécessité, la nécessité

logique) pourrait être ainsi chez Wittgenstein une réminiscence de la phrase : « Eine andere als eine logische Notwendigkeit, etwa eine physikalische, existiert eben nicht », mais elle est contenue il est vrai dans

la Wärmelehre (Leipzig, Barth, 1896, p. 435).85

Quoi qu’il en soit de la possibilité de cette reprise, cette idée implique, d’une part, qu’« hors de la logique tout est hasard »86, et, d’autre part, que l’idée qu’il y aurait des liens causaux dans la réalité est un « préjugé »87. Mais, s’il est sans doute vrai que « Wittgenstein est resté par la suite relativement proche des conceptions qu’il avait développées sur ce point dans le Tractatus »88, il est significatif qu’il semble mettre de plus en plus l’accent sur la présence de régularités dans la nature et sur leur importance dans l’établissement des lois de la nature. C’est ce que nous avons pu constater dans le texte des Leçons sur la liberté de la volonté que nous avons cité plus haut. Même s’il n’y a de nécessité que logique et qu’en ce sens, les événements et leurs relations sont de l’ordre

83 Id., p. 167. Même remarque. 84 Id., p. 169.

85 Ernst MACH, L’analyse des sensations, tr. fr. F. Eggers et J.-M. Monnoyer, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996,

p. XXIX.

86 T, 6.3, p. 105. 87 T, 5.3161, p. 73.

88 Jacques BOUVERESSE, « Savoir, croire et agir », Essais III. Wittgenstein et les sortilèges du langage, Marseille, Agone, 2003,

p. 107. Pour une analyse détaillée de la position de Wittgenstein dans le Tractatus, voir dans cet article les pages 95-96 et 103-107.

du hasard, cela n’empêche pas qu’il y ait des régularités que l’on peut observer et dont la découverte des plus manifestes est à l’origine du développement de la science moderne.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 47-50)

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