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Du grand homme à l’homme moyen.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 198-200)

L’adoption du point de vue statistique lui permet pourtant de tirer une leçon concernant sa conduite passée. Au début de l’introduction du roman, Musil décrit non seulement la situation problématique dans laquelle Ulrich se trouve et qui tient, selon nous, au fait qu’il n’a jamais aimé particulièrement sa patrie, qu’il n’aime plus son métier et qu’il ne s’aime pas lui-même, mais aussi sa conduite passée : ses trois essais pour devenir un grand homme. Ulrich a en effet toujours voulu être un grand homme :

Cet homme qui était revenu au pays ne pouvait se rappeler une seule période de sa vie que n’eût pas animé la volonté de devenir un grand homme ; Ulrich semblait être né avec ce désir. … Le seul ennui était qu’il ne sût ni comment on devient un grand homme ni même ce que c’est.403

402 Cf. Jacques BOUVERESSE, Robert Musil. L’homme probable, op. cit., p. 105. On rappellera que Galton et Pearson

étaient aussi des défenseurs de l’eugénisme.

Comme le souligne Vincent Descombes, toute la question est effectivement de savoir « ce que nous avons à l’esprit quand nous parlons de la grandeur humaine »404. Les trois possibilités qu’il mentionne : le héros, le génie et le saint, sont effectivement envisagées par Ulrich405, mais sont en réalité toutes problématiques, de sorte qu’Ulrich se voit obligé de considérer autrement l’homme moyen, ce qui n’est pas sans lien avec l’adoption du point de vue statistique. Plus précisément, il nous semble qu’il en vient non pas à abandonner l’héroïsme, la sainteté ou le génie, mais à les déconnecter de l’idée de grand homme.

Le premier et le deuxième essai montrent en effet que l’héroïsme est un échec si l’on veut devenir un grand homme. Sa volonté d’héroïsme militaire se heurte bien évidemment à sa hiérarchie et à l’ordre social406 ; l’héroïsme de l’ingénieur, illustré par la maxime composite d’Emerson, se heurte à l’organisation de la vie, plus précisément à la distinction entre vie professionnelle et vie privée407. Ainsi, une fois encore, le sens du possible qui s’exprime dans le désir de vivre une possibilité exceptionnelle se heurte à l’ordre social. Si l’on en vient maintenant à la sainteté, comme on l’a déjà vu, sa possibilité est tout simplement exclue : « Celui qui ne veut pas dire “oui” à la vie devrait au moins lui opposer le “non” des saints ; pourtant, y penser sérieusement était strictement impossible »408. Reste alors le génie qui est la vie possible exceptionnelle qu’Ulrich envisage le plus sérieusement et qui est l’enjeu de son troisième essai : il s’agit pour lui de devenir un génie dans son domaine, les mathématiques. Le problème réside justement dans le fait qu’on peut trouver des génies dans chaque domaine, c’est-à-dire que l’on s’autorise à parler de génie dans n’importe quel domaine, de sorte que la génialité est beaucoup répandue qu’Ulrich ne le croyait. C’est là le sens du chapitre 13 intitulé « Un cheval de course génial confirme en Ulrich le sentiment d’être un homme sans qualités » :

404 Vincent DESCOMBES, « Grandeur de l’homme moyen », in Critique, Août-Septembre 1994, tome L., n°567-568,

p. 661-677, ici p. 663 ; reproduit dans la troisième partie du livre de Sandra LAUGIER, Éthique, littérature et vie humaine,

Paris, PUF, 2006.

405 De ce point de vue, Musil ne tombe effectivement pas sous le coup de la critique de Vincent Descombes à

l’encontre des conceptions « époquales » de la grandeur humaine : « Cette pluralité des types de grandeurs humaines n’est pas réductible par le procédé historiciste bien connu qui consisterait à les rapporter à des époques, comme dans la (mauvaise) philosophie de l’histoire de style typologique ou époqual. Impossible de dire : l’homme antique cultive l’héroïsme, l’homme médiéval vénère les saints, l’homme moderne admire les génies » (op. cit., p. 664).

406 HSQ I, §9, p. 45 : « Au cours de quelque soirée, il avait eu un petit malentendu avec un financier fameux,

malentendu qu’il avait voulu régler à son habituelle et grandiose manière ; il apparut qu’on trouvait même dans le civil des hommes capables de protéger les membres féminins de la famille. Le financier eut une entrevue avec le Ministre de la Guerre, qu’il connaissait personnellement, d’où s’ensuivit entre Ulrich et son colonel une explication assez longue au cours de laquelle il découvrit la différence qui subsiste entre un archiduc et un simple officier. Dès lors, le métier de guerrier n’eut plus d’attrait pour lui ».

407 HSQ I, §10, p. 48 : « Mais si on leur avait proposé aux ingénieurs d’appliquer à eux-mêmes, et non plus à leurs

machines, la hardiesse de leurs idées, ils eussent réagi comme si on leur eût demandé de faire d’un marteau l’arme d’un meurtre ».

Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l’époque avait commencé où l’on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d’inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu’un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L’esprit nouveau n’avait pas encore pris toute son assurance. Mais c’est précisément à cette époque-là qu’Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots : « un cheval de course génial ». … Ulrich comprit dans l’instant quel irrécusable rapport il y avait entre toute sa carrière et ce génie des chevaux de course. Le cheval, en effet, a toujours été l’animal sacré de la cavalerie ; dans sa jeunesse encasernée, Ulrich n’avait guère entendu parler que de femmes et de chevaux, il avait échappé à tout cela pour devenir un grand homme, et voilà qu’au moment même où, après des efforts divers, il eût peut-être pu se sentir proche du but de ses aspirations, le cheval, qui l’y avait précédé, de là-bas le saluait…409

Que l’on en soit venu à s’autoriser à parler de génie pour les inventeurs, les écrivains, les ténors, mais aussi les sportifs et même les chevaux de course, tient à ce que « la génialité, étant une supériorité sans contenu particulier, peut être étendue à n’importe quoi »410. Dès lors, si la sainteté est exclue et que l’héroïsme ainsi que la génialité n’ont pas de sens, ne reste plus qu’une vie moyenne, que la perspective d’être un homme moyen. L’homme du possible doit se rabattre sur les possibilités de vie les plus courantes.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 198-200)

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