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La recherche d’une formule.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 188-192)

C HAPITRE 3 : L’ ESSAYISME

8. La recherche d’une formule.

Le problème, selon Ulrich, est que nous ne disposons pas d’une telle formule permettant de penser la conduite de la vie autrement que dans les termes ordinaires, c’est-à-dire en termes d’interdictions mobilisant le bien et le mal. Ou plutôt, si une connaissance nouvelle de l’homme s’est développée, caractérisée par son attention aux différentes situations dans lesquelles se trouve l’individu et sa capacité à relier certaines de ces situations, manque pourtant la formule qui permettrait de relier toutes ces situations. Musil cite ainsi les progrès de la psychiatrie dans la compréhension des différents cas d’euphorie et de ce qu’ils ont en commun, et l’oppose à la conception ordinaire de cet état. Pourtant, ce n’est là qu’un aspect de la vie humaine :

On pourrait citer ainsi beaucoup d’autres exemples, des faits dispersés, par encore collationnés, qui, pris tous ensemble, nous font éprouver à la fois une lassitude à l’égard des approximations grossières nées pour être appliquées dans des conditions plus simples, et le besoin de transformer dans ses fondements mêmes une morale qui depuis deux mille ans ne s’est jamais adaptée au changement du goût que dans ses détails, et de l’échanger une bonne fois contre une autre, épousant plus étroitement la mobilité des faits.382

On notera que, pour Musil, les sciences humaines qui sont censées renouveler notre conception de l’homme et de la morale sont la psychologie, la sociologie, l’anthropologie et l’économie dans une moindre mesure. Autrement dit, l’histoire n’est pas aussi cruciale qu’on veut bien le croire, même si ce roman raconte l’écroulement de l’Empire austro-hongrois. Mais le point important est que pour cette masse de faits établis par ces disciplines manque une formule permettant de renouveler l’image de l’homme et de sa conduite. Plus important encore, Ulrich se rend compte qu’en réalité, ce n’est de toute façon pas cela qu’il cherche. Cette prise de conscience est liée à une autre manière de comprendre l’essai :

La traduction du mot français « essai » par le mot allemand Versuch, telle qu’on l’admet généralement, ne respecte pas suffisamment l’allusion essentielle au modèle littéraire ; un essai n’est pas l’expression provisoire ou accessoire d’une conviction qu’une meilleure occasion permettrait d’élever au rang de vérité, mais qui pourrait tout aussi bien se révéler erreur (à cette espèce n’appartiennent que les articles et traités dont les doctes nous favorisent comme des « déchets de leur atelier ») ; un essai est la forme unique et inaltérable qu’une pensée décisive fait prendre à la vie intérieure d’un homme.383

Autrement dit, Ulrich est en quête non pas d’une loi exprimant une conception renouvelée de l’homme et de sa conduite, mais d’une pensée qui donnerait une forme à sa vie. Si l’on rapporte cela à la question de l’essai, cela signifie qu’il cherche non pas une loi qui donnerait une unité aux différents aspects de la vie et en tirerait une conduite, mais une formule au sens littéraire du terme dont il pourrait tirer une conduite de vie.

En même temps, on ne doit pas comprendre par là qu’après avoir pris certains aspects de la démarche scientifique pour modèles, Ulrich se tourne vers la littérature. Le problème est le suivant :

La question fondamentale, Ulrich ne se la posait pas seulement sous la forme de pressentiments, mais aussi, tout à fait prosaïquement, sous la forme suivante : un homme qui cherche la vérité se fait savant ; un homme qui veut laisser sa subjectivité s’épanouir devient, peut-être, écrivain ; mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux ?384

Ulrich n’est en quête ni de la vérité ni de l’épanouissement de sa subjectivité, mais d’une certitude quant à la conduite de la vie. Une certitude de ce genre n’a rien à voir avec la vérité puisqu’elle concerne non pas la description des faits mais l’action, la conduite – si ce n’est qu’elle a en commun avec la vérité la stabilité : « il s’imaginait que ce qu’il désirait trouver un jour, bien que ce ne dût pas être “la” vérité, ne lui céderait en rien sous le rapport de la stabilité »385. Mais elle n’a rien à voir non plus avec l’épanouissement de la subjectivité puisque l’individu est justement à la recherche de quelque chose qui lui donnerait une forme en donnant une forme à sa vie. On doit alors laisser de côté aussi bien ce qui est imposé comme une vérité : les sentences morales, les commandements de la religion, que ce qui n’indique que des possibilités de vie, notamment la littérature. Pour reprendre l’image de Musil, ce serait ou bien s’accrocher à des

383 Id., p. 319-320. 384 Id., p. 320-321. 385 Id., p. 322.

pieux, ou bien se laisser balloter dans la houle des possibles, alors que ce qui est recherché, c’est une certitude de l’individu :

Ni les inspirations, ni les interdictions ne lui plaisaient. Le rattachement de toutes choses à une loi supérieure ou intérieure à l’homme éveillait son esprit critique. Davantage même : à ses yeux, c’était dévaluer un instant de certitude que de vouloir à tout prix lui donner une généalogie.386

Comme pour les vies expérimentale et hypothétique, la question reste entière pour Ulrich : que doit-il faire puisqu’il ne peut rien espérer ni de la littérature ni même de ses conceptions scientifiques de la vie ? Comment fait-on pour acquérir une certitude quant à la conduite de la vie ?

Nous conclurons donc sur ce chapitre en soulignant combien les conceptions de la conduite de la vie proposées par Ulrich dans la première partie du roman sont problématiques en deux sens. De ce point de vue, ce sont aussi bien les lectures favorables que les lectures critiques à l’égard de ces conceptions qui manquent l’essentiel à leur propos. Contre les lectures critiques qui voient dans la reprise de la démarche scientifique une application illégitime ou non pertinente de la science aux problèmes de la conduite de la vie, on soulignera combien elle permet de renouveler notre conception ordinaire de la morale en la rendant problématique. Mais contre les lectures favorables qui verraient alors dans ces différentes formes de l’usage du sens du possible une solution au problème de la vie juste, on soulignera le fait qu’elles ne donnent pas un sens à l’existence.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 188-192)

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