L’INTERDICITION DE LA TUTELLE ET L’INSTAURATION DE LA NOTION DE CHEF DE FILE
A. Une existence ancienne
La notion de collectivité chef de file trouve peut-être, d’après le professeur PONTIER, ses sources intellectuelles dans le rapport de la Commission de développement des responsabilités locales déposé en 1976 sous le titre « Vivre Ensemble » Il constatait que certaines
propositions de ce rapport, tout en adoptant une terminologie différente allaient dans ce sens242. Mais il relevait également qu’en 1976, le Conseil Constitutionnel n’avait pas encore développé sa jurisprudence sur le principe de libre administration des collectivités
territoriales, principe qui, aujourd’hui, conditionne et limite l’intervention du législateur. La première véritable apparition de la notion de collectivité chef de file est contenue dans la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire243. Le II de l’article 65 de la loi énonçait avant son examen par le Conseil Constitutionnel, qu’une loi ultérieure
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Ils déclaraient dans le cadre de cette analyse que la décision commentée parait inspirée « par un heureux pragmatisme »
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J.-M. PONTIER, « Pour une reconnaissance de la notion de collectivité chef de file », Revue administrative n°328, juillet - août 2002, p.p. 402 - 407
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Loi n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, JORF, 5 février 1995
définirait « Les conditions dans lesquelles une collectivité pourra assurer le rôle de chef de
file pour l’exercice d’une compétence ou d’un groupe de compétences relevant de plusieurs collectivités territoriales » Il ajoutait que « jusqu’à la date d’entrée en vigueur de cette loi, les collectivités territoriales pourront, par convention, désigner l’une d’entre elles comme chef de file pour l’exercice de ces mêmes compétences »
Le Conseil Constitutionnel dans sa décision n° 94-358 du 26 janvier 1995 censura cette disposition, pourtant non critiquée par les auteurs de la saisine au motif que « le législateur ne
saurait renvoyer à une convention conclue entre les collectivités territoriales le soin de désigner l’une d’entre elles comme chef de file pour l’exercice d’une compétence ou d’un groupe de compétences relevant des autres sans définir les pouvoirs et les responsabilités afférentes à cette fonction » Mais il semblerait que l’analyse de cette décision soit erronée.
Pour le sénateur René GARREC244, « en fait, le Conseil Constitutionnel ne censurait pas, en
tant que telle, la possibilité de désigner une collectivité « chef de file », mais simplement « l’incompétence négative » du législateur. Cette décision n’en a pas moins été interprétée comme un rejet de la notion » Pourtant le professeur PONTIER s’interroge sur la décision du
Conseil Constitutionnel. Il explique que cette décision est sujette à plusieurs interprétations dont l’une serait que le Conseil aurait sanctionné la notion même de collectivité chef de file, parce qu’elle instituerait une hiérarchie entre les collectivités que l’article 72 de la
Constitution, ni ne prévoit, ni n’autorise245.
Lors de l’examen de la loi n° 99-533 du 25 juin 1999 d’orientation pour
l’aménagement et le développement durable du territoire, le Sénat avait adopté un article additionnel prévoyant la désignation d’une collectivité « chef de file » pour des actions communes menées par la voie conventionnelle par les collectivités et leurs groupements en matière d’aménagement du territoire et de développement économique. Pour le Sénat, la collectivité « chef de file » devait jouer un rôle de coordination de la programmation et de l’exécution de ces actions communes. Garante de la cohérence des objectifs communs aux différentes collectivités, elle n’aurait exercé en aucun cas un pouvoir de contrainte. Mais cet article additionnel fut écarté par l’Assemblée Nationale lors de la lecture définitive du projet de loi après l’échec de la commission mixte paritaire.
Chemin faisant, la notion de collectivité chef de file réapparaît en 2002. L’article 102 de la loi n° 2002-476 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité a prévu une
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René GARREC, Rapport fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l’organisation décentralisée de la République, Sénat, n° 27, 23 octobre 2002, p. 109
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J.-M. PONTIER, « Pour une reconnaissance de la notion de collectivité chef de file », Revue administrative n°328, juillet - août 2002, p. 403
première application de cette notion en confiant à la région le soin d’attribuer les aides directes aux entreprises et de définir leur régime, tout en permettant aux départements et aux communes de contribuer à leur financement à la condition de signer une convention avec le Conseil régional. N’ayant pas été saisi de la loi, le Conseil Constitutionnel n’a pas eu à se prononcer sur cette disposition.
Aussi, peut-être avant d’aborder la constitutionnalisation de la notion de chef de file, nous pensons nécessaire d’approfondir cette notion. Selon Michel PIRON246, « la double nécessité
de clarifier la répartition des compétences entre collectivités territoriales et de permettre la désignation de collectivités chef de file pour la mise en œuvre de compétences croisés fait l’objet d’un large consensus » Cette idée avait pour origine le rapport de la Commission
MAUROY 247 qui proposait que lorsqu’une collectivité intervenait dans un domaine de ses compétences, elle pouvait solliciter des financements d’autres collectivités partenaires en tant que chef de file du projet à mener.
Comme l’indique le professeur PONTIER, la détermination du contenu de la notion de collectivité chef de file doit s’orienter dans une double direction.
Il convient premièrement de s’interroger sur les relations entre cette notion et la répartition des compétences entre les collectivités locales. Partant du constat que les collectivités locales bénéficient de compétences et que la répartition est relativement
complexe, c’est à cet instant que la notion de collectivité chef de file émerge. Depuis le temps, les collectivités locales ont appris à coopérer mais elles ressentent selon l’auteur « quelques
fois le besoin de désigner l’une d’entre elles comme l’animateur, le conducteur, le meneur, ou tout autre terme que l’on préfère » La notion de collectivité chef de file n’a pas pour objet et
ne peut avoir pour effet de modifier la répartition des compétences telle qu’elle existe. La raison d’être de la détermination de la collectivité chef de file consiste, dans un domaine déterminé et pour une ou plusieurs actions précises, à donner à une collectivité engagée dans l’opération, des fonctions d’animation et de coordination.
Une fois précisée le contenu de la notion, il faut alors analyser quelles peuvent être les relations entre la collectivité déclarée chef de file et les autres collectivités locales. Nous pouvons déjà relever que ce type de relation interdit toutes formes de tutelle que ce soit sous peine d’être sanctionné par le juge administratif. En effet, le sénateur Michel MERCIER, dans
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Michel PIRON, Rapport d’information déposé par la commission des lois constitutionnelles sur l’équilibre territorial des pouvoirs, Assemblée Nationale, n° 2881, 22 février 2006, p. 45
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son rapport sur « La République territoriale », fait valoir que le collectivité chef de file n’exercerait en aucun cas un pouvoir de contrainte sur les autres collectivités et ajoute que cette notion « ne remet donc pas en cause le principe fondamental des lois de
décentralisation qui prohibe toute tutelle d’une collectivité sur l’autre »248 Cette analyse est confirmée par le professeur PONTIER qui opère une comparaison avec le droit civil : « Dans
un contrat de droit privé, il est admis que l’un des contractants puisse disposer de
prérogatives particulières sans que cela affecte le consensualisme »249 Effectivement, si une convention passée entre plusieurs collectivités publiques attribue un rôle particulier à l’une d’entre elles, cela ne crée pas pour autant une tutelle.
Il ne restait plus alors dans la révision conscientielle du 28 mars 2003 que d’inscrire la notion de collectivité chef de file dans le même article que celui interdisant la tutelle.