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Emergence de la notion de mieux­être : processus de psychologisation sociétale 

 3 Repères et approches méthodologiques

Chapitre 1  Introduction élémentaire aux films sanitaires

15.  Emergence de la notion de mieux­être : processus de psychologisation sociétale 

Comme le montre parfaitement Georges Vigarello, les années 1970 sont marquées par un courant fort et largement diffusé dans la société faisant la promotion d’une forme de libération des comportements à travers les pratiques corporelles225. De nouvelles formes de gymnastiques du corps, de nouvelles manières de pratiquer apparaissent traduisant concrètement ce mouvement où « l’attention va moins à la technique qu’aux transformations

intérieures et personnalisées »226 : l’expression corporelle, l’eutonie, la relaxation, le Yoga, différentes méthodes de gymnastique d’entretien, la course à pied… Au-delà d’un effet de mode, on assiste à un phénomène de « psychologisation des conduites »227, inspiré des sciences humaines, qui accompagne le développement puis la massification de pratiques hédonistes, orientées vers une communion du corps et de l’esprit, postulant la nécessité d’un retour sur soi dans une société de plus en plus stressante et industrialisée. Ces nouveaux usages corporels accompagnent une reconfiguration des normes de comportements sociaux, qui s’étendent aux dimensions sexuelles et médicales228, notamment révélées par les mouvements contestataires de la fin des années 1960 en France.

       

224

Jean-Paul Broustet, op. cit. 225

Georges Vigarello, Les vertiges de l’intime, art. cit., pp. 68-78. 226

Ibid., p. 68. 227

Yves Travaillot, Pierre-Alban Lebecq, Yves Morales, et Jean Saint-Martin, Gymnastique Volontaire et

pratiques d’entretien physique. Fragments d’histoire culturelle d’une fédération sportive française (1970 à 1985), Revue Modern and Contemporary France, vol. 14, 2006, pp. 481-497.

228

Sans chercher à évoquer davantage les effets des évènements de 1968 dans le domaine des pratiques corporelles, il nous semble utile de souligner une tendance générale qui émerge dans les années 1960, s’amplifie avec les mouvements de Mai 1968, pour déboucher au début des années 1970 sur un courant revendicatif fort en matière de libération des corps que Jean Maisonneuve énonce en 1976 sous le néologisme de « corporéisme »229. Cet élan critique à propos des contraintes sociales et normes imposées par la société, déjà largement analysé230, nous intéresse par son impact sur la redéfinition ou la reconfiguration des conceptions de la médecine et de la médicalisation au cours de la seconde moitié du XXème siècle.

D’une manière générale, le rapport d’autorité, et plus généralement l’emprise politique sur le corps individuel, sont contestés231 dans la France des années 1960. Relayée par des pamphlets révolutionnaires populaires ou philosophiques, toute forme abusive de « normalisation », de « contrôle social » et de pouvoir sur le corps est critiquée. Ces idées aboutissent même à des actions militantes orientées vers la défense des droits individuels et ne sont pas sans lien, par exemple, avec des actions en faveur des prisonniers, grâce à l’acharnement du Groupe d’Information sur les Prisons232 mené notamment par Michel Foucault. Ces réflexions, en connexion avec ses travaux sur le pouvoir disciplinaire233 permettent de questionner la période consécutive à Mai 68 sous l’angle de la normalisation des conduites, de la déshumanisation et du néo gouvernement des corps234.

Dans ce paysage intellectuel, donnant une plus grande place à la démarche critique, où la question du contrôle du corps devient aussi psychique que matérielle, la

« désincorporation des interdits les plus pesants »235 favorise un ensemble de pratiques        

229

Jean Maisonneuve, Le corps et le corporéisme aujourd’hui, Revue Française de Sociologie, Vol. 17, n°4, 1976, pp. 551-571.

230

Voir à ce propos les ouvrages d’Alain Touraine, Le mouvement de mai ou le communisme utopique, Paris, Seuil, 1968 ; ou Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68. Une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008.

231

Ce passage est inspiré du travail d’Edgard Morin, Claude Lefort, et Cornelius Castoriadis, Mai 68. La brèche

suivi de Vingt ans après, Paris, Fayard, 2008. Et notamment le chapitre 2 : Le désordre nouveau.

232

Groupe d’Information sur les Prisons. Voir à ce sujet la thèse d’Audrey Kiéfer, Michel Foucault : le GIP,

l’histoire et l’action, Thèse de philosophie sous la direction de François Delaporte soutenue en novembre 2006 à

l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens. Résumé publié : « Dans cette thèse, nous montrons que ce

diagnostic porté sur les prisons et leur histoire relève d’une résistance « par logique ». Il exprime également un acte de courage qui, face au pouvoir de normalisation et d’individualisation « descendante », devient un art de l’« inservitude volontaire ». Autrement dit : les actions de Foucault au sein du GIP, comme ses recherches historico-philosophiques sur la pénalité, participent de cet êthos selon lequel « contredire est un devoir ».

233

Michel Foucault, Surveiller et punir... op. cit. ; Voir aussi Michèle Perrot (dir.), L’impossible prison, Paris, Seuil, 1980.

234

Didier Fassin, et Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Editions de l’EHESS, Coll. « Cas de figure », 2004.

235

Philippe Artières, et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68, une histoire collective [1962-1981], Paris, La découverte, 2008, p. 621.

corporelles alternatives et nouvelles. Les années 1970 sont ainsi marquées par un courant fort et largement diffusé dans la société, mettant en avant l’importance d’une communion entre le corps et l’esprit. Ce mouvement traduit l’émergence d’une contre-culture davantage centrée sur le ressenti et les nouvelles expériences corporelles que sur la compétition et la spécialisation technique qu’elle impose236. L’écho est d’ailleurs retentissant dans le monde médical qui s’interroge sur la dimension moraliste de l’éducation sanitaire. Il existe notamment des problèmes de priorité dans les politiques de santé prenant insuffisamment en compte les différences sociales : « inadéquation entre l’organisation du système de soins et

les enjeux pour la santé des populations : la multiplication du nombre de médecins et de structures hospitalières ne garantit pas une meilleure qualité de vie, non plus qu’une diminution des inégalités sociales de santé »237. C’est une recherche démesurée des technologies de pointe et des avancées théoriques qui est reprochée à l’organisation médicale, délaissant le côté humaniste de la médecine, contribuant à dégrader la relation médecin- patient, celle-là même qui faisait les beaux jours des « médecins de famille » aux XVIIIème et XIXème siècles238. Cette contestation du pouvoir se traduit dans le champ médical par une mise à l’index de la « déshumanisation »239 croissante des structures et des relations, comme l’illustre parfaitement cet extrait de Philippe Lecorps :

« Le patient n’est-il pas à l’image du « nègre » dans la « communauté blanche », qu’évoquait Hannah Arendt, et qui de ce fait perd tous ses droits et dont tous les actes « sont alors interprétés comme les conséquences nécessaires de certaines qualités nègres » Le patient est soumis, nu, à la violence de la médecine, à celle des examens plus ou moins invasifs, aux logiques de soins parfois indéchiffrables, aux horaires et aux rythmes institutionnels, quand ce n’est pas aux attentions bêtifiantes : « on a bien dormi ? », « on n’a pas tout mangé ? », à l’anonymat, à la perte de l’identité au profit de l’étiquetage clinique. Démuni, il ne lui resterait plus qu’à endurer. »240

       

236

Georges Vigarello, S’entraîner, dans Jean-Jacques Courtine (dir.), op. cit., pp. 163-197. (Et plus particulièrement la partie III : Entre « tonus » et corps « intime », pp. 184-197).

237

Luc Berlivet, De l'éducation sanitaire à la promotion de la santé... art. cit., p. 247. 238

Jacques Léonard, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, op. cit. ; Voir aussi Jacques Léonard, La

France médicale au XIXème siècle, Paris, Gallimard, 1978.

239

Luc Berlivet, De l’éducation sanitaire à la promotion de la santé... art. cit., p. 247. 240

Philippe Lecorps, Education du patient : penser le patient comme « sujet » éducable ? Pédagogie Médicale, Mai 2004, Volume 5, n° 2, p.84.

De nombreux ouvrages à dimension historique, sur la critique de « la fin de la

médecine à visage humain »241 ou de la recherche incessante de « la santé parfaite »242 au détriment des attentes du public, ont cherché à reconstruire les fondements de cette nébuleuse contestataire. L’idée d’une « médecine coercitive »243 basée sur un « culte du style de vie »244 contraignant, corrélé au culte du progrès y est fortement mise en évidence. Les limites de la course aux progrès curatifs se révèlent, d’un point de vue épidémiologique, dans le courant des années 1960 : stagnation de certains types de mortalité, apparition de nouvelles pathologies incurables, développement des maladies nosocomiales… De nombreux faits plaident pour une meilleure éducation des individus et une prévention accrue contre certains comportements jugés pathogènes : « Contre l’Etat, l’action préventive doit se substituer à

l’action curative […] L’heure est à la généralisation d’un regard préventif » 245. La controverse sur le caractère iatrogène de la médecine apparaît, notamment, dans les textes revendicatifs d’Ivan Illich. A travers sa théorie de la « Némésis médicale »246, il reprend à son compte les principales influences post soixante-huitardes, pour décortiquer l’emprise de certaines formes de pouvoir et de contrôle sur le corps via l’institution sanitaire. Face à une

« médicalisation du budget » qui fait que « l’entreprise médicale menace la santé », il faut

selon lui se résoudre à rendre aux individus une forme de pouvoir sur leur corps physique (bios) : « la médicalisation du budget et du PNB, constitue un indicateur global du déclin de

l’autonomie biologique des individus, autonomie qui s’identifie à leur santé »247. Ainsi, face à une médecine qui échappe au contrôle des populations, pour s’en remettre aux décisions d’experts et de politiciens, Illich prône, en précurseur, une avancée vers la promotion de la santé : « La promotion de la santé à travers une réduction progressive des dépenses

médicales et une déprofessionnalisation poussée des soins apparaît encore comme une idée irresponsable ou bizarre. Néanmoins, la raison l’impose »248.

Cette présentation succincte d’un contexte favorable à une forme de libération des corps et à une plus grande importance de la prévention sanitaire au début des années 1970, permet de comprendre le point d’ancrage de l’émergence d’une nouvelle forme d’éducation        

241

Petr Skrabaneck, La fin de la santé à visage humain, Paris, Odile Jacob, 1995. (Edition originale : The Death

of Humane Medicine and the Rise of Coercitive Healthism, The social Affair Units, 1994)

242

Lucien Sfez, La santé parfaite : critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995. 243

Petr Skrabaneck, op. cit. (Et notamment la troisième partie : « une médecine coercitive »). 244

Ibid. (Et notamment la deuxième partie : « le culte du style de vie »). 245

Philippe Artières, et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), op. cit., p. 621. 246

Ivan Illich, Némésis médicale : l'expropriation de la santé, Paris, Seuil, 1975. 247

Ivan Illich, Œuvres complètes. Volume 1, Paris, Fayard, 2005, p. 624 248

pour la santé, qui tire les conséquences des limites d’une médecine élitiste et technologique. Cette montée de discours favorables à la prévention va trouver un écho positif dans les campagnes menées par les institutions sanitaires dont le CFES est le principal moteur. Dans le courant des années 1970, les mesures éducatives favorables à l’hygiène vont concerner davantage les individus, en visant leur autonomisation et en cherchant à leur donner un peu plus de pouvoir sur leurs destinée sanitaire.

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