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L’émergence de la prévention : une historiographie des campagnes sanitaires avant 1950

 3 Repères et approches méthodologiques

Prévention 20 1979-1984 12 min Post-

4.  Contextualisation avant 1960

4.2.  L’émergence de la prévention : une historiographie des campagnes sanitaires avant 1950

Notre travail et notre cadrage théorique nous amènent à faire un postulat selon lequel les grandes mobilisations du XIXème siècle, que nous considérons comme des « croisades » hygiénistes, constituent un préambule aux campagnes modernes de la seconde partie du XXème siècle et méritent donc le détour de l’analyse. Cette hypothèse nous amène à définir, dans la partie suivante, la manière dont on peut analyser ces formes d’engagements, de croisades, de mobilisations relevant de l’intérêt général…

4.2.1. Les prosélytes de l’hygiène et les croisades sanitaires 

La naissance d’actions collectives propices à l’hygiène sociale remonte au début du XIXème siècle et se massifie tout au long de ce siècle, lorsque des groupes se constituent en vue de lutter contre un « fléau social »165 (exemple de l’alcoolisme166, les maladies vénériennes167 ou encore la tuberculose168) ou une attitude qui leur semble néfaste et directement imputable. A ce titre, retenons l’exemple de la lutte contre la prostitution et les maisons closes à la fin du XIXème siècle169, comme illustration d’une mobilisation collective morale.

       

164

Voir notamment Claudine Herzlich, et Janine Pierret, Malades d'hier malades d'aujourd'hui : de la mort

collective au devoir de guérison, Paris, Payot, Coll. « Médecine et sociétés », 1984.

165

Entre autres, cf. Patrice Pinell, Naissance d'un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-

1940), Paris, Métaillé, 1992.

166

Cf. Joseph Gusfield, Symbolic crusade. Status politics and the American Temperance Movement, University of Illinois Press, 1963 ; Bertrand Dargelos, Une spécialisation impossible. L’émergence et les limites de la

médicalisation de la lutte antialcoolique en France (1850-1940), Actes de la recherche en sciences sociales,

n°156-157, mars 2005, pp. 52-71 ; Antoine Radel, Institutionnalisation de la lutte antialcoolique à Toulouse

sous la Troisième République (1873-1914) : Hygiène, contrôle social et processus de réaffiliation. Mémoire de

Master 2 Recherche, Toulouse, 2007, Laboratoire SOI. 167

Alain Corbin, Le péril vénérien au début du siècle, prophylaxie sanitaire et prophylaxie morale, Recherches, n°29, 1977, pp. 245-283.

168

Jean-Antoine Villemin, Études sur la tuberculose : preuves rationnelles et expérimentales de sa spécificité et

de son inoculabilité, Paris, J.- B. Baillière et fils, 1868.

169

Historiciser et expliquer les fondements des actions ou mobilisations sanitaires apparait comme une étape importante. Cependant, les autres formes de mobilisations sociales ou scientifiques, privées ou publiques, individuelles ou associatives, s’inscrivent dans une généalogie de longue durée. En se référant à Lilian Mathieu, on voit que les « croisades » sont nommées ainsi notamment par leur côté conquérant ; ces initiatives se caractérisent par une volonté de changer un comportement jugé malsain ou d’imposer un comportement considéré comme juste170. Cette résolution d’une minorité influente (pouvant être assimilée à des « apôtres ») consistant à imposer des idées sur une masse populaire qui sort du droit chemin (les « pécheurs »), entretient une vision moralisatrice et une tradition prohibitive.

Dans cette dimension, pouvant relever d’une forme de « pèlerinage », l’idée de lutte autour d’un enjeu précis, entretient l’imaginaire du conflit de représentations ou de l’acculturation permanente. Ce type de revendication n’est pas le seul fait de groupes sociaux conservateurs, soucieux de rendre homogènes les logiques sociales171. Ces prosélytes cherchent à rompre avec des habitudes anciennes, par la diffusion de nouvelles normes. C’est en ce sens que nous parlons de « croisades morales ». En rejoignant les travaux de Becker, nous considérons que l’imposition de normes à un groupe ou une population peut être considérée comme une entreprise de morale. Devient alors « entrepreneur de morale »172, un groupe ou une institution qui tend à diffuser et imposer un corpus de normes, amenant par la même occasion un processus « d’étiquetage »173 qui réifie et labellise le déviant, et donc matérialise une représentation du pathologique174.

Vers la fin du XIXème siècle, dans la IIIème République naissante, le mouvement prophylactique bat son plein. Face aux limites qu’elle affiche dans le combat des grandes épidémies (choléra 1832, tuberculose) l’hygiène du milieu, ou l’hygiène des lieux175 se voit relayée par l’hygiène du comportement, véritable code de conduite des attitudes à proscrire. L’hygiène publique se fait salut social 176. Emerge alors le statut de l’hygiéniste177 « moderne ». Certains précurseurs – la plupart du temps médecins – se font alors « apôtres »        

170

Lilian Mathieu, Repères pour une sociologie des croisades morales, Déviance et Société, Vol. 29, n°1, 2005, pp. 3-12.

171

Ibid., p. 5. 172

Howard S. Becker, op. cit. 173

Ibid. 174

Georges Canguilhem, op. cit., pp. : 155-169. 175

Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé, op. cit., p. 251. 176

Jacques Léonard, La France médicale au XIXème siècle, op. cit. 177

Olivier Faure, Hygiène, hygiénisme et santé publique en France, XIXème-XXème siècle, dans Didier Nourrisson (dir.), Éducation à la santé XIXe-XXe siècle, Rennes, Éditions de l’École nationale de la santé

de l’hygiène. On peut prendre l’exemple particulier du Dr Tissié, qui milite pour le développement de l’éducation physique scolaire par une législation adaptée, et réclame l’investissement massif de l’Etat dans cette croisade178.

Essentiellement soutenus par des œuvres privées, les groupements hygiénistes179 vont militer pour la construction d’une véritable politique de santé publique, et montrer aux institutions publiques le véritable intérêt national d’un soutien étatique180.

4.2.2. De la mobilisation privée à la mobilisation publique 

Une différence entre les croisades hygiénistes avant la seconde guerre mondiale et les croisades hygiénistes modernes, post 1960, réside dans leurs modes de financements. Comme nous l’avons déjà évoqué, les pouvoirs publics investissent davantage en faveur du curatif. Certes, à partir de la loi de 1902181, la santé publique entrevoit un espoir de développement organisé, rapidement anéanti par une recherche médicale considérée alors comme plus efficace et prioritaire. Le développement des sciences et des techniques a donc occulté une conception hygiéniste de la santé.

Lorsque les institutions de santé publique, au début du XXème siècle, se sont mobilisées sur certains domaines préventifs, cela s’est réduit au cadre des maladies épidémiques et en relation avec la baisse de la mortalité infantile. Protection des nourrissons, suivi des enfants d’âge scolaire, amélioration des conditions d’accouchement… partout le souci populationniste et le spectre de la dégénérescence focalisent l’attention de l’Etat et impliquent des mesures sensibles à la protection de l’enfance182 et la résorption des grandes épidémies183. Ce constat général nous permet de souligner un investissement sélectif des pouvoirs publics. Ainsi, les questions de la prévention de la sédentarité, ou de la tuberculose,

       

178

Jean Saint-Martin, Yves Travaillot, Pierre-Alban Lebecq, et Yves Morales (dir.), L'œuvre du Dr Philippe

Tissié : une croisade sociale en faveur de l’éducation physique (1888-1914), Bordeaux, Presses Universitaires de

Bordeaux, 2012. 179

François Baudier, et Laurence Tondeur, Le développement de l'éducation pour la santé en France : aperçu

historique, Actualité et dossier en santé publique, n° 16, septembre 1996, pp. III-VI.

180

Olivier Faure, op. cit. 181

Loi du 15 février 1902, relative à la protection de la santé publique. 182

Olivier Faure, op. cit., pp. 26- 27. 183

Période de création de nombreux dispensaires antivénériens et antituberculeux, organisation d’un réseau institutionnel d’inspection sanitaire et de déclaration des maladies transmissibles.

ou encore le tabac184 sont délaissées. Certains thèmes – aujourd’hui véritables causes nationales – suscitent peu d’intérêt de la part des structures de santé publique durant la première partie du XXème siècle. Ils ont engagé certaines mobilisations grâce à des groupements privés, sous l’impulsion de personnages emblématiques, médecins hygiénistes pour la plupart. C’est le cas de la tuberculose. Dès le XIXème siècle, entre autres grâce aux travaux de Laennec, on connaissait la phtisie comme une maladie infectieuse, qui n’a pourtant guère suscité de mesures prophylactiques185. A titre d’exemple, on a pu noter en 1891 la création de la Ligue nationale contre la tuberculose ou l’introduction de services d’hygiène municipaux à Paris, même si les pouvoirs publics n’avaient que modérément soutenu ces initiatives186. Autre exemple déjà évoqué, celui de la fondation Rockefeller, qui a largement participé à la diffusion de valeurs préventives et à l’éducation sanitaire187. Non pas que les pouvoirs publics se désintéressent de l’éducation sanitaire et la propagande morale, mais ils se contentent d’apporter un « appui » timide aux organisations qui tentent de les développer188. La participation de l’Etat est donc limitée. Selon Laurence Tondeur, seules certaines corporations s’investissent : « Syndicats ouvriers, instituteurs et philanthropes furent les

sympathisants et les défenseurs de l’hygiénisme au XIXe siècle, rejoints par quelques médecins au siècle suivant »189. Si leurs moyens sont limités, leur persévérance les amène à

développer de nouveaux outils. Qu’il s’agisse de la Société française de tempérance, du Comité national de l’enfance, ou de la Ligue nationale française contre le péril vénérien, les groupements associatifs fleurissent et se dotent d’organes de diffusion appropriés : des tracts, des journaux (la Tempérance190, l’Etoile bleue191), mais aussi un peu plus tard des films cinématographiques192 (Cinémathèque de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge193).

       

184

Didier Nourrisson, Naissance du tabagisme, dans Didier Nourrisson (dir.), Éducation à la santé XIXe-

XXe siècle, Rennes, Éditions de l’ENSP, 2002b, pp. 31-42. 185

Jean-François Picard, La fondation Rockefeller et la recherche médicale, Paris, PUF, 1999, p. 64. 186

Ibid. 187

Ibid. : « Dès 1921, la Fondation décide de fournir une subvention annuelle de 75 000 francs à l’Institut

Pasteur en vue de la formation des médecins hygiénistes dont le pays semble cruellement manquer ».

188

Lucien Viborel, La technique moderne de la propagande d’hygiène sociale, Paris, Editions de « la vie saine », 1930, pp. 408-410.

189

Laurence Tondeur, Contribution pour une efficience de l'éducation pour la santé : le cas du comité français

d'éducation pour la santé, Mémoire de DESS de Communication politique et sociale, 1994, p. 6.

190

Journal publié par la Société Française de tempérance (1880-1905) 191

Journal publié par la Ligue nationale contre l’alcoolisme (1905-1950) 192

Lucien Viborel, La technique moderne..., op. cit., pp. 410-411. 193

La Ligue des sociétés de la Croix-Rouge se dote, dès sa création en 1919, de son propre service cinématographique.

On peut modérer la désorganisation apparente des mouvements d’hygiène sociale et de prophylaxie. En effet, différentes structures vont être créées pour tenter d’organiser ce champ. Dès 1929, le Parti Social de la Santé Publique remplace l’Office National d’Hygiène Sociale, dont la mission de fédérer les initiatives privées avait échouée. Le président de ce parti apolitique, Justin Godart, ancien Ministre du travail et de l’hygiène194, avoue les difficultés de l’Etat à investir dans l’hygiène sociale :

« Comme vous, devait-il déclarer en 1928, j’ai été déçu de l’impuissance [des pouvoirs publics] à combattre les ravages causés par les différents fléaux sociaux. Je

peux même dire que je l’ai été plus que vous, car j’ai éprouvé les difficultés qui vous ont été révélées. Ministre de l’Hygiène, je peux dire que je l’étais par surcroît ; c’était surtout le ministère du Travail dont j’avais la charge et on y avait adjoint, par une déplorable mesure de suppression, les débris du ministère de l’Hygiène. […] Rappellerai-je les difficultés auxquelles se heurte toute entreprise d’hygiène sociale par suite de défaut de crédits ? Le ministère de l’Hygiène est lamentablement pourvu. Après avoir constaté combien pauvrement était doté mon budget, je me suis efforcé de coordonner les admirables efforts faits par les initiatives privées pour lutter contre les fléaux sociaux »195.

Ce groupement, composé des représentants des principales associations et sociétés de prophylaxie françaises196, amène donc un nouvel espoir d’unification des politiques de santé publique, comptant profiter, à l’aube des années 1930, de l’appui politique de son fondateur. Sa devise : « Pour la santé par l’hygiène et par la médecine préventive ».

Ces quelques éléments montrent combien les gouvernements successifs ont été peu préoccupés par ces premières campagnes. Comme le confirme Etienne Berthet197, lui-même

       

194

Ministre du travail et de l’hygiène de l’Assistance et de la Prévoyance sociales (juin 1924-avril 1925). 195

Vincent Viet, Entre prévention et engagement politique : le Parti social de la santé publique (1929-1939), Actes du colloque sur l’histoire de la protection sociale, 132ème Congrès national des Sociétés Historiques et scientifiques « Images et Imagerie », AEHSS, 2008, pp. 3-4.

196

Le comité directeur du Parti est composé de : La Ligue française contre le cancer (Président : Godart), La

Ligue française contre le péril vénérien (Sicard de Plauzoles), La Ligue nationale contre l’alcoolisme (Riémain), L’Hygiène par l’exemple (Marchoux), la Mutualité maternelle (Devraigne), La Société française d’eugénique

(Schreiber), Le Comité national de défense contre la tuberculose (Brouardel), La Ligue d’hygiène mentale (Toulouse).

197

En 1946, E. Berthet est directeur du centre interdépartemental d’éducation sanitaire de Grenoble, directeur de l’enseignement de la Croix-Rouge, et Vice-Président du comité départemental de vente du Timbre

investit dans l’éducation sanitaire d’après-guerre, « c’est à la persévérance et au dynamisme

de quelques personnalités qu’elle a pu se maintenir et se développer dans notre pays où elle a longtemps été considérée comme un aspect mineur de la Santé Publique »198. Les priorités clairement affichées par la IIIème puis la IVème République n’étaient clairement pas les mêmes que celles des médecins favorables à l’hygiène sociale et investis dans des mouvements revendicatifs. En témoigne le faible intérêt porté à la pratique physique et au développement des exercices corporels dans la première partie du XXème siècle.

4.3. L’institutionnalisation et le développement de l’éducation sanitaire 

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