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Un impératif prévalant sur l’ensemble des libertés

b) Des pouvoirs d’intervention renforcés par une définition prétorienne extensive de la mesure individuelle de police sanitaire

A.- L A LIMITATION DES LIBERTÉS PAR L ’ ORDRE PUBLIC SANITAIRE

1) Un impératif prévalant sur l’ensemble des libertés

148 Il ne s’agit pas ici d’effectuer un recensement des libertés susceptibles d’être

restreintes pour des motifs tirés de la santé publique, démarche qui n’aiderait guère à la compréhension de l’ordre public sanitaire. On ne peut en effet que constater le caractère obsolète de la présentation des pouvoirs de l’administration dans le maintien de l’ordre public sous l’angle des libertés. D’une part, le maintien de l’ordre en général et la sauvegarde de la santé publique en particulier n’exigent pas forcément la limitation d’une liberté et/ou l’usage de la prescription unilatérale4. D’autre part, si l’état ancien du droit a justifié certaines distinctions entre les libertés auxquelles les mesures de police portaient 1Conseil d’État,Rapport public 1999,op. cit., p. 290

2Cf.supranos90 s.

3 V. en ce sens, J.-M. AUBY, La légitimité de l’intervention publique, A.J.D.A. 1995, dossier spéc. « L’intervention publique dans le domaine de la santé »,op. cit., p. 591 et J.-M. LEMOYNE DEFORGES, Le droit des politiques publiques de protection sanitaire, Rapport de synthèse du colloque de l’A.F.D.S. du 17 mars 2005 : « La Protection de la santé publique »,R.G.D.M.2005, n° spéc., p. 131.

atteinte, les évolutions du droit «sont telles qu’actuellement, comme le soulignait René CHAPUS,les exigences jurisprudentielles ne sont que faiblement différenciées en fonction des libertés»1. Ce qui ressort avant tout du droit contemporain, c’est qu’aucun droit ni aucune liberté, fût-elle fondamentale, ne sauraient être définis de manière absolue. Qu’une liberté soit ou non consacrée par le droit positif, et quel que soit alors son rang dans la hiérarchie des normes, il est toujours possible de la restreindre, notamment pour des motifs tirés de la santé publique, dès lors que son exercice incontrôlé risquerait de compromettre le bon ordre2.

149 Il faut toutefois convenir que si l’ordre public sanitaire peut justifier la restriction de n’importe quelle liberté, chacune d’entre elles ne présente pas la même perméabilité à

ses exigences. Avant même l’institution du référé-liberté3, le Conseil d’État a

progressivement été amené à élaborer une sorte «d’échelle»4ou de «hiérarchie»5 des droits et des libertés, au sommet de laquelle se situent la liberté individuelle et les droits fondamentaux de la personne, tels que le droit au respect de la dignité de la personne humaine et le droit au respect de l’intégrité physique qui lui est intimement lié. Ces droits

qui bénéficient d’un statut extrêmement protecteur6, au point d’intégrer eux-mêmes

l’ordre public7, échappent en principe à l’emprise directe de l’administration qui ne peut normalement y porter atteinte sans y avoir été expressément autorisée par le législateur8.

1R. CHAPUS,Droit administratif général, op. cit., t. 1, n° 936, p. 717.

2Ce principe a été très clairement rappelé par le juge du référé-liberté du Conseil d’État le 25 avril 2002 à propos de la liberté d’entreprendre (Soc. Saria Industries, préc. : «Si la liberté d’entreprendre est une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du C.J.A., cette liberté s’entend de celle d’exercer une activité économique dans le respect de la législation et de la réglemen-tation en vigueur et conformément aux prescriptions qui lui sont légalement imposées, tout spéciale-ment lorsqu’elles poursuivent une exigence aussi impérieuse que la protection de la santé publique»).

Cf. également sur les limites sanitaires à la libre disposition de ses biens par un propriétaire : C.E., ord., 1erjuin 2001,Ploquin, n° 234321,Rec. tables, p. 831 ;R.D.rur. 2001, p. 320 et p. 563. Dans le même sens : C.J.C.E., 10 juill. 2003,Booker Aquaculture LtdetHydro Seafood GSP Ltd/The Scottish Ministers, aff. C-20/00 et C-64/00,Rec. 2003, p. I-7411 ;Gaz. Pal.des 11-12 juin 2004, p. 4 ;1er

avr. 2004,Bellio F.,aff. C-286/02,J.O.U.E. du 30 avr.,Europe 2004, inf. 237 et12 janv. 2006,

Agraproduktion Staebelow GmBh Landrat des Land Kreises Bad Doberan, aff. C-504/04, Europe

2004, p. 14, note MEISSE (l’obligation communautaire d’abattre la cohorte de naissance à laquelle appartient un bovin infecté par l’E.S.B. est conforme au principe de proportionnalité). V. encore la jurisprudence de la C.E.D.H. citéesupran° 26 et l’étude de Mme MEYER-HEINE, La liberté de pensée, de conscience et de religion et la protection de la santé : deux aspects de la dignité de la personne protégés par le droit européen et parfois contradictoires,op. cit., p. 301-315.

3L. n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, préc.

4R. DRAGO, Les atteintes à l’ordre public,L’ordre public,op. cit., p. 48.

5 Y. MADIOT, Droits de l’Homme, 2e éd., Paris, Masson, 1991, coll. Droit Sciences Économiques, p. 165.

6Sur la valeur et le caractère de liberté fondamentale du droit à l’intégrité physique et au consen-tement aux soins : C.C. n° 94-343et n° 94-344 DC du 27 juill. 1994, préc. ; C.E., ord., 16 août 2002,

Mme Valérie Feuillatey, préc. et ord., 8 sept. 2005,Garde des Sceaux – Min. de la Justice c. M. Brunet, préc.Cf. infran° 680.

7Outre l’art. 16-9 C. civ.,cf. notamment C.E., Ass., 27 oct. 1995,Cne de Morsang-sur-OrgeetVille d’Aix-en-Provence(2 esp.), préc. qui fait du respect de la dignité de la personne humaine un élément de l’ordre public (pour d’autres exemples,cf. supranos21 à 24).

8Cf. également Cass. crim., 1erfévr. 1956,Mlle Flavien,D.1956, p. 365 qui rappelle le principe selon lequel «le législateur peut seul, en France, porter atteinte à la liberté de l’individu».

La Haute juridiction administrative fait preuve à cet égard d’une vigilance remarquable qu’illustre en particulier sa jurisprudence en matière de vaccinations obligatoires1. Soucieux de ne pas permettre à l’administration d’instituer proprio motuun régime plus restrictif que celui prévu par la loi, le juge administratif sanctionne toute décision administrative ayant, de jure ou de facto, pour effet d’étendre les obligations personnelles édictées par la loi dans l’intérêt de la santé publique. Est donc entaché d’illégalité l’arrêté du président d’un Conseil général décidant, sans y avoir été habilité par un texte, que les enfants accueillis dans les crèches doivent recevoir les vaccinations contre la coqueluche et la rougeole qui ne sont pas rendues obligatoires par le législateur2. législateur2. La même solution est retenue s’agissant d’un arrêté ministériel soumettant les forestiers auxiliaires aux vaccinations antityphoïdique et anti-hépatique B3.

150 Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer le caractère absolu de ces droits. L’ordre

public sanitaire, qui prime tout, peut justifier leur restriction. La création d’un dispositif coercitif attentatoire aux droits de la personne humaine s’avère parfois nécessaire à la protection de la collectivité4. Outre la vaccination obligatoire, les dispositifs relatifs à la prophylaxie de certaines maladies peuvent emporter de sérieuses atteintes aux droits de la personne5. On peut prendre l’exemple de la police des maladies vénériennes6 qui, bien que non reprise par le nouveau Code de la santé publique, n’a pas été formellement abrogée. Son dispositif comprend des mécanismes particulièrement contraignants pour le malade ou le malade présumé : déclaration obligatoire de la maladie7et signalement de la

1 Il convient ici de réserver un sort particulier à l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État,A.L.I.S., en date du 3 mars 2004 par lequel la Haute juridiction administrative a considéré que le ministre de la Défense peut compétemment instituer des obligations vaccinales spécifiques aux militaires en marge de celles qui ont été expressément prévues par le législateur (n° 222918, Rec. p. 112 ; D. 2004, p. 1257, note RITLENG;R.F.D.A2004, p. 581, concl. G. LECHÂTELIER;A.J.D.A.2004, p. 971, chron. F. DONNATet D. CASAS;R.D.S.S.2004, p. 608, note M. DEGUERGUE). Bien qu’elle rompe avec la juris-prudence établie en ce domaine, cette décision n’a pas pour effet d’étendre les pouvoirs de l’administration dans le maintien de l’ordre public sanitaire. D’une part, il faut observer que le rai-sonnement du Conseil d’État exclut toute préoccupation relative à la santé publique. C’est, en l’espèce, les exigences spécifiques de la sûreté qui fondent la compétence réglementaire du ministre. D’autre part, la portée de cette décision doit être circonscrite en ce que, comme le relèvent M. DONNATet M. CASAS, «elle ne peut valoir que pour les personnels militaires et ne saurait aucune-ment constituer l’amorce d’une conception nouvelle du pouvoir régleaucune-mentaire des ministres» (Le pou-voir réglementaire « autonome » du ministre de la Défense,A.J.D.A.2004, p. 973).

2C.E., 29 juill. 1994,Courty, n° 102334,Rec.p. 369 ;R.D.S.S.1995, p. 283, note J.-S. CAYLA;J.C.P.

1994, IV, 2335, obs. M.-C. ROUAULT.

3C.E., 15 nov. 1996,A.L.I.S., n° 172806,Rec.p. 454 ;R.D.S.S.1997, p. 247, comm. J.-S. CAYLA.Cf. également T.A. de Grenoble, 20 janv. 1965, Dubois, Rec. tables p. 888 ; D. 1965, Somm., p. 85 ;

J.C.P.1965, II, 14239, note M. RAVAT(annulation de la décision d’un inspecteur d’Académie excluant des enfants n’ayant pas subi la vaccination par B.C.G d’une école maternelle dès lors qu’un certificat de contre-indication générale a été présenté par les parents, cette exclusion revenant à alourdir les obligations faites par la loi).

4Ce qu’a notamment rappelé le Conseil d’État dans son arrêtA.L.I.S.du 26 nov. 2001, préc.

5Sur le dispositif actuel de lutte contre les « menaces sanitaires graves », v.infranos273 et 636.

6 Titre II du Livre IV relatif aux fléaux sociaux de l’ancien C.S.P. (non repris). Selon la définition proposée par l’ancien art. L. 254, «on entend par maladie vénérienne […] : la syphilis, la gonococcie, la chancrelle et la maladie de Nicolas-Favre». Pour l’examen détaillé de ce dispositif,cf.J.-S. CAYLA, Les maladies transmissibles par contact sexuel,R.D.S.S.1993, n° 29, p. 27-32.

la personne1à l’autorité sanitaire, examens médicaux obligatoires2et obligations de soins3 soins3pouvant conduire, en cas de refus, à une hospitalisation forcée4. L’autorité sanitaire sanitaire peut également ordonner l’arrêt de travail du malade qui, en cas de résistance, peut encore faire l’objet d’une hospitalisation d’office5. Celui-ci peut enfin être soumis à une surveillance médicale obligatoire après sa sortie de l’hôpital6. Ce régime très brutal, et peu appliqué en pratique, traite les malades comme de véritables délinquants sanitaires et porte d’importantes restrictions à nombre de leurs droits. De semblables prescriptions ne peuvent toutefois résulter que de la volonté du législateur qui est exclusivement compétent pour en établir la nécessité.

Il faut en outre noter le pragmatisme du juge qui n’a, à aucun moment, nié l’importance de la sauvegarde de la santé publique. Il a, par exemple, été jugé que les chefs d’établissements scolaires et les autorités académiques peuvent légalement étendre les obligations vaccinales subordonnant le droit de fréquentation scolaire des enfants pour accorder ou refuser l’inscription de ceux-ci à une classe de neige7. Par ailleurs, le juge n’hésite pas à faire une lecture extensive de la loi imposant une obligation vaccinale en admettant la légalité des innovations indispensables à son effectivité8. Par un arrêt d’Assemblée du 12 décembre 1953, le Conseil d’État a ainsi considéré que le décret pris pour l’application de la loi du 5 janvier 1950 imposant la vaccination antituberculeuse

1Les déclarations peuvent être nominales si le médecin estime que le malade, du fait de sa profes-sion ou de sa conduite, fait courir un risque grave de contagion aux tiers (art. L. 259 al. 2 C.S.P. non repris). Soulignons que le tribunal correctionnel de la Seine, sans doute pour éviter la réserve des médecins, a décidé qu’un praticien ayant de bonne foi envoyé à l’autorité sanitaire départementale une fiche concernant une personne présumée atteinte d’une de ces maladies ne pouvait être pour-suivi pour injures (Trib. corr. de la Seine, 12 janv. 1944,D.A.1944, n° 55).

2Toute personne contre laquelle «existent des présomptions précises, graves et concordantes» d’avoir transmis l’une de ces maladies à un ou plusieurs tiers peut se voir enjoindre, par décision motivée de l’autorité sanitaire, de subir un ou plusieurs examens médicaux et, le cas échéant, y être contrainte par la force publique (art. L. 261 C.S.P. non repris). Une telle présomption peut résulter de la décla-ration d’une personne contaminée à son médecin qui doit alors transmettre les renseignements à l’autorité sanitaire (art. L. 262 non repris), toute dénonciation calomnieuse étant néanmoins sanc-tionnée (art. L. 289 non repris). Une interprétation erronée par l’administration des renseignements fournis et l’absence de « présomptions graves et précises » justifiant son action engagent sa respon-sabilité sur la base de la faute simple : C.E., Sect., 5 juill. 1957, Dép. de la Sarthe c. Delle Artus, n° 33.519,Rec.p. 454 ;D.1958, p. 188, note Ch. BLAËVOËT;A.J.D.A.1957, p. 395, note J. FOURNIER

et G. BRAIBANT.

3Art. L. 255 et L. 273 C.S.P. non repris.

4Art. L. 275 C.S.P. non repris.

5Art. L. 277 C.S.P. non repris.

6Art. L. 281 C.S.P. non repris. Néanmoins, le fait de maintenir une femme en observation dans un service de vénérologie sans respecter la réglementation applicable aux maladies vénériennes est constitutif d’une séquestration arbitraire : Cass. crim., 12 mars 1959,Bull. crim.n° 175, p. 350.

7Dès lors que le non-départ d’un enfant en classe de neige organisée par une école ne met pas en cause l’accomplissement de l’obligation scolaire, le Conseil d’État estime en effet que la vaccination à laquelle est absolument subordonné ce départ n’étend pas l’obligation faite par la loi et respecte le principe du consentement à l’acte de soins. Est dès lors légal le refus opposé par un inspecteur d’Académie d’accepter le départ d’un élève qui, en raison d’une contre-indication médicale, n’a pas été vacciné contre le tétanos : C.E., Sect., 1eravr. 1977,Épx Deleersnyder, n° 00.941, Rec. p. 173 ;

A.J.D.A.1977, p. 506, concl. J.-M. GALABERT; Rev. adm.1977, n° 178, p. 377, note P. DARCY;D.

1979, p. 466, note J.-Y. PLOUVIN;D.A.1977, n° 150 ;Quot. Jur., 15 avr. 1978, note CASTAGNE.

8 G. PEISER, obs. sous C.E., 16 juin 1967, Ligue nationale pour la liberté des vaccinations,

pouvait légalement porter atteinte à la liberté individuelle et aux droits de la puissance paternelle en prévoyant que la séparation prophylactique des enfants, pourtant non prévue par la loi, pourrait être ordonnée par l’autorité sanitaire, une telle mesure apparaissant comme « indispensable » à la bonne exécution de la loi1.

Le principe demeure donc que la santé publique prime sur tout droit et sur toute liberté. S’il subsiste certaines variations des pouvoirs de l’administration pour instituer un régime restrictif des libertés, ces variations restent sans effet réel sur ce principe. L’exercice d’un droit ou une liberté peut toujours être limité dès lors que la sauvegarde de la santé publique en impose la nécessité2. C’est par ailleurs au regard de ce principe de nécessité que sont définis les modalités de l’encadrement des libertés ainsi que le degré d’atteinte qui leur est portée.

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