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La normalité, référentiel de qualification du trouble sanitaire

LA DIVERSITÉ DES MODALITÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE PUBLIC SANITAIRE

L A DIVERSITÉ MATÉRIELLE DES MESURES DE PROTECTION DE LA SANTÉ PUBLIQUE

B.- U N RISQUE ÉVOLUTIF ET CONTINGENT

2) La normalité, référentiel de qualification du trouble sanitaire

228 Il ne suffit pas qu’un risque ait été identifié pour qu’il soit pris en charge par les

pouvoirs publics. Leur intervention, dans son principe comme dans ses modalités, dépend aussi de l’existence d’une volonté politique. C’est le défaut de cette dernière qui explique, par exemple, que le saturnisme, dont on connaît les dangers et les facteurs d’apparition depuis longtemps, n’ait été que tardivement inclus parmi les troubles sanitaires à l’ordre

public3. Un certain nombre de risques graves pour la santé publique peuvent donc

échapper à l’ordre public sanitaire, même s’ils font par ailleurs l’objet de mesures de prévention. L’inscription d’un risque dans le champ de l’ordre public sanitaire, c’est-à-dire sa qualification comme trouble à l’ordre public, dépend avant tout de son

appréhension par les pouvoirs publics4. En cela, la « normalité » s’impose comme un

référentiel déterminant de l’action publique.

1 Il suffit ici de se reporter au procès, actuellement en cours, des responsables de l’Association France Hypophise à propos des dommages provoqués par certaines hormones de croissance.

2 On pense notamment ici aux questions relatives aux biotechnologies et à la manipulation généti-que.

3Art. 123 modifié de la L. n° 98-657 du 29 juill. 1998 relative à la lutte contre les exclusions, préc. (cf.les art. L. 1334-1 à L. 1334-13 C.S.P.). Un autre exemple, tout à fait significatif, est celui de la lutte contre les intoxications par les poussières d’amiante qui, quoique connues depuis le début du XXesiècle, n’a fait l’objet d’une réglementation préventive qu’en 1977 : v.infran° 477 (note).

4 Sur la question, plus vaste, du processus de définition et d’objectivisation du risque par l’administration publique, cf.C. BACHMANN, R. BACHMANN et S. CATTACIN, L’analyse discursive de la gouvernance des risques, in Risques majeurs : perception, globalisation et management, Actes du 5e

229 Derrière l’idée de nécessité d’ordre public se profile en réalité une double appréciation de la normalité. La première intéresse directement la qualification juridique du trouble ou de la menace de trouble à l’ordre public. Cette qualification résulte en effet de la constatation de l’anormalité d’un comportement ou d’une situation matériellement établis rapportée à une idée prédéfinie de ce qui est normal, c’est-à-dire conforme à l’ordre public. Le trouble à l’ordre public consiste ainsi, selon la formule de M. RIALS, en un «comportement déviant» ou en «une situation ressentie comme peu convenable»1. C’est, en outre, le degré d’anormalité de cette situation ou de ce comportement qui décide de la gravité du trouble à l’ordre public. La normalité intervient de la sorte comme un instrument de mesure et d’évaluation des faits nécessaire à la mise enœuvre de la norme d’ordre public. C’est dès lors par référence à cette idée de la normalité que sont déterminées les exigences concrètes de l’ordre public et, en dernière analyse, la ou les mesures destinées à son maintien.

230 Cette évaluation de la normalité, qui crée in fine les conditions de la nécessité

d’ordre public, induit inévitablement une grande relativité dans l’appréciation de celle-ci.

Elle laisse en effet aux pouvoirs publics comme aux juges «une marge d’appréciation

qui s’accorde de situations très diverses et consent des jugements nuancés»2, dès lors qu’elle oblige à une définition qui, par nature, se révèle être ambiguë et évolutive, relative et contingente.

231 En premier lieu, la définition de la normalité ne bénéficie d’aucune stabilité.

Intervenant comme un instrument de mesure, son appréciation relève d’un exercice constant d’interprétation des faits dont les paramètres et les données varient selon le contexte. Par exemple, ce qui est considéré comme normal en temps de paix ne l’est plus

nécessairement en temps de guerre et inversement3. De même, la définition de la

normalité n’est pas forcément identique aux niveaux national et local. La notion jurisprudentielle de « circonstances locales particulières » exprime notamment cette spécificité locale de la normalité qui permet, le cas échéant, l’aggravation des prescriptions nationales4.

232 En second lieu, la notion n’est pas univoque, mais peut prendre deux sens bien

précis, descriptif ou dogmatique. Au sens descriptif, la normalité tend à rendre compte de « ce qui est » et traduit généralement un comportement ou une situation moyenne.

1S. RIALS,Les standards du juge administratif…,op. cit., p. 106.

2J.-P. COSTA, Le principe de proportionnalité…,op. cit., p. 436.

3 Il existe des pouvoirs de police sanitaire spécifiques aux temps de guerre. Cf. par exemple l’art. L. 3111-8 C.S.P. relatif à la vaccination ou à la revaccination antivariolique et le décr. n° 2003-313 du 3 avr. 2003 déterminant les mesures propres à empêcher la propagation d’une épidémie de va-riole en France,J.O.du 5 avr., p. 6113 ;B.J.S.P. 2003, n° 63, p. 9, comm. P. CHICHÉ.

4D’où l’on a pu déduire la coexistence de deux ordres publics, l’un national, l’autre local. Sur cette idée,cf. J. MOREAU, La police administrative. Introduction générale,Encyclopédie Dalloz, Collectivités locales, t. 2, fasc. 2215, p. 10 et D. MAILLARDDEGRÉES DULOÛ,Police générale, polices spéciales,op. cit., t. 1, p. 59 s.

Dépasse alors les exigences de l’ordre public, toute mesure visant à imposer une obligation sans commune mesure avec la réalité sociale. L’alimentation d’un immeuble

en eau équivaut ainsi en 1885 à «une mesure de commodité et de bien-être pour les

locataires» davantage qu’à une mesure intéressant la salubrité publique1. La notion de circonstances exceptionnelles fait de même essentiellement appel à une définition descriptive de la normalité2. De la sorte, si le juge administratif admet la légalité d’une réglementation du Préfet de police de la Seine qui contrevient aux dispositions de l’article 16 de la loi du 21 juin 1898 relatif aux dangers de divagation de certains animaux, c’est parce qu’il existe une circonstance exceptionnelle révélée par une augmentation anormale des cas de rage constatés à Paris3.

Dans un sens plus dogmatique, la normalité est «doté[e] d’une certaine

transcendance par rapport à ce qui se fait»4 et tend davantage à refléter un comportement ou une situation jugés souhaitables par les pouvoirs publics. L’interdiction de la publicité en faveur du tabac et de l’alcool, les restrictions à la vente de boissons alcoolisées ou l’interdiction de fumer dans les lieux publics fournissent trois exemples de normalité dogmatique faisant prévaloir ce qui devrait être bien davantage que ce qui est5. Il ne s’agit plus seulement d’agir sur une maladie mais sur ses facteurs d’apparition, ce qui suppose de modifier les choses telles qu’elles sont. Cette définition dogmatique de la normalité a souvent prévalu en matière de santé publique, très dépendante du

1 Trib. de simple police de Paris, 7 févr. 1885, préc. Comp. C.E., 20 juin 1934, Soc. lyonnaise des eaux, préc. et – Sect., 28 avr. 1961,Cne de Cormeilles-en-Parisis, préc. («Le maire est, en droit, parce que cela intéresse l’ordre public, de prescrire le rétablissement du branchement de l’eau» qu’un pro-priétaire avait coupé à la suite d’un différend survenu avec la locataire).

2 Sur ce point,cf. L. NIZARD,Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative, Th. Droit, Paris, L.G.D.J., 1962, 282 p. et Fr. SAINT-BONNET, L’État d’exception, Paris, P.U.F., 2001, coll. « Léviathan », 393 p. V. également, Ph. TERNEYRE, Les adaptations aux circonstances du principe de constitutionnalité. Contribution du Conseil constitutionnel à un droit constitutionnel de la néces-sité,R.D.P.1987, n° 3, p. 1489-1515.

3C.E., 19 mars 1920,Société protectrice des animaux,n° 67.069,Rec. p. 290. Dans le même esprit, à propos du ministère de l’Agriculture prévoyant, pour six mois, un ensemble de mesures réglemen-tant la circulation, le transport et l’exposition dans les lieux publics des carnivores domestiques dans les départements de la Dordogne, de la Gironde et de Lot-et-Garonne, alors qu’un chien atteint de la rage avait été introduit illégalement sur le territoire national : C.E., 6 janv. 2006, Fédération canine d’Aquitaine et a., n° 272905,Rec. tables, p. 987 ;A.J.D.A.2006, p. 623 ;R.D. rur. 2006, p. 35, concl. D. CHAUVAUX.Cf.encore C.E., 6 mars 1925,Sieurs Lapp et Bilger, préc. (légalité des dispositions d’un arrêté municipal rendant obligatoire la pasteurisation des laits consommés dans l’agglomération strasbourgeoise et provenant du dehors ou n’étant pas vendus directement par les producteurs à raison des garanties particulières présentée par cette méthode et en vue de conjurer les dangers constatés dans l’agglomération du fait des maladies infantiles).

4S. RIALS,Les standards du juge administratif, op. cit., p. 130, n° 102.

5 L’interdiction de fumer dans les lieux à usage du public cherche, selon le Tribunal de police de Périgueux, à compenser «le manque de respect que tout être humain doit à ses semblables» (26 oct. 1993, extraits cités in A. C. PASCHOUD, L’interdiction de fumer : une règle encore difficile à observer,

Petites affiches1994, n° 9). Cette règle juridique tend avant tout à suppléer aux règles de la courtoi-sie en incarnant «juridiquement la convenance sociale qui présidait autrefois chez les fumeurs, et qui consistait à se retirer au fumoir pour sacrifier au rituel de Nicot» (F. GRAS, Tabagisme actif et passif : la nécessaire conciliation des droits, note sous T.G.I. de Lyon, 21 janv. 1997, Petites affiches1997, n° 18, p.13). Cf.également J.-S. CAYLA, L’interdiction de fumer dans les lieux à usage collectif : le décret du 23 mai 1992, R.D.S.S. 1992, n° 4, p. 597-600. Sur la généralisation de cette interdic-tion par le décr. n° 2006-1386 du 15 nov. 2006 (J.O.du 16 nov., p. 17249) : C.E., 19 mars 2007,

volontarisme politique. On retrouve ici les aspects constructifs de l’ordre public sanitaire visant à créer les conditions de sécurité propres à garantir la santé publique1.

La diversité matérielle des mesures de protection de la santé publique peut donc être considérée comme l’une des conséquences de la spécificité même du risque sanitaire. Mais elle résulte aussi, et principalement, de la difficulté à construire un système global de prévention sanitaire permettant de préciser et de hiérarchiser les priorités de l’action publique en ce domaine.

§2.- L’ABSENCE DE SYSTÈME GLOBAL DE PRÉVENTION SANITAIRE

233 Outre la spécificité du risque sanitaire, la diversité et la complexité du droit de la

police sanitaire s’expliquent également par l’empirisme de l’engagement de l’État. Plus souvent subie que véritablement voulue par lui, son intervention a donné naissance à un droit extrêmement complexe et intriqué, qui se caractérise en particulier par l’imbrication des dispositifs de protection de la santé publique (A). À cela, s’ajoute aujourd’hui l’influence croissante du droit communautaire (B).

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