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Le contenu de la notion de « public »

LA SANTÉ PUBLIQUE, COMPOSANTE DE L’ORDRE PUBLIC

L ’ ORDRE PUBLIC

B.- U NE APPROCHE COLLECTIVE DE LA SANTÉ

2) Le contenu de la notion de « public »

114 Au-delà de son ambiguïté, l’arrêtG.I.S.T.I. du 20 mars 2000 retient l’attention en

ce qu’il constitue l’une des rares décisions du Conseil d’État faisant apparaître une définition de la « protection de la santé publique », ici opposée à la protection de la santé des individus. Le Conseil d’État retient donc une conception essentiellement négative de la santé publique, entendue comme ce qui n’est pas exclusivement individuel. Il s’agit là d’une approche fondée sur une conception large et finalement assez vague de la notion de « public » qui, très éloignée de son sens originel, présente au moins le mérite de signaler l’ampleur de son évolution.

115 La perspective manichéenne du XIXesiècle faisait en effet prévaloir une définition

géographique matériellement circonscrite de la notion de « public » alors synonyme de

« lieux publics ». Dès le milieu du XIXe siècle cependant, la prise en compte des

processus d’apparition et de transmission des maladies contagieuses a conduit à un élargissement de cette perspective. Après l’épidémie de choléra de 1848, nonobstant la lettre de la loi des 16-24 août 1790 limitant l’action de la police aux lieux publics, le gouvernement a ainsi engagé les maires à pénétrer le domicile privé en cas de danger grave pour la salubrité publique2. Cette extension ratione loci de la compétence des

«un bienfait général qu’un avantage individuel», l’usager du service des vaccinations n’a donc pas «le caractère d’un bénéficiaire pur et simple».

1Sur cette notion, v.infran° 639.

2 Circ. du 3 avr. 1849 accompagnant les décret et arrêté relatifs à l’organisation des conseils d’hygiène publique et de salubrité publique, publiée in A. TARDIEU,Dictionnaire d’hygiène publique et de salubrité, Paris, 1852, J.-B. Baillière, p. 391.

autorités administratives est par ailleurs validée par plusieurs législations spéciales, dont la loi du 13 avril 1850 relative à l’habitat insalubre.

La révolution pastorienne achève cette redéfinition du champ de l’action publique1. Les phénomènes de contagion alors mis en exergue obligent en effet l’administration à reconsidérer son champ d’intervention et à pénétrer plus avant dans la sphère privée. Ce redimensionnement de la notion de « public » est très nettement perceptible dans la jurisprudence2 comme dans la législation. La loi du 5 avril 1884, notamment, supprime toute référence à un quelconque critère géographique et le législateur du 15 février 1902 fait définitivement céder la barrière matérielle de la sphère privée par l’adoption d’une législation plus ambitieuse, mais aussi plus interventionniste.

116 Certes, les lieux publics ou ouverts aux publics3, comme d’ailleurs les services

publics4, restent le terrain naturel et privilégié de l’action administrative qui peut

pleinement s’y déployer5. Néanmoins, la santé publique, comprise au sens de l’ordre

1Cf.P. ROSANVALLON,op. cit., p. 134-135.

2C.E., 3 août 1877,Chardin, n° 51.417,Rec. p. 751 ; ― 20 nov. 1885, Croppi, Tiers et a., n° 59.366,

Rec. p. 844 ; ― 9 avr. 1886, Argellier, Merlat et Soviche, nos65.461 et 65.525,Rec. p. 309 ; ― 5 mai

1899, Sieur Claudon, n° 85.118, Rec. p. 339 (a contrario) ; ― 28 déc. 1900, Sieur de Couronnel, n° 98.714, Rec. p. 823 (note) ; Cass. crim., 7 nov. 1885, François Cruège, Bull. crim. n° 299, p. 479 («Attendu que l’autorité municipale a, d’une manière générale, aux termes des dispositions [de la loi des 16-24 août 1790], le soin de garantir la sûreté et la salubrité publiques, et que si les actes qui les menacent s’accomplissent dans des maisons particulières, ces actes n’échappent pas, en principe, d’une manière absolue à son pouvoir de réglementation, pourvu qu’elle concilie l’exercice de son droit avec le respect dû au domicile des citoyens ») ; ― 22 juin 1900, Dame Vve Dujardin,Bull. crim.n° 223, p. 360 ;S.1901, I, p. 377, note M. HAURIOU(Il appartient au maire «de prendre, dans l’intérêt géné-ral, toutes les mesures propres à faire disparaître les causes d’insalubrité existant, même dans les logements privés ou leurs dépendances, à la condition, toutefois, que ces causes d’insalubrité signalées dans des habitations privées soient de nature à nuire non seulement aux locataires de la maison, mais encore à l’ensemble des habitants de la commune, et intéressent ainsi la salubrité publique»).

3 C.E., 2 févr. 1900,Sieur Crépey, n° 90.783,Rec. p. 80 ; – 6 févr. 1925, Synd. des armateurs à la pêche de Dieppe et du Tréport,Rec. tables p. 1160 ; ― Sect., 8 déc. 1972, Ville de Dieppe, n° 82925,

Rec. p. 794 ;A.J.D.A.1973 , p. 53, chron. P. CABANESet D. LÉGER ; ― Sect., 2 nov. 1956, Sieur Bibe-ron, n° 23.551,Rec. p. 403, concl. C. MOSSET;― 15 oct. 1980, Garnotel, nos16199 et 18740,Rec.

tables p. 627 ; ― Sect., 28 nov. 1980, Cne d’Ardres, préc. Pour des exemples récents relatifs à la protection de la santé des personnes,cf.C.A.A. de Paris, 21 déc. 2004,Assoc. Droit au logement Paris et env., n° 03PA03824, Lettre de la C.A.A. de Parisn° 2005/70, nos 8 et 9 ;A.J.D.A. 2005, p. 341 ;

J.C.P. A 2005, n° 1064, p. 342, note J. MOREAU ; B.J.S.P. 2005, n° 82, Pan. p. 5 (sur la prise en charge d’autorité des personnes sans domicile exposées à un risque d’hypothermie mortelle sur la voie publique) ou encore C.E., 19 mars 2007, Mme Le Gac et a., préc. (à propos de l’interdiction de fumer dans les lieux publics).

4 Ainsi s’il appartient au conseil d’administration d’un établissement public hospitalier de régle-menter la circulation et le stationnement dans l’enceinte de l’hôpital, cette compétence n’exclut pas l’intervention, même d’office, des autorités chargées du maintien de l’ordre public en cas d’atteinte à la sécurité, notamment lorsque le fonctionnement du service public hospitalier est compromis : C.E., avis, Sect. soc., 28 avr. 1977, A.J.D.A.1978, p. 586, obs. A. DELAUBADÈRE. Sur la possibilité pour l’administration compétente de fixer des règles d’organisation du service public plus strictes que celles prévues par la loi, cf., par exemple, C.E., 29 juill. 1998,Cie nat. des interprofessionnels des vins et eaux de vie à appellation d’origine contrôlée (A.O.C.), n° 180771, inédit : légalité de l’approbation par le Premier ministre du cahier des charges de la Société Radio France interdisant la publicité pour les boissons alcoolisées de plus de 1 degré en dépit des dispositions de l’art. 1er du décr. du 23 sept. 1992 qui ne prévoit des limitations de publicité que pour les boissons à plus de 1,2% d’alcool. «Si, dans la fixation des règles d’organisation du service public, l’autorité gouvernemen-tale signataire du cahier des charges ne pouvait légalement imposer des dispositions contraires à la loi, rien ne fait obstacle à ce que ledit cahier comprenne et maintienne, dans un but d’intérêt général, des dispositions plus restrictives que celles imposées, sur un plan général, dans un secteur d’activité, par les lois et règlements en vigueur».

5 Sur l’étroitesse des rapports entre ordre public et domaine public, v. É. FATÔME, Ordre public et domaine public, in L’Ordre public : Ordre public ou ordres publics ?,op. cit., p. 187-198. Pour une illustration en matière de salubrité publique : C.A.A. de Lyon, 7 mars 1990, Union centrale

alimen-public, s’impose comme la «santédu public »1. Il n’existe donc pas de frontière étanche entre l’ordre privé et l’ordre public sanitaire. Bien au contraire, comme l’a justement souligné M. TEITGEN, «les limites de la vie privée par rapport à l’ordre public sont, en matière de salubrité, plus restreintes qu’en toute autre, parce que du fait des risques de contagion, l’hygiène privée est l’un des facteurs de la santé publique. […] Ainsi s’expliquent les droits exceptionnels des polices spéciales de la santé publique»2. En réalité, l’intervention de l’administration dans la sphère normalement réservée aux particuliers est toujours possible, y compris pour les autorités de police générale, dès lors que cette immixtion est nécessaire pour prévenir ou faire cesser un risque d’infection ou de contamination pour les personnes. Le Conseil d’État a depuis longtemps reconnu que l’existence d’une cause d’insalubrité dans un immeuble à usage privatif justifiait l’intervention du maire au titre de la police générale3. De même, celui-ci peut-il intervenir dans tout établissement privé dès lors qu’y apparaît un risque sanitaire, notamment épidémique, pour l’extérieur4. Dans le même sens, la Cour de cassation a, par exemple, admis le bien-fondé d’une expulsion de grévistes occupant les locaux de leur entreprise au motif que le fonctionnement réduit de l’usine présentait des risques de pollution et nuisait à l’efficacité de l’installation nécessaire à la protection de la sécurité et de la salubrité publiques5. On ne peut omettre enfin de signaler ici les arrêts d’Assemblée du Conseil d’État du 3 mars 2004 relatifs à la responsabilité de l’État dans la contamination professionnelle par les poussières d’amiante6.

taire, n° 89LY01107, inédit (l’administration gestionnaire du domaine public peut, sur ce domaine, légalement exécuter tous les travaux d’hygiène, de salubrité et de sécurité publiques nécessaires à sa mise en conformité à la législation applicable sans que le bénéficiaire d’une autorisation temporaire d’occupation du domaine, quelle que soit sa qualité, puisse prétendre à une indemnité).

1P.-H. TEITGEN,La police municipale. Étude de l’interprétation jurisprudentielle des articles 91, 94 et 97 de la loi du 5 avril 1884, Th. Droit, Nancy, 1934, Paris, Sirey, 1934, p. 36. L’auteur ajoute, page 47 : «Ce serait une formule simpliste, et évidemment inexacte, que celle qui définirait l’ordre public comme l’ordre des lieux publics, et considérerait que la sphère de la vie privée coïncide avec celle du domicile privé».

2P.-H. TEITGEN,ibid., p. 54-55.

3C.E., Sect., 20 déc. 1963,Dame et delle Morvan-Clavenna, préc. ; ― 12 juin 1953, Delle Tisserand, préc.

4L’exemple de l’intervention des maires dans les écoles privées est à cet égard tout à fait intéressant. Il est en effet admis, depuis la fin du XIXesiècle, que «en cas d’épidémies ou de maladies contagieu-ses, il appartient aux maires en vertu de leur pouvoir [de police générale] de prendre les mesures né-cessaires pour en prévenir la propagation et les faire cesser». Ils ne sauraient toutefois en dehors de ce cas «édicter un règlement permanent imposant des prescriptions d’hygiène aux directeurs d’écoles privées», aucune menace pour l’extérieur ne pouvant alors justifier une telle intrusion dans la sphère privée : C.E., 5 mai 1899,Sieur Claudon, préc. Plus récemment, le juge du référé du Conseil d’État a considéré qu’un maire peut, sur le fondement de l’art. L. 2212-2-5 C.G.C.T., suspendre l’activité d’une entreprise privée qui, située à proximité d’établissements scolaires, produit des éma-nations toxiques : C.E., ord., 25 avr. 2002, Soc. Saria Industries, n° 245414, Rec. p. 155.

Cf. également C.A.A. de Nantes, 30 juin 2000,Soc. française maritime, nos97NT00539 et 97NT00559,

R.J.E.2001, p. 122, note R. SCHNEIDER(légalité d’un arrêté de police municipale enjoignant à une so-ciété de cesser le stockage de farines animales dans des locaux, présentant un caractère vétuste et situés dans un secteur urbanisé à proximité immédiate d’un groupe scolaire et d’une maison de retraite et de les évacuer dans un délai de huit jours).

5Cass. soc., 26 févr. 1992,Soc. U.T.E.C., n° 90-15459,Bull. civ.V, n° 125, p. 77.

6C.E., Ass. 3 mars 2004,Min. de l’Emploi et de la Solidarité (4 esp.), préc. Ces arrêts sont étudiés

117 Cette interaction de la chose privée et de la chose publique rend particulièrement difficile le tracé des contours de l’ordre public sanitaire. Sans doute, la notion de « public » renvoie-t-elle la plupart du temps très clairement à autrui, aux tiers, c’est-à-dire à l’ensemble de ceux qui, sans être à l’origine du fait ou de la situation dommageable, sont susceptibles de subir un préjudice de celui ou de celle-là1. Mais le législateur a aussi prévu un certain nombre de dispositifs intéressant des individus clairement et précisément identifiés qui ne peuvent pas toujours être juridiquement considérés comme des tiers. C’est, par exemple, le cas de la police des locaux insalubres ou surpeuplés qui ne concerne la santé que d’un public restreint composé des occupants de ces logements2. Entrent également dans cette catégorie, les obligations de dépistage et d’examen médicaux qui, malgré leur caractère individuel, sont bien des mesures de santé publique3.

Il convient notamment sur ce point de s’intéresser aux catégories de personnes concernées par ces obligations. De cet examen, il ressort en effet que celles-ci sont avant toute chose justifiées par la fonction ou à la situation sociales de leurs destinataires, critère qui permet seul d’expliquer que les femmes enceintes et les enfants (et non les personnes âgées), les salariés et les étudiants (et non les inactifs) soient soumis à ces régimes. La notion de « public », comprise au sens de l’ordre public sanitaire, semble donc tout autant renvoyer à un critère social d’ordre qualitatif qu’au critère du tiers et du nombre. Il s’agit d’abord d’assurer la protection sanitaire nécessaire au bon ordre et à la prospérité sociale. En ce sens, s’expliquent l’ensemble des polices destinées à lutter contre les maladies et l’insalubrité comme les régimes intéressant plus particulièrement certaines catégories de la population. Il peut également être question de lutter contre des situations qui, à un certain moment, paraissentsocialementinacceptables. C’est ainsi que se justifie la police des locaux surpeuplés destinée à combattre les « marchands de sommeil »4. Les mesures d’urgence de lutte contre le saturnisme, les règles relatives au contrôle de l’amiante ou le dispositif de lutte contre les infections nosocomiales témoignent de cette même perspective : c’est bien la prise en compte de situations sociales jugées intolérables qui a conduit à leur adoption et non pas la découverte de nouveaux fléaux sanitaires, depuis bien longtemps connus.

1 «Tels sont, écrit M. TEITGEN, tous les désordres dont la portée est indéterminée, tous ceux qui, dépassant le cercle des relations au sein desquelles ils ont pris naissance, se répercutent « à la canto-nade » et peuvent ainsi causer un dommage à tout anonyme que le hasard ou les circonstances auront désigné» (op. cit., p. 50 – mot souligné par l’auteur).

2 Art. L. 1331-22 et L. 1331-23 C.S.P. Pour des exemples d’application, cf.T.A. de Paris, 26 mai 1976, Cornet,R.D.S.S.1977, p. 210, note F. MODERNE;D.1978, J., p. 96, note F. MODERNE; C.E., 21 oct. 1977,Cornet, n° 04.659,Rec. p. 401 ;D.1978, p. 96, note F. MODERNE;D.A.1977, n° 393 ;

― 1eravr. 1981,M. Claude Cornet, n° 10.483,R.D.S.S.1981, p. 406, obs. L. DUBOUIS.

3Cf. suprano77 etinfran° 267.

4 Sur le traitement et renforcement récent de ce dispositif qui est, hélas, toujours d’actualité,cf.le Plan d’action contre les marchands de sommeil lancé par la ministre du Logement de la Ville le 8 nov. 2007 qui vise «à assurer l’exécution effective des arrêtés de police imposant aux propriétaires ou exploitants d’immeubles insalubres d’effectuer les travaux prescrits et d’assurer l’hébergement ou le relogement des occupants» (J.C.P.A 2007, act. 1035, obs. M.-C. ROUAULT)

Cette perspective sociale qui s’enracine, in fine, au cœur de la notion d’ordre public, permet de mettre en avant un important facteur de variation et, peut-être, une première explication de la diversité et de l’extension de l’ordre public sanitaire qui, par nature, évolue et croît corrélativement aux exigences sanitaires de la société.

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