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L A PRISE EN COMPTE DE LA MALADIE COMME FACTEUR DE DÉSORDRE

LA SANTÉ PUBLIQUE, COMPOSANTE DE L’ORDRE PUBLIC

L A PROTECTION DE LA SANTÉ PUBLIQUE , CONDITION DU MAINTIEN DE L ’ORDRE PUBLIC

A.- L A PRISE EN COMPTE DE LA MALADIE COMME FACTEUR DE DÉSORDRE

52 Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la protection de la santé publique a été désignée

comme un élément indispensable de la sécurité intérieure (1). Quoique jugée nécessaire à la préservation du bon ordre, elle n’a guère été développée, mais est longtemps restée un objectif aux proportions limitées (2).

1) La protection de la santé publique, élément de la sécurité intérieure

53 L’ordre public sanitaire est issu d’un principe général de protection de l’ordre

social. La notion trouve son origine dans les nécessités de la sécurité intérieure indispensable à toute organisation sociale, politique et juridique. Elle correspond 1Nous reprenons donc ici la conception du doyen J.-M. AUBYcitéesupran° 2.

historiquement à la prise en compte des maladies et des risques de maladies les plus graves comme des facteurs d’insécurité, faits générateurs de troubles justifiant que les autorités de puissance publique recourent aux instruments de la coercition pour assurer la protection de la collectivité sociale1.

54 La fonction protectrice de l’ordre public sanitaire doit être appréciée dans une

double perspective. La lutte contre les épidémies intéresse d’abord, et évidemment, la sécurité matérielle de la collectivité humaine2, c’est-à-dire l’intégrité physique, parfois même la vie, des hommes qui composent le groupe social. Il a ensuite été très tôt constaté et reconnu que le risque épidémique est un puissant facteur de dilution des solidarités sociales, ne serait-ce qu’en raison des réflexes tant individuels que collectifs de peur qu’il provoque3. Partant, la lutte contre les maladies et fléaux contagieux a aussi été associée à la préservation des valeurs essentielles de la cité sur lesquelles reposent ses structures sociales et juridiques.

Le maintien de l’ordre public sanitaire doit, dans cette mesure, être reconnu comme l’une des branches de cette activité première et irréductible de l’État qui est d’assurer la sécurité matérielle et intellectuelle de la collectivité. La notion répond avant tout à ce besoin global de sécurité qui, parce qu’il forme le fond du contrat social, explique l’existence de la puissance souveraine et justifie l’usage de la contrainte.

55 La prise en compte par la puissance publique de cette dimension sanitaire des

activités régaliennes débute avec les premiers balbutiements de l’État moderne. Dès le XVesiècle, le pouvoir royal, même s’il n’est pas le seul4, s’intéresse de près à cet aspect de la protection du groupe social5. L’État libéral et individualiste qui naît de la Révolution ne remet pas en cause cette approche de la protection sanitaire. Dès 1789, la salubrité publique et la lutte contre les fléaux épidémiques sont reconnues comme des éléments essentiels de la sécurité civile et de l’ordre public dont le législateur confie le maintien

1Sur le rapport existant entre la lutte contre les épidémies et le renforcement de l’autorité coercitive et réglementaire,cf.notamment Ph. BRAUD, Science politique et santé publique,op. cit., p. 71-77.

2 Ibid. Cf. également S. MATHON-PÉCHILLON, La contribution du Conseil d’État à la protection de la personne humaine,op. cit., en particulier le chapitre intéressant « La protection de la collectivité des personnes humaines par l’action administrative », qui consacre de longs développements à l’ordre public sanitaire (p. 230-274).

3 Sur ce point, cf.J. RUFFIÉet J.-C. SOURNIA, Les épidémies dans l’histoire de l’homme…, op. cit., 302 p. ; J.-P. BARDET, P. BOURDELAISet alii.,Peurs et Terreurs face à la contagion…,op. cit., 442 p. ; J. DELUMEAU,La peur en Occident (XIVe-XVIIIesiècle)…,op. cit., p. 132-187 ; É. HEILMANN(textes ré-unis par),Sida et libertés…,op. cit., 334 p.

4C’est, comme pour toute chose, à travers le droit des villes et des cités, que ce sont en effet structu-rées les premières polices sanitaires.

5 On rappellera sur ce point la remarque d’Étienne Junius BRUTUS, théoricien monarchomaque du XVIesiècle, lointain écho des réflexions duLéviathande Thomas HOBBES: «En voulant pourvoir à ma liberté et bonne santé, je me rends esclave moy-mesme, je m’assujettis de mon bon gré, je m’expose à la licence d’un homme, je me mets les fers aux pieds» (De la puissance légitime du Prince sur le peuple, et du peuple sur le Prince, 1581, p. 163-164). En plus des exemples cités supran° 6, on trouvera également d’intéressantes illustrations dans le manuel de M. MESTRE,Introduction historique au droit administratif français,Paris, P.U.F, 1985, coll. Droit fondamental, 294 p. (rééd. 2001).

aux autorités municipales1. La protection sanitaire de la collectivité suscite par ailleurs l’attention croissante des autorités centrales et des gouvernements successifs. Un premier droit de la santé publique tend alors à se construire, par étapes, selon les besoins de la sécurité : la loi du 3 mars 1822 pose les principes du contrôle sanitaire aux frontières2; la loi du 22 mars 1841 sur la protection des enfants au travail dans les manufactures esquisse les premiers contours de l’hygiène industrielle3; celle du 13 avril 1850 entend pour la première fois résorber l’insalubrité des habitats, source de nombreuses infections4.

56 Liée à la sûreté et ne visant qu’à la défense de la collectivité contre les facteurs

sanitaires de désordre les plus graves, la protection de la santé publique n’est toutefois pas conçue comme un objectif positif et autonome de l’action de l’État. Ces premières interventions sanitaires ne se déploient donc que dans des proportions extrêmement limitées.

2) La protection de la santé publique, un objectif aux proportions limitées

57 Détachées de toute considération positive de santé, les premières formes modernes

de l’intervention sanitaire de la puissance publique sont exclusivement justifiées par les besoins de la sûreté, telle qu’elle est notamment définie aux articles 4 et 5 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789. L’action de santé

publique ne vise alors qu’à empêcher ou à faire cesser «les actions nuisibles à la

société»5.

À cette époque et pour longtemps, l’idée prévaut en effet que la santé relève avant tout de l’ordre privé de la société et que c’est «du progrès des mœurs plutôt que de l’intervention administrative»6qu’il faut attendre l’amélioration de l’état de santé de la population. L’action publique en ce domaine doit donc se borner à faire respecter le principe libéral de ne pas nuire à autrui. Par ailleurs, dans une société dominée par une perspective très manichéenne de l’ordre et de la liberté, jugés comme des valeurs antagonistes, la santé publique, qui relève essentiellement de la police, est la plupart du temps considérée comme un intérêt s’opposant aux libertés. Cette approche de la santé

1Cf. l’art. 50 du décr. du 14 déc. 1789 et l’art. 3, titre XI, de la loi des 16-24 août 1790 précités.

2L. du 3 mars 1822 relative à la police sanitaire,Rec.Duvergier, t. 23, p. 463.

3 L. du 22 mars 1841 relative au travail des enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers,Rec. des lois et ordonnances1841, t. 11, p. 69 (art. 4233). Sur la notion d’ « hygiène indus-trielle » à laquelle L. POINCARÉconsacra un traité en 1886,cf.notamment G. VIGARELLO, Le sain et le malsain. Santé et mieux-être depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1993, coll. L’Univers historique, p. 248.

4L. du 13 avr. 1850 relative à l’assainissement des logements insalubres, in L. TRIPIER,Les Codes français collationnés sur les textes officiels, Paris, Cotillon, 10e éd. 1859, p. 1403. Cf. notamment F. BOURILLON, La loi du 13 avril 1850 ou lorsque la Seconde République invente le logement insalu-bre,Rev. d’Histoire du XIXesiècle2000, n° 20/21.

5Art. 5 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789.

6L. JOUARRÉ, Des pouvoirs de l’autorité municipale en matière d’hygiène et de salubrité, Th. Droit, Paris V, 1899, Giard et E. Brière Libraires-Éditeurs, p. 25.

publique, jointe à l’indifférence voire même à l’hostilité des citoyens pour la prévention sanitaire, est alors un frein puissant de l’action des autorités de puissance publique.

58 Le droit témoigne, notamment dans la seconde moitié du XIXesiècle, d’un essor

incontestable de la santé publique, principalement dû à la récurrence et à la violence des épidémies qui soulignent la nécessité d’une intervention renforcée de la puissance publique. Cet essor de la santé publique reste toutefois «résistible» selon le mot de François BURDEAU1. Écartelée entre les nécessités de la protection sanitaire et les impératifs tout aussi pressants de la liberté et de la propriété, l’intervention des pouvoirs publics est plus velléitaire que volontaire. Quoique ressentie comme nécessaire, l’action publique est, en ce domaine, parcellaire, empirique et limitée. Ces paradoxes se révèlent à différents égards : timidité du législateur, qui vote des lois qui ne sont ni générales ni obligatoires2; inertie des autorités administratives, qui préfèrent s’abstenir plutôt que d’ «indisposer»3 les citoyens par des mesures coercitives ; résistance des juridictions qui, par une lecture stricte des droits dévolus aux autorités sanitaires, «les condamnent à l’impuissance»4.

59 Il n’existe pas à proprement parler d’opposition de principe des juridictions à

l’intervention sanitaire de l’administration. Le juge administratif comme le juge judiciaire font preuve, dès cette période, d’un intérêt réel pour la santé publique en acceptant notamment le principe de l’action des autorités de police dans la sphère, jusqu’alors « sacrée », de la propriété privée. Toutefois, peu avertis des dangers de l’insalubrité, les juges conservent une vision très étroite de la santé publique considérée comme une valeur liberticide et attentatoire aux droits individuels. Dès lors, la recherche d’une juste conciliation de ces impératifs jugés opposés aboutit en fait à la négation des exigences de l’action publique dans le domaine sanitaire. Plus soucieuses de ne pas entamer trop avant les droits des individus que de contribuer à l’amélioration des conditions d’hygiène publique, les juridictions retiennent une conception extrêmement restrictive des compétences dévolues aux autorités de police sanitaire.

Le Conseil d’État, notamment, privilégia une lecture très stricte de la législation. Il limita par exemple le champ d’application de la loi du 13 avril 1850 relative aux 1 F. BURDEAU, Le résistible essor des politiques de santé publique sous la Troisième République (1870-1914), Annuaire d’histoire administrative européenne 1993-V : « Bureaucratisation et profes-sionnalisation de la politique sociale en Europe (1870-1914) », p. 101-123. Sur ce thème,cf. égale-ment les propos introductifs de L. MURARDet P. ZYLBERMAN, L’hygiène de la République,op. cit. et, des mêmes auteurs, La République contre l’hygiène ? (1870-1940), Après-demain, 1996-389 : « La santé publique. Une affaire d’État », p. 5-11.

2 Malgré les vives protestations de Théophile ROUSSEL, le législateur du 13 avril 1850 avait notam-ment fait de l’assainissenotam-ment des habitats une simple faculté pour les autorités municipales comme pour les propriétaires visés. Cette question fera l’objet de vives critiques de la part de la Commission d’hygiène publique de la Chambre des députés en 1930 qui souligne l’absurdité des lois sanitaires auxquelles manquent «ce principe essentiel à toutes les lois, l’obligation» (citée par L. MURARD et P. ZYLBERMAN, La République contre l’hygiène ?,op. cit., p. 5). V.infran° 95.

3F. BURDEAU, Le résistible essor…,op. cit., p. 104.

immeubles insalubres en excluant qu’il puisse être tenu compte des causes d’insalubrité extérieures à l’immeuble1. Il se montra par ailleurs très rigoureux dans la définition des travaux d’assainissement pouvant être imposés, refusant ainsi d’admettre la légalité d’une obligation de réfection de murs destinée à éviter la prolifération de punaises2. C’est dans le même esprit que la Cour de cassation, rapidement suivie par le Conseil d’État, posa le principe dit «du libre choix des moyens» selon lequel l’autorité de police administrative doit se borner à définir le but poursuivi sans déterminer les modalités précises pour y parvenir3.

Cette attitude des juridictions est symptomatique de la difficulté pour les juristes de l’époque à associer la santé publique à l’intérêt social. Il faut en effet attendre le début du

XXe siècle pour que la santé publique émerge véritablement comme un intérêt général

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