• Aucun résultat trouvé

L’ordre public sanitaire, synthèse d’exigences contradictoires

b) Des pouvoirs d’intervention renforcés par une définition prétorienne extensive de la mesure individuelle de police sanitaire

B.- L A PROTECTION DES LIBERTÉS PAR L ’ ORDRE PUBLIC SANITAIRE

2) L’ordre public sanitaire, synthèse d’exigences contradictoires

160 L’exigence jurisprudentielle d’une conciliation entre les intérêts de la santé

publique et ceux qui lui sont éventuellement contraires pourrait sans doute conduire à

conclure que l’ordre public sanitaire, à l’instar de l’ordre public, «représente par

excellence un principe contraire à la liberté»3. La lecture attentive des solutions prétoriennes laisse toutefois percevoir une réalité bien différente4.

161 En premier lieu, il convient de garder à l’esprit que la priorité donnée aux intérêts

de la santé publique ne s’exerce pas forcément au détriment des droits et des libertés, dont la limitation est une conséquence particulière, mais non systématique, de l’ordre public sanitaire. Soutenir le contraire serait privilégier une approche déformée de la notion en la restreignant à l’un de ses effets les plus remarquables tout en ignorant ses raisons, qui doivent être recherchées dans sa fonction fondamentale. Or cette fonction ne se détermine pas par la limitation des libertés5, mais par la protection des conditions sanitaires propices 1Cf.par exemple, C.A.A. de Nancy, 25 juin 1992, Cne de Tombelaine, n° 90NC00240,Rec. tables p. 1163.

2É. PICARD, L’influence du droit communautaire sur la notion d’ordre public,op.cit., p. 64.

3P. WACHSMANN, note sous C.C., n° 85-187 DC du 25 janv. 1985,op. cit., p. 363.

4 En ce sens, cf.notamment M. ROUGEVIN-BAVILLE, concl. sur C.E., Ass., 24 janv. 1975, Min. de l’Information c. Soc. Rome-Paris Films,R.D.P.1975, p. 286-299.

5Ce rôle de limitation des libertés ne lui est d’ailleurs pas spécifique. D’abord, le maintien de l’ordre public n’exige pas toujours leur restriction ; ensuite l’ordre public n’est pas la seule notion de droit public conduisant à limiter l’exercice d’un droit ou d’une liberté :cf.supran° 95.

propices à la sécurité, elle-même essentielle au plein épanouissement des droits et des libertés1.

Cette perspective libérale de l’ordre public a été explicitement adoptée par le Conseil constitutionnel dans la décision Sécurité et Libertés des 19 et 20 janvier 1981 : «Il est nécessaire d’opérer une conciliation entre l’exercice des libertés constitutionnellement reconnues et les besoins […] de la prévention d’atteintes à l’ordre public […], nécessaires l’un et l’autre, à la sauvegarde des droits de valeur constitutionnelle»2. La jurisprudence administrative traduit une position similaire du Conseil d’État qui, bien que de façon moins explicite, associe parfois très étroitement ordre public et libertés publiques. La formule retenue dans le considérant de principe de l’arrêt Association cultuelle des Israélites nord-africains de Paris en date du 2 mai 1973 est, à cet égard, tout à fait significative : «Il appartient au Premier ministre, en vertu de ses pouvoirs propres, d’édicter des mesures de police applicables à l’ensemble du territoire et tendant à ce que l’abattage des animaux soit effectué dans des conditions conformes àl’ordre public, à la salubrité et au respect des libertés publiques »3.

Dans la mesure où aucun texte ni aucun principe général du droit n’imposent la police comme l’activité exclusive du maintien de l’ordre, il faut partir du postulat selon lequel les personnes publiques responsables de la sauvegarde de la santé publique doivent

mettre enœuvre tous les moyens propres à l’assurer, que ces moyens soient ou non de

nature disciplinaire et coercitive et qu’ils conduisent ou non à une limitation des libertés4. Si l’exercice de la contrainte s’impose quelquefois, il serait illogique et contraire aux principes du droit français d’exiger cette contrainte ou même d’exiger que soit utilisé l’instrument juridique le plus contraignant lorsque le maintien de l’ordre public ne l’impose pas nécessairement5. Partant, on doit admettre que le droit dérivant de l’ordre public sanitaire ne peut en aucune façon être résumé dans les mesures unilatérales de pure restriction des libertés. Il gagne, à bien y réfléchir, l’ensemble des activités ouvertes à 1En ce sens,cf. leRapport public 1999du Conseil d’État : «Tout motif d’ordre public est réputé, pour le juge, servir l’intérêt général, et peut [et non doit] justifier que des restrictions soient imposées à l’exercice de certaines libertés afin, il est vrai, d’en permettre un exercice ultérieur plus « complet », et sans entraves» (op. cit., p. 290).

2 C.C., n° 80-127 DC des 19 et 20 janv. 1981 (Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes), Rec. p. 15 ; J.O.du 22 janv., p. 308 ; R.J.C. p. I-91 ; G.D.C.C. n° 30 ;J.C.P. 1981, II, 19701, note C. FRANCK;A.J.D.A.1981, p. 275, note C.DEGOURNAYet p. 278, note J. RIVERO;R.D.P.

1981, p. 651, note L. PHILIP;Rev. adm. 1981, p. 266, note M.DEVILLIERS;D.1982, J., p. 441, note A. DEKEUWER(Mots soulignés par nous).

3 C.E., 2 mai 1973,Assoc. cultuelle des Israélites nord-africains de Paris, préc. (Mots soulignés par nous).

4En ce sens,cf. J.-M. AUBY, Droits de l’Homme et droit de la santé…,op. cit., p. 674. C’est d’ailleurs ce que souligne aujourd’hui l’article L. 1110-1 C.S.P.,cf. infran° 504.

5 Cf. par exemple C.E., 7 mai 1993, Lavaud, n° 110947, Rec. tables p. 1038 ; D. 1994, SC, p. 271, comm. P. BON;D.A.1993, n° 345 où le juge admet qu’un préfet puisse utiliser la procédure d’expropriation de droit commun en lieu et place de la procédure exceptionnelle prévue à l’art. L. 45 C.S.P., la première «offr[ant] au demeurant des garanties plus étendues aux propriétaires intéressés». Il faut par ailleurs se rappeler que le principe d’adéquation de la mesure de police impose justement que l’administration s’astreigne, lors de son intervention, à choisir la procédure la moins contrai-gnante.

l’administration dès lors qu’elle agit pour la protection de ces intérêts primordiaux de

santé publique1. C’est ce qu’illustre notamment l’arrêt Boudin du 30 juillet 1997

accordant au ministre chargé de la Santé le droit de mettre en garde le public contre des dangers pour la santé publique, même en dehors de toute habilitation législative2.

162 En second lieu, il convient de nuancer l’interprétation que donne une partie de la

doctrine des raisons du contrôle de proportionnalité souvent appliqué en matière de police administrative. Pour nombre d’auteurs, en effet, celui-ci serait justifié par la spécificité de son contexte : celui des droits de l’Homme auxquels les mesures de police administrative porteraient atteinte. Sans qu’il s’agisse de nier le libéralisme du juge, cette interprétation paraît devoir être sensiblement atténuée dans la mesure où le contrôle de proportionnalité n’implique pas nécessairement la confrontation d’un intérêt général et d’une liberté. Il peut aussi intéresser la conciliation de deux intérêts généraux concurrents3ou un conflit de libertés4, hypothèses dans lesquelles la mesure doit également faire en sorte que les intérêts opposés soient conjugués de façon équilibrée au regard des circonstances5.

Le contrôle de proportionnalité ne consiste donc pas seulement en une évaluation des restrictions qui peuvent être apportées à une liberté au nom de l’ordre public. Il s’agit surtout pour le juge de confronter des intérêts divergents pour en opérer la synthèse à partir de laquelle il peut effectivement apprécier l’équilibre de la mesure. Or c’est précisément à cette synthèse que renvoie la notion d’ordre public puisque c’est elle qui, en définitive, fixe les limites légales de la mesure de police. Lorsque le juge administratif annule une mesure générale et absolue, par exemple, ce n’est pas parce que cette mesure fait excessivement primer l’ordre public sur une liberté, mais parce que l’administration a fait une interprétation erronée du cadre de l’ordre public qui n’est pas respecté. Pour se convaincre, il suffit de se reporter aux arrêts relatifs à l’annulation des mesures de police administrative jugées excessives car insuffisantes pour garantir l’intérêt général et,

1Pour quelques exemples,cf. infranos277 et 504.

2Op. cit.Sur la participation de l’information de santé publique au maintien de l’ordre public sani-taire,cf. infran° 509.

3 Cf. C.E., 9 mai 1913, Sieurs Roubeau et a., préc.; ― 30 déc. 1996, Assoc. « Act-Up Paris », n° 151626, inédit (confrontation de l’intérêt général de la santé publique au maintien de l’ordre pu-blic).

4Cf.J.-M. DENQUIN, Sur les conflits de libertés en droit administratif français,Service public et liber-tés. Mélanges CHARLIER, op. cit., p. 545-561. C’est d’ailleurs ce qu’illustre l’arrêt A.L.I.S. et a. du Conseil d’État du 26 novembre 2001, préc., en ce qui concerne la proportionnalité des obligations vaccinales qui, porte une «atteinte limitée» au principe d’intégrité physique et sont justifiées par l’objectif de protection de la santé affirmé par le Préambule de la Constitution de 1946 auquel ren-voie celui de la Constitution de 1958. Il peut encore s’agir, dans le cadre du contentieux de la res-ponsabilité, d’un conflit d’obligations juridiques de même valeur : C.E., Ass., 26 oct. 2001, Mme Catherine Senanayake, préc. sur la conciliation de l’obligation du médecin de respecter la volonté du patient et de son obligation de le soigner. Le contrôle de proportionnalité, a ainsi remarqué Mme DEGUERGUEsous cet arrêt, «accède progressivement au statut de principe fondamental du droit pu-blic» (A.J.D.A.2002, p. 263). Cette idée, poursuit-elle, est d’ailleurs avancée depuis longtemps par la doctrine interne au Conseil d’État, ce dont témoignent les propos de M. LATOURNERIE: Sur un Lazare juridique. Bulletin de santé de la notion de service public. Agonie ? Convalescence ? ou Jouvence,

E.D.C.E.1960, p. 61-159.

finalement, trop protectrices des libertés1. Dans tous les cas, l’excès de pouvoir qui est sanctionné par le juge consiste en la méconnaissance des exigences de l’ordre public dont les limites minimales ou maximales ne sont pas respectées.

163 L’ordre public n’apparaît donc pas dans ce contrôle comme l’élément qui est

opposé puis concilié à la liberté. Il se présente au contraire comme le produit d’une juste mesure entre plusieurs intérêts qui sont, à un moment donné et dans une situation donnée, susceptibles de se heurter. Partant, l’ordre public sanitaire s’analyse lui-même comme le résultat d’une synthèse réalisée entre les intérêts de la santé publique d’une part, et les «autres intérêts d’ordre général» d’autre part2. Conçu comme un principe d’action, il doit donc être considéré comme un instrument de définition et d’organisation des libertés et jamais comme un principe qui leur serait contraire3.

Instrument de régulation des libertés, l’ordre public sanitaire garantit aussi leur protection, ne serait-ce qu’en les ordonnant et en contribuant à la sécurité qui est nécessaire à leur plein épanouissement. C’est notamment ce qui explique l’application du régime particulièrement dense de puissance publique auquel il conduit. Mais l’importance de cette fonction en fait aussi une obligation pour l’administration, qui doit mettre en

œuvre tous les moyens dont elle dispose pour l’assurer.

1Cf. par exemple C.E., 6 févr. 1981,Dugenest, n° 03539, Rec. tables p. 829 ;D.1982, p. 308, note PRIEUR(illégalité d’une autorisation délivrée pour une porcherie) ;12 juin 1998,Cne de Chessy et a., préc. (annulation d’un arrêté préfectoral relatif aux tirs de feux d’artifice dont les «dispositions […] entraînaient des nuisances sonores portant une atteinte excessive à la protection de la santé publi-que dans le département»). Cf. également, a contrario, C.E., Ass., 21 déc. 1990, Conféd. nat. des assoc. familiales catholiques et a., préc. où le juge examine la suffisance des dispositions édictées par le ministre chargé de la Santé pour prévenir le développement d’un usage abusif de la Mifégyne ;

24 janv. 1990,M. Painot, n° 71225,Rec. tables p. 895 sur le contrôle de la suffisance des mesures préfectorales destinées à assurer la protection des personnes et des lieux contre les tirs d’armes à feu et C.A.A. de Paris, 25 sept. 1997, Forget, R.J.E. 1998, p. 412 (la demande de suspension de l’activité d’une blanchisserie industrielle présentée par un tiers est rejetée alors que celui-ci n’établit pas que les prescriptions imposées sont insuffisantes pour pallier les nuisances sonores pour le voisinage).

2 Formule retenue par l’arrêt C.E., 9 mai 1913, Sieurs Roubeau et a., préc. Ce travail de synthèse apparaît parfois très clairement dans les motivations d’arrêts : cf.C.E., Sect., 27 avr. 1988, Soc. Bernard Carant et Cie c. Min. d’État chargé de l’Économie, des Finances et de la Privatisation, n° 63.772,Rec. p. 171 («en décidant de suspendre pour un an la fabrication, l’importation et la mise sur le marché des gommes à effacer rappelant les produits alimentaires et facilement ingérables et en prévoyant le retrait et la destruction de ces produits en tous lieux où ils se trouvaient, les auteurs de l’arrêté attaqué n’ont pas adopté une mesure excessive et disproportionnée au regard des risques pour la santé des jeunes enfants que présentaient les objets en cause»).

3 Dans une perspective similaire, le doyen VEDELremarque que «la société politique et son appareil administratif ne peuvent se passer du commandement et de la puissance publique. Bien plus, le com-mandement et la puissance publique sont au service de la liberté puisqu’ils permettent d’organiser le jeu des activités privées sans pour autant les supprimer comme le ferait la création d’un service public. Ainsi, dans la vie administrative, l’usage de la réglementation de police non seulement révèle l’inévitable présence de la puissance publique, mais participe à l’organisation de la liberté» (Les bases constitutionnelles du droit administratif,E.D.C.E. 1954, n° 8, p. 26).

S

ECTION

2

Outline

Documents relatifs