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L’ordre public sanitaire, objet d’une appréciation in concreto

b) Des pouvoirs d’intervention renforcés par une définition prétorienne extensive de la mesure individuelle de police sanitaire

B.- L A PROTECTION DES LIBERTÉS PAR L ’ ORDRE PUBLIC SANITAIRE

1) L’ordre public sanitaire, objet d’une appréciation in concreto

156 Les éléments et le degré du contrôle de légalité des mesures administratives de

sauvegarde de la santé publique varient en fonction de différents facteurs. Le juge de l’excès de pouvoir tient principalement compte de la nature du pouvoir exercé par l’autorité administrative et des termes de son habilitation à agir7. L’objet de la mesure peut également influencer la nature du contrôle, en particulier si elle restreint l’exercice d’une activité ou régule un comportement. Quoiqu’il en soit, le juge administratif opère toujours un contrôlein concretode la légalité des prescriptions de santé publique.

1Formule retenue par C.E., 14 mars 1919,Sieur Ghesquière, préc.

2C.E., Sect., 27 mars 1936,Assoc. cultuelle israélite de Valenciennes, préc.

3C.E., 1er déc. 1937, Sieur Benoit,préc.(a contrario) ; ― 22 déc. 1936, Sieurs Turpin et a., préc.(a contrario); ― 20 janv. 1965, Min. de l’Intérieur c. dame Vve Vicini,préc.(a contrario).

4C.E., 2 déc. 1983,Ville de Lille c. Ackermann et a., préc.

5C.E., 6 août 1910,Sieur Levavasseur, préc. ; ― Sect., 6 janv. 1933, Sieur Mesnil-Guichard, préc. ;

― Sect., 28 nov. 1980, Cne d’Ardres, préc. (légalité d’une interdiction de baignade dans un lac, «la pollution des eaux et l’état d’envasement du lac constituaient une menace telle pour la santé des bai-gneurs qu’ils justifiaient l’interdiction générale de la baignade»)

6C.E., Sect., 14 févr. 1958,Sieur Abisset, préc. (a contrario). La légalité de ce type de mesures sera notamment reconnue lorsqu’elles sont le seul moyen de prévenir ou de faire cesser une situation dangereuse : C.E., 10 juill. 1957,Feltin, préc.

7On sait en effet que l’intensité du contrôle de légalité varie selon que l’administration exerce un pouvoir discrétionnaire ou une compétence liée.

157 Outre les éléments que l’on pourrait dire « stables » du contrôle de légalité, celui-ci comprend un examen au moins minimal de la bonne interprétation juridique des faits motivant l’intervention de l’administration. En réalité, la lecture de la jurisprudence montre que le degré normal du contrôle de ces mesures correspond, à l’heure actuelle, à un entier contrôle de la qualification juridique des faits. En deux hypothèses principales, le juge administratif limite toutefois son contrôle à l’erreur manifeste d’appréciation. La première concerne les cas où le texte d’habilitation ne laisse aucune marge d’appréciation à l’autorité de police1. La seconde hypothèse intéresse les décisions relevant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire, la plupart du temps parce qu’elles portent sur des questions techniques ou scientifiques pour l’appréciation desquelles le juge ne s’estime pas compétent2. Il en est ainsi pour le contrôle des décisions intervenues en matière de produits pharmaceutiques qui, en raison de leur haute technicité, ne peuvent faire l’objet d’un entier contrôle de la qualification juridique des faits3. Le juge administratif exerce de de même un contrôle restreint sur l’appréciation que porte le préfet sur l’état d’insalubrité irrémédiable d’un immeuble pour ordonner sa démolition4 ou la refuser5. Il reste que ce contrôle restreint, lié à la soumission volontaire du juge à un principe d’humilité, fait

1Cf. par exemple, l’art. L. 1331-28 C.S.P. qui lie le pouvoir du préfet pour le prononcé d’une inter-diction d’habiter un immeuble à l’avis du Conseil départemental d’hygiène. Cf. C.E., 25 nov. 1959,

Dame Vve Frère, n° 45.365,Rec. p. 622 ;30 mars 1960, Schiell, n° 44.340, Rec. tables p. 1001 ;

27 oct. 1967,Épx Gruwez, n° 69188,D.A.1967, n° 371 ;19 mars 1982,Laborde, n° 19.344, iné-dit ; T.A. de Nice, 25 sept. 1970,Sieur Launay et a.,Rec. p. 858 ;de Paris, 12 janv. 1972,Sieurs Nicolici et Baumgartner,Rec. p. 844.

2V. par exemple C.E., 24 nov. 2003,Labrousse, Assoc. « La Méridienne » et Assoc. contre l’heured’été, nos232590, 233333 et 234438,Rec. tables p. 994. On rappellera que le juge peut bien évidemment diligenter des expertises, mais que celles-ci ne peuvent porter que sur des questions de fait et non de droit, ce qui exclut leur qualification juridique par les experts. Par exemple : C.E., 7 févr. 1992, Jean-Marie Schmitt, n° 126345, R.D.S.S.1992, p. 587, obs. J.-S. CAYLA(c’est à bon droit que le président d’un tribunal administratif rejette une demande d’expertise sur la situation de certains élevages au regard des prescriptions du règlement sanitaire départemental, les missions confiées aux experts devant porter sur des faits à l’exclusion de toute qualification) ; C.A.A. de Paris, 30 juin 2003, Min. de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche et des Affaires rurales, Min. de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées, nos03PA00155 à 03PA00158 et 03PA01576,A.J.D.A. 2003, p. 2054 (la mission d’expertise diligentée par le tribunal administratif de Paris à propos du rôle de l’État dans sa mission de police sanitaire au regard des risques de contamination humaine par un agent pathogène d’origine animale impliquait que l’expert apprécie si les mesures prises «étaient suffisantes au regard des risques encourus» et si «la circonstance que l’interdiction des abats à risques spécifiés dans l’alimentation humaine ne date que de 1996 démontre une carence grave des services de l’État». Pour la Cour, une telle mission, «relative à la qualification juridique des faits et aux conséquences juridi-ques à tirer de constatation de fait […] n’est pas de celles qu’un juge peut confier à un expert»).

3 C.E., 22 févr. 1952, Soc. des Laboratoires Conan, préc. ; 5 oct. 1962, Soc. des Laboratoires Lambert, préc. ;Sect., 28 avr. 1967, Féd. nat. des synd. pharmaceutiques de France et a., préc. ;

Sect., 25 avr. 2001, Assoc. Choisir la vie – Assoc. pour l’objection de conscience à l’avortement, n° 216521,Rec. p. 190 ;R.F.D.A.2002, p. 541, concl. S. BOISSARD;A.J.D.A.2002, p. 158, note J.-J. MENURET.Cf. également C.E., 3 oct. 1973,Féd. nat. des synd. dép. et des unions régionales de méde-cins électroradiologistes qualifiés et sieur Paschetta, n° 89.249,Rec. p. 545 s’agissant de la légalité d’une réglementation de l’utilisation de radioéléments artificiels : «il n’appartient pas à la juridiction administrative d’apprécier le bien-fondé, sur le plan technique, des motifs invoqués par le ministre à l’appui de la réglementation qu’il a établi». V. encore C.E., 21 avr. 1997, Mme Barbier, n° 180274,D.1997, IR, p. 123, ainsi que la jurisprudence rendue en matière de « précaution » (infra

n° 594).

4C.A.A. de Paris, 26 oct. 1993,M. Dif, n° 92PA00306,Rec. tables p. 921.

figure d’exception au principe de l’entier contrôle de la qualification juridique des faits, en constante progression1.

Le juge de l’excès de pouvoir peut également approfondir le contrôle de la qualification juridique des faits pour s’attacher à l’examen du contenu de la mesure et vérifier l’adéquation des moyens employés par l’administration. Ce contrôle approfondi sera appliqué toutes les fois où l’administration dispose d’un choix multiple dans les moyens qu’elle peut employer. Là encore, le degré du contrôle peut varier selon le contexte. Le juge peut le limiter à l’erreur manifeste d’appréciation2ou bien, comme en matière de police générale, l’étendre à une stricte exigence de proportionnalité. Dans cette hypothèse, l’administration doit s’astreindre à choisir la mesure qui est la moins

contraignante pour les administrés3. Il faut par ailleurs noter que ce contrôle de

l’adéquation de la mesure aux faits est nettement encouragé par le législateur qui, dans certains cas, a lui-même imposé une obligation de proportionnalité qui n’aurait peut-être pas été spontanément retenue par le juge4.

158 La jurisprudence fait donc prévaloir une appréciationin concretode l’ordre public

sanitaire par une définition circonstanciée de la nécessité des mesures destinées à son maintien. Ce contrôle concret a été consacré par une jurisprudence ancienne, bien antérieure aux arrêts Gomel5 et Camino6. On en trouve une application dès 1865 dans l’adoption du principe du libre choix des moyens par le Conseil d’État, principe qui fut précisément élaboré par la Cour de cassation pour opérer un contrôle circonstancié des mesures de salubrité édictées par les autorités de police municipale7. Ce travail prétorien de qualification juridique des faits est également perceptible dans un arrêt du 23 juillet 1886 par lequel le Conseil d’État a annulé un arrêté de police pris sur le fondement de la

1Parmi les avancées les plus récentes de ce contrôle,cf. C.E., 30 déc. 1996,Levesque, n° 168574,

Rec. p. 525 ;D.A. 1997, n° 110, note C. M. (s’agissant des refus d’autorisation d’exercice de la pro-pharmacie désormais soumis au contrôle normal).

2Cf.par exemple C.E., 6 févr. 1998,Épx. Georges, préc. ; T.A. de Paris, 29 mai 2001,Coïa, n° 98-11705,Rec. p. 725 (eu égard aux dangers que comporte la consommation du cannabis, le Gouver-nement a pu, sans erreur manifeste d’appréciation, estimer que son interdiction constituait le moyen le plus approprié pour protéger la santé publique).

3C.E., 19 mai 1933,Benjamin, nos17413 et 17520, Rec. p. 451 ;G.A.J.A.n° 47 ;S.1934, III, p. 1, concl. J. MICHEL, note MESTRE;D.1933, 3, p. 354, concl. Pour une application, comp. C.E., 3 juill. 1992, Min. de l’Intérieur c. Soc. Carmag, n° 120448, Rec. p. 280 ; – 3 mars 1993, S.A. Carmag, n° 116550,Rec. p. 51 et21 janv. 1994,Cne de Dammarie-les-Lys c. Soc. Carmag, préc.

4 Cf. par exemple C.E., 29 déc. 1999, Synd. nat. du commerce extérieur des produits congelés et surgelés et a., n° 206945, Rec. p. 435 ;R.F.D.A.2000, p. 287 ; D.2000, IR, p. 26 ; J.C.P.2000, IV, 1953 ; Jurisprudence de la santé 1999-2000, p. 56 (faisant application de l’art. L. 221-9 C. cons. exigeant que les mesures de police décidées en vertu des art. L. 221-2 à L. 221-8 soient « proportion-nées au danger présenté par les produits et services». Comp. C.E., 28 oct. 1991,Soc. J.-M. Lorcy, S.A. Kerlaanu Locoal Mendon – S.A. Garcia – S.A. Pascual France, nos88551, 88623 et 88666,Rec. tables p. 1084 ;J.C.P.E 1991, Pan. n° 1310 ;Contrats conc. consom. 1992, n° 58, obs. G. RAYMOND.

5 C.E., 4 avr. 1914, Gomel, n° 55125, Rec. p. 488 ; G.A.J.A. n° 29 ; S. 1917, 3, p. 25, note M. HAURIOU.

6C.E., 14 janv. 1916,Camino, nos59619 et 59679,Rec. p. 15 ;G.A.J.A.n° 30 ;R.D.P.1917, p. 463, concl. L. CORNEILLE, note G. JÈZE;S.1922, 3, p. 10, concl.

loi du 13 avril 1850 obligeant le propriétaire d’un immeuble à exécuter des travaux de réfection des murs pour éviter la prolifération de punaises1. Cette jurisprudence a très vite débouché sur la généralisation du contrôle in concreto des mesures de police sanitaire. L’arrêtDemoiselle Noualhierdu 24 janvier 1902 impose explicitement au maire, autorité de police générale, de «concilier le maintien de l’ordre public avec le respect dû aux droits des particuliers»2. On retrouve cette exigence quelques années plus tard s’agissant de la police de l’habitat insalubre3puis des règlements sanitaires adoptés sur le fondement fondement de l’article 1er de la loi du 15 février 1902. Pour le Conseil d’État, cette disposition autorise l’autorité de police à fixer les mesures «jugées nécessaires dans l’intérêt de la santé publique, sous réserve de concilier les intérêts primordiaux de la santé publique avec le respect dû au droit de propriété et à la liberté de l’industrie»4. Cette obligation de conciliation justifie alors que le Conseil d’État examine la nécessité des mesures de protection de la santé publique au regard des circonstances de fait, de temps et de lieu propres à l’espèce considérée5. Dans le même ordre d’idée, le Conseil constitutionnel a très tôt affirmé l’opposabilité de ce principe au législateur, qui doit notamment s’attacher à concilier les intérêts de la santé publique avec les droits et les libertés de valeur constitutionnelle susceptibles de s’y opposer6.

Il faut par ailleurs remarquer que cette appréciation circonstanciée des nécessités de l’ordre public sanitaire dépasse largement le seul contrôle des motifs de fait des décisions administratives dont est saisi le juge de l’excès de pouvoir. Ce dernier l’utilise également pour vérifier, et éventuellement censurer, l’existence ou l’absence d’un

détournement de pouvoir ou de procédure. Ce contrôle in concreto est encore employé

1C.E., 23 juill. 1886,De Boismonbrun, préc.

2 C.E., 24 janv. 1902,Delle Noualhier, préc.Cf. également C.E., 9 mai 1913,Sieurs Roubeau et a., n° 47.115,Rec. p. 519 : le maire « doit concilier l’intérêt de l’hygiène et de la salubrité publiques avec les autres intérêts d’ordre général».

3C.E., 5 juin 1908,Marc et Chbre synd. des propriétés immobilières de la ville de Paris, préc. et, du même jour, Gavignot et Chbre synd. des propriétés immobilières de la ville de Paris, n° 17.700,Rec. p. 627.

4C.E., 15 janv. 1909,Vial, Guillotel et a., préc.Cf. également, avec une formulation identique, C.E., 24 févr. 1911,Sieur Mathieur et Assoc. des propriétaires et locataires de la ville de Reims, n° 28.264,

Rec. p. 231 ; ― 17 mars 1932, Sieur Bedle, nos1.867 et 7.682,Rec. p. 326 ; ― 9 nov. 1935, Sieurs Botteloup et a., n° 44.052,Rec. p. 1033.

5 Outre les arrêts précités, cf. encore C.E., 17 janv. 1908, Dame Monvoisin, nos 21.469 et 22.039,

Rec. p. 61 (mesure «absolument nécessaire pour assurer la salubrité de l’immeuble») ; – 6 mars 1925,

Sieurs Lapp et Bilger,Rec. tables p. 1160 (s’agissant un arrêté municipal de police générale imposant la pasteurisation du lait consommé. Le juge administratif se livre ici à un examen extrêmement dé-taillé des éléments concrets de l’espèce qui lui est soumise). Pour un exemple récent : C.A.A. de Bordeaux, 17 oct. 2006, n° 03BX01503,M. Philippe X.c. Cne de Toulouse, préc.

6C.C., n° 80-117 DC, 22 juill. 1980 (Loi relative à la protection et au contrôle des matières nucléaires),

J.O.du 24 juill., p. 1867 ;Rec. p. 42 ;R.J.C.p. I-81 ; Pouvoirs1980-15, p. 172, note J. GICQUELet P. AVRIL;R.D.P.1980, p. 1652, note L. FAVOREU;Dr. soc.1980, p. 441, note D. TURPIN;D.1981, 2, p. 65, note C. FRANCK.

dans le cadre du contentieux de la responsabilité pour la qualification de la faute, qui exige une étude concrète de l’espèce1.

159 D’abord destinée à garantir une bonne conciliation entre les intérêts de la santé

publique et les droits des particuliers, cette appréciation circonstanciée des exigences de l’ordre public sanitaire contribue indiscutablement à la protection des libertés. D’une part, en subordonnant la légalité des mesures à leur nécessité, le juge administratif évite toute restriction inutile de l’exercice des libertés. D’autre part, ce contrôle, qui insiste sur le caractère relatif et contingent de l’ordre public, empêche toute définition abstraite et arbitraire de celui-ci. Même réduit à ses démembrements matériels, l’ordre public ne peut être définia priori, indépendamment d’une situation de fait particulière. Comme le note M. PICARD, «même la santé publique» n’est jamais, en elle-même et abstraitement, suffisante «pour justifier n’importe quelle restriction à n’importe quelle liberté et donc pour relever effectivement de l’ordre public comme norme contraignante»2. Il s’agit là d’une garantie importante qui assure la correspondance effective du fait et du droit et empêche de considérer l’ordre public comme un instrument livré à l’arbitraire des autorités publiques. L’ordre public n’est pas une doctrine mais unenécessité de fait qui rend compte de la conciliation d’exigences contradictoires.

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