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La science, support de connaissance du risque sanitaire

LA DIVERSITÉ DES MODALITÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE PUBLIC SANITAIRE

L A DIVERSITÉ MATÉRIELLE DES MESURES DE PROTECTION DE LA SANTÉ PUBLIQUE

B.- U N RISQUE ÉVOLUTIF ET CONTINGENT

1) La science, support de connaissance du risque sanitaire

224 La prise en charge d’un risque sanitaire par les pouvoirs publics dépend avant tout

de la connaissance que l’on en a. Pour agir sur un risque, il faut en effet l’avoir identifié, en avoir reconnu l’existence et en avoir une connaissance suffisante pour une action

efficace2. L’état de ces connaissances scientifiques influe donc directement sur

l’ancienneté, la nature, le contenu et l’intensité des mesures destinées à prévenir ou à faire cesser un risque3.

225 Les dispositifs de protection sanitaire évoluent également en fonction des rapports

qu’entretiennent la science et le droit. Or l’assise scientifique du droit de la police sanitaire est finalement assez récente et, en tout cas, postérieure à son développement. La construction moderne du droit de la santé publique s’est en effet essentiellement opérée

1Al. 2 de l’art. L. 1311-4 C.S.P. inséré par l’ord. n° 2005-1566 du 15 déc. 2005 relative à la lutte contre l’habitat insalubre ou dangereux, J.O. du 16 déc., p. 19370. On relèvera par ailleurs que l’ancienne législation relative à la lutte contre les maladies vénériennes prévoyait également de telles procédures d’exécution d’office des mesures jugées nécessaires à la protection de la santé publique. L’ancien art. L. 275 C.S.P. permettait ainsi l’hospitalisation d’office du malade ne se soumettant pas aux soins qui lui avaient été imposés, la même mesure pouvant être ordonné lorsque la malade refu-sait de se soumettre à l’arrêt de travail ordonné par l’autorité sanitaire (ancien art. L. 277 C.S.P.).

2Ce qui explique notamment les obligations de surveillance, d’information et d’expertise sanitaires imposées à l’administration par le Conseil d’État dans ses arrêts d’Ass. du 3 mars 2004, Min. de l’Emploi et de la Solidarité, préc.Cf. infranos 477 s. et 534 s.

3Cf.M. SETBON, Le risque comme problème politique, op. cit., p. 18-19. Sur l’influence croissante des données scientifiques sur le contenu des mesures sanitaires,cf. infranos 559 s.

par le truchement de doctrines métaphysiques jusqu’à la révolution biologique de la fin du XIXesiècle1. Ce sont les découvertes pastoriennes qui, en offrant de nouveaux outils à la prévention sanitaire, font basculer la protection de la santé publique dans un cadre à la fois plus volontariste et plus médicalisé. La découverte des phénomènes de transmission des maladies associée au positivisme qui, par une foi nouvelle en la science, entend se couper de la métaphysique révolutionnaire engendrent, au-delà même du domaine strictement sanitaire, un important bouleversement des représentations traditionnelles de la société et induisent de profondes mutations de la pensée juridique2. Malgré parfois

certaines difficultés à concilier les discours juridique et médical3, la révolution

pastorienne offre par suite une nouvelle base à l’élaboration des mesures sanitaires puisqu’il s’agit dorénavant pour l’État «de tirer des découvertes faites sur le terrain de l’hygiène des impératifs juridiques»4. La nécessité des mesures adoptées doit donc pouvoir être justifiée scientifiquement. L’autorité de police administrative ne peut ainsi, au titre de l’ordre public sanitaire, imposer des mesures dont l’utilité pour la sécurité de la collectivité n’est pas prouvée5. Réciproquement, aucune limite dogmatique ne saurait être acceptée à l’encontre de mesures de prévention dont l’utilité est scientifiquement établie. Un motif d’ordre moral ne saurait donc être utilement opposé à une décision de police sanitaire qu’elle soit de nature réglementaire6 ou individuelle7. De même, ne peut-il être excepté à une obligation vaccinale pour des raisons autres que médicales8.

1L’essor de la santé publique au XIXesiècle a ainsi principalement résulté de la philosophie hygié-niste, doctrine morale avant d’être scientifique.

2Cf. notamment L. BOURGEOIS,La Politique de la prévoyance sociale,op. cit., t. 1.

3 Sur ce point, cf. G. CARVAIS, La maladie, la loi et les mœurs, inPASTEUR et la révolution pasto-rienne…,op. cit., p. 283.

4J. RIVERO, Les transformations sociales et le développement de la protection légale de la santé,op. cit., p. 76. Léon BOURGEOISécrit ainsi, à la fin du XIXesiècle : les mesures de santé publique «sont indiscutables du point de vue juridique dès lors qu’elles sont efficaces du point de vue de la science» (cité par H. MONOD,op. cit., p. 9). Il reste que les effets de l’hygiénisme moral se sont encore long-temps faits sentir, à supposer d’ailleurs qu’ils aient aujourd’hui disparus. Le 7 novembre 1924, le Conseil d’État a ainsi admis la légalité de l’interdiction des combats de boxe «contraires à l’hygiène morale» (Club sportif indépendant du châlonnais, précité). Cf. encore C.E., 29 avr. 1921, Soc. Édouard Premier et Charles Henry, précité (interdiction de la fabrication de l’absinthe, industrie d’empoisonnement public que la «morale réprouve»).

5C’est sur ce fondement notamment que sont distinguées les mesures de commodité ou de confort des mesures d’assainissement ; c’est encore sur ce principe que fut fondé le refus des autorités fran-çaises de prendre certaines mesures proposées pour lutter contre l’épidémie de sida (cf. infran° 402).

6 C.E., Sect., 27 mars 1936,Assoc. cultuelle israélite de Valenciennes, préc. ; ― 2 mai 1973, Assoc. cultuelle des Israélites nord-africains de Paris, préc.

7 Ainsi, la liberté de pensée, de conscience et de religion notamment garantie par l’art. 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ne fait pas obstacle à ce qu’un préfet refuse, malgré les dernières volontés du défunt, d’autoriser la conser-vation de son corps par cryogénisation dans l’enceinte de la propriété familiale, ce procédé n’étant au demeurant pas conforme à l’objectif du maintien de la salubrité et de l’ordre publics visé par la légi-slation et la réglementation funéraires : C.A.A. de Nantes, 27 juin 2003,Cts Martinot, n° 02NT01704 et les concl. de J.-F. MILLET,A.J.D.A.2003, p. 1871-1876.

8 Selon l’art. R. 3112-3 C.S.P., seul un certificat médical attestant que la vaccination projetée est contre-indiquée peut dispenser une personne de l’obligation vaccinale.Cf., par ailleurs, C.E., 26 nov. 2001,A.L.I.S. et a., précité, sur le caractère inopérant du moyen tiré de la violation du principe de la liberté de conscience.

La construction du droit de la santé publique fait ainsi appel à une fonction d’expertise scientifique1qui n’a cessé de se perfectionner au cours du XXe siècle2et qui explique, au moins pour partie, la multiplication et la diversification des organismes techniques consultatifs3, la présence massive des scientifiques au sein des administrations chargées de la santé, comme, d’ailleurs, la technicité et l’instabilité des normes imposées4.

226 Deux remarques s’imposent cependant. En premier lieu, s’il est vrai que l’assise

scientifique de la police sanitaire n’a véritablement été acquise qu’au début du XXe

siècle, il faut également convenir que les scientifiques, ou du moins les médecins, ont toujours exercé une influence certaine dans la définition des actions publiques de santé. De la sorte, l’empirisme de l’intervention sanitaire des autorités publiques retranscrit aussi en grande partie les errements et/ou les progrès de la science. C’est, par exemple, le refus de la médecine galienniste5de croire en la contagion qui conduit les cités de France à refuser la quarantaine lors de la Peste noire de 13476. Ce sont également les théories aéristes issues du néo-hippocratisme qui prévalent sous l’Ancien Régime qui expliquent à la fois les premières mesures d’assainissement de l’époque moderne – notamment l’exclusion hors des villes des cimetières et des ateliers portant des odeurs insalubres7– et l’indifférence dans laquelle fut tenue la salubrité de l’eau jusqu’au milieu du XIXesiècle8. Si, au début du XIXe siècle, la police sanitaire est d’abord une police qui cloisonne et isole et qui s’essaie à contrôler les flux humains et commerciaux, c’est encore pour répondre aux directives données par les scientifiques, alors convaincus de la nécessité des quarantaines et des lazarets. L’hygiénisme, quant à lui, s’affirme dans les premiers temps comme l’héritage de la doctrine infectionniste qui, à compter du début du XIXe siècle, incite les autorités à une action sanitaire préventive.

1F. EWALD, Le retour du malin génie…,op. cit., p. 121.

2Même si certains protestaient encore il y a peu contre l’insuffisance de l’implication des scientifi-ques dans la décision de santé publique.Cf. W. DAB,La décision en santé publique. Surveillance épi-démiologique, urgences et crises, Rennes, Éd. E.N.S.P., 1993, 292 p.

3Cf. infra, n° 340.

4V. notamment K. FOUCHER,Principe de précaution et risque sanitaire. Recherche sur l’encadrement juridique de l’incertitude scientifique, Paris, L’Harmattan, 2002, 560 p., coll. Logiques juridiques, Préface de R. ROMI.

5 Claude GALIEN, médecin grec (v. 131 – v. 201). Adaptant les théories d’HIPPOCRATE, sa doctrine attribuant l’origine des maladies à un déséquilibre des humeurs engendré par les passions de l’âme ou l’action des astres bénéficie d’un grand prestige jusqu’à la Renaissance. C’est sur elle que s’appuie notamment le célèbre PARACELSE, alchimiste et médecin suisse, père de la médecine her-métique (Théophrastus Bourbatus VONHOHENHEIM, dit PARACELSE, v. 1493 – 1541).

6Tandis que la population y voit un châtiment divin, la médecine officielle attribue en effet l’origine de ce fléau à une conjoncture malheureuse des astres engendrant une corruption meurtrière de l’air.

Cf.notamment J. DELUMEAU,La peur en Occident (XIVe-XVIIIesiècles)…,op. cit., p. 132-187.

7J. THIBAULT-PAYEN, L’exil des cimetières et des morts à la veille de 1789 : l’exemple de la primitive Église, inHistoire du droit social. Mélanges en hommage à Jean IMBERT,op. cit., p. 509-517.

8 J.-P. GOUBERT, La conquête de l’eau. L’avènement de la santé à l’âge industriel, Paris, Robert Laffont, 1986, 302 p., coll. Pluriel, Introduction de E. LEROYLADURIE.

227 Il faut, en second lieu, se garder d’une vision trop optimiste des rapports entre la science et le droit, et veiller, en particulier, à ne pas considérer celle-ci comme l’unique support de l’ordre public sanitaire. D’une part, le principe de nécessité qui sous-tend le concept d’ordre public ne peut être épuisé dans la connaissance scientifique. La science détermine sans doute le contenu de l’ordre public sanitaire puisqu’elle permet de définir les mesures propres à préserver la santé publique, mais elle n’est ni l’explication ni la justification de la notion qui ne saurait, sans danger, être uniquement envisagée en termes d’efficacité scientifique. D’une part, la science peut elle-même être porteuse de troubles,

soit par ses erreurs1, soit par ses progrès qu’il peut être nécessaire d’encadrer

juridiquement2. D’autre part, la traduction des données de la science en impératifs

juridiques est à la fois influencée et limitée par la substance propre du concept d’ordre public, reflet des valeurs dominantes de la société. Enfin, la découverte d’un risque et/ou des moyens propres à y remédier ne suffisent pas en eux-mêmes à justifier une action des pouvoirs publics, notamment si cette action relève de la police. Il faut encore que la situation présente un degré d’anormalité suffisant pour être qualifiée de trouble à l’ordre public.

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