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Les citoyens belges francophones et le fédéralisme en Belgique

C. L’organisation et le déroulement

II. Les perceptions fédérales des citoyens belges francophones

1. La perception du système fédéral

La vision que les citoyens portent sur le système fédéral belge actuel constitue véritablement le cœur de la perception politique. Afin d’appréhender les perceptions des participants, l’analyse repose sur leurs réponses à dix questions sur ce sujet408, leur carte du fédéralisme et les discussions en focus groupes. Globalement, ce qui ressort du corpus des données recueillies est une image contrastée de la perception du fédéralisme belge parmi les citoyens réunis. Plus précisément, la triangulation des données permet de dégager quatre grandes positions (Tableau 3.7).

Tableau 3.7 Perception du système fédéral

Position A Position B Position C Position D

Perception négative du système fédéral

Perception positive et deux sens négatifs du fédéralisme

Perception positive même si certains défauts

Perception plutôt négative du système fédéral

Premièrement, certains participants perçoivent négativement le système fédéral. Cela tient à sa complexité mais surtout à son incapacité à apaiser les tensions communautaires. Ils estiment que le fonctionnement du système fédéral belge est insatisfaisant et qu’il n’est pas la meilleure solution pour assurer la coexistence pacifique entre les deux grandes communautés. Cette perception tient également au rôle négatif attribué aux hommes politiques des deux côtés de la frontière linguistique qui sont vus comme les responsables des conflits. Les citoyens, au contraire, qu’ils soient francophones ou néerlandophones souhaitent avant tout l’unité de la Belgique. La carte du fédéralisme du participant B2 présente ainsi quatre termes dont deux (« Roi » et « unie ») font explicitement référence à l’unité de la Belgique et des Belges (Figure 3.4). La description qu’il donne ensuite de sa carte abonde dans ce sens :

408 Il s’agit des indicateurs suivants : le fonctionnement du système fédéral belge est satisfaisant, le

Gouvernement fédéral assure suffisamment la protection des minorités, le système fédéral belge est la meilleure solution pour la coexistence pacifique, les femmes et hommes politiques sont les principaux responsables des conflits communautaires, le système fédéral belge n’assure pas une juste solidarité entre régions, un système fédéral est préférable, avoir un seul gouvernement est préférable, vivre dans un pays où la population parle la même langue et partage la même culture est préférable, le gouvernement fédéral a trop de pouvoir et la fin de la Belgique est possible. Pour chaque question, quatre modalités étaient proposées : tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord, pas d’accord du tout (et je ne sais pas en T1), sauf pour la dernière qui proposait les modalités « non », « oui, avant 2010 », « oui, entre 2010 et 2020 » et « oui, après 2020 ».

B2 : Pour moi […] c’est d’abord l’unité du pays, que ce soit du Nord et du Sud et je souhaite que l’entente se fasse cordialement. Ayant travaillé personnellement dans l’ensemble du pays, je n’ai jamais trouvé de conflit entre néerlandophones et francophones […].

Figure 3.4 Carte du fédéralisme de B2

Le participant B9, quant à lui, pose une question sur sa carte (Figure 3.5) qui semble porter une perception plutôt négative du fédéralisme. Il commente celle-ci de la sorte « moi, c’est un petit peu pareil, je n’ai pas vraiment de définition de fédéralisme. Je me dis est-ce que ce n’est pas peut-être une solution qu’on a tenté déjà pour éviter le séparatisme, enfin une séparation de la Belgique. Mais je ne sais pas si c’est la moins bonne solution ». Au cours de la même séance de discussions, B9 précise « j’ai l’impression que c’est quelque chose qu’on a mis en place pour éviter une séparation mais ça fait pire ».

Figure 3.5 Carte du fédéralisme de B9

Finalement, c’est donc une vision du fédéralisme = séparatisme qui domine les participants de ce premier groupe. Cette perception est renforcée par le fossé existant entre les hommes politiques – responsables des conflits communautaires – et les citoyens – partisans de l’unité de la Belgique. Dans cette perspective, le système fédéral tel qu’instauré par les acteurs politiques est perçu négativement par ces participants puisqu’il est en porte- à-faux avec leur vision du pays.

Deuxièmement, d’autres citoyens semblent a priori montrer une perception plus positive du fédéralisme. Ce dernier est en effet considéré par ceux-ci comme la meilleure solution pour la coexistence pacifique entre les néerlandophones et les francophones. Cependant, dès que l’on creuse un peu cette question, une perception négative transparaît de leur carte du fédéralisme et de leur discours. Les cartes du fédéralisme de B3 et de B6 présentées ci-dessus dans la section précédente et les explications données par leur auteur respectif s’inscrivent dans cette perspective en posant la même question : le fédéralisme n’est-il pas la solution pour maintenir l’union de la Belgique et éviter le séparatisme ? La participante B6 s’exprimait ainsi : « je me dis que le fédéralisme, c’est peut-être ce qui sert à

garder l’union de la Belgique. Je trouve que c’est bien mais on verra bien par la suite de la journée ce que l’on conçoit ». La carte du fédéralisme de la participante B5 semble également porteuse d’une vision positive, rapidement contrebalancée par des éléments négatifs (Figure 3.6)409. En effet, lorsqu’elle décrit celle-ci, le fédéralisme paraît agir comme protecteur face à des dynamiques négatives. Elle explique ainsi : « alors, là, plus je m’éloigne de la notion de fédéralisme, plus je vois l’absence de solidarité, les divisions, les inégalités, la peur de l’autre, le refus de la différence, le repli sur soi, les citoyens dans tout cela et au bout de tout, le nationalisme. Moi, cela me fait peur ». Cependant, ce rôle de garant ne semble pas être infaillible et le risque de séparation guette le fédéralisme belge :

A : Le fédéralisme est plus près d’une idée de partage selon vous ?

B5 : Moi je pense qu’au départ, si on a voulu éviter la scission, la séparation, on a fait croire qu’avec le fédéralisme, on allait pouvoir rester unis et on s’aperçoit qu’on a toujours des reflux de séparation.

Figure 3.6 Carte du fédéralisme de B5

409 On peut lire sur cette carte, dans le sens horlogique, en allant de l’extérieur vers l’intérieur : citoyens,

nationalisme, partage, peur de l’autre, refus de la différence, nombrilisme, repli sur soi, divisions, inégalités, politiques des politiciens, absence de solidarité.

Cette perception du fédéralisme peut être synthétisée dans ce que nous avons qualifié, par ailleurs, des « deux sens – négatifs – du fédéralisme belge »410 pour les Belges

francophones. Le premier – moins négatif – peut se traduire ainsi : fédéralisme = moins mauvaise solution. En effet, certains citoyens voient dans le fédéralisme la moins mauvaise solution pour maintenir l’union de la Belgique ou en d’autres termes pour apaiser les tensions communautaires entre francophones et néerlandophones et donc éviter le séparatisme. Néanmoins son fonctionnement ne donne visiblement pas satisfaction et renforcerait même les conflits. Le fédéralisme serait ainsi la solution mais aussi la cause des conflits communautaires. Le deuxième sens – le plus négatif – s’inscrit dans la continuité du premier et peut, quant à lui, se traduire par : fédéralisme = (inexorablement) séparatisme. Comme le montrent les extraits proposés ci-dessus, si le fédéralisme constitue la moins mauvaise solution pour éviter le séparatisme, il tend finalement à y conduire, inexorablement411.

Ces deux sens négatifs du fédéralisme renvoient au « paradoxe du fédéralisme » bien connu de la littérature scientifique sur le fédéralisme que nous avons évoqué dans le premier chapitre. Comme le résument habilement Jan ERK et Lawrence ANDERSON : « federalism has features that are both secession inducing and secession preventing »412. Certains citoyens belges francophones au travers de leurs prises de position

font écho à cette tension, probablement intrinsèque à tout système fédéral conçu comme solution pour apaiser des tensions « ethniques » (ethnofederal solutions) mais particulièrement ressentie en Belgique francophone. Une intervention du participant B8 – même si lui ne peut être rangé dans ce groupe de participants – illustre clairement ce paradoxe :

B8 : Ce sont des éléments assez mélangés. Déjà sur le mot, en Belgique, fédéralisme, on pense quand même, en gros, à séparation et déglingue de l’État unitaire qu’on connaissait,

410 Min Reuchamps, « Les Belges francophones et le fédéralisme. À la découverte de leurs perceptions et de

leurs préférences fédérales », Fédéralisme Régionalisme 8, n°2 (2008) ; Min Reuchamps, « Le fédéralisme et ses deux sens - négatifs - en Belgique francophone », Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège 54, n°4 (2009). Par ailleurs, lors d’une recherche empirique sur un groupe d’étudiants universitaires, nous avons trouvé trace de ces deux sens – négatifs – du fédéralisme belge : Grandjean et al., « Le fédéralisme « incompris » : perceptions et préférences d’un auditoire d’étudiants de l’ULg » ; Reuchamps et al., « Dessinez la Belgique » : Comment de jeunes Belges francophones voient le fédéralisme.

411 Cette perception négative du fédéralisme rejoint les craintes, évoquées ci-dessus, de certains hommes

politiques de la fin des années 1960, au moment où la première réforme de l’État unitaire était discutée, qui voyaient déjà dans le fédéralisme la voie irrémédiable vers le séparatisme. Voyez notamment la position du Sénateur Paul DE STEXHE qui a joué un rôle important dans la troisième révision de la Constitution qui mis fin au système unitaire que la Belgique connaissait depuis 1830 : de Stexhe, La révision de la Constitution belge 1968-1971. Ces voix de Cassandre résonnent particulièrement auprès de certains citoyens francophones à l’heure actuelle.

412 Erk et Anderson, « The Paradox of Federalism : Does Self-Rule Accommodate or Exacerbate Ethnic

par contre, quand on dit quelqu’un qui est un élément fédérateur, justement l’idée qu’il réunit, comme le mot communautaire en Belgique, on pense à « on découpe » mais en fait, c’est commun, la racine. C’est déjà assez paradoxal. Alors je pense que, enfin moi, je vois plutôt ça comme paradoxal.

Troisièmement, à côté de ces deux premiers groupes de citoyens qui déploient une perception négative du fédéralisme, un autre groupe est composé de participants qui, à l’inverse, expriment une perception positive du fédéralisme. Malgré les relations communautaires parfois tendues, ils se disent satisfaits du fonctionnement du système fédéral et estiment que le fédéralisme représente la meilleure solution pour organiser le vivre ensemble en Belgique. Le participant B1 témoigne de cette perception au travers de sa carte du fédéralisme (Figure 3.7).

Figure 3.7 Carte du fédéralisme de B1

Le commentaire qui accompagne la carte du fédéralisme de B1 est positif à l’égard du fédéralisme : « au centre, je voyais fédéralisme d’union. En m’écartant, je vois efficacité, solidarité, renforcement mutuel, équilibre puis antagonisme vraiment à l’autre bout de l’extrême ». Un peu plus tard dans la discussion, ce même citoyen confirme sa vision positive du fédéralisme :

A : D’accord, donc le fédéralisme représente un certain nombre de craintes. Le fédéralisme : une crainte. Est-ce que tout le monde est d’accord avec cela ? Ou bien au contraire, c’est associé à une idée plutôt rassurante ? Vous pouvez intervenir Monsieur.

B1 : Personnellement, je n’ai pas peur de cette notion de fédéralisme. Si l’on compare avec un ménage, certains ménages se marient avec contrat de mariage, d’autres pas, chez les Français, c’est le pacs, etc. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas trouver un équilibre harmonieux justement en maintenant, sans les accentuer les différences parfois, les divergences, etc.

L’idée au cœur de cette vision partagée par plusieurs participants du panel liégeois est l’équilibre, accompagné d’une certaine solidarité mais également d’une dose d’efficacité. En outre, les membres de ce groupe ont bien conscience des différences entre les communautés et difficultés de la cohabitation, mais celles-ci ne sont pas rédhibitoires à leurs yeux. Le fédéralisme permet justement de les outrepasser et d’ainsi assurer une sorte d’union fédérale.

Quatrièmement, un dernier groupe de citoyens parmi les personnes interrogées voit le fédéralisme d’une manière négative. Cette fois, ce n’est pas tant la peur du séparatisme qui anime cette vision mais plutôt un regard « pragmatique », selon les termes des participants qui tombent dans cette catégorie, sur l’inefficacité du système fédéral belge. Ils en sont insatisfaits car il est complexe, incompréhensible et inefficace de surcroît. Ce constat questionne in fine la valeur ajoutée d’une Belgique fédérale. La vision de B8 illustre bien cette perception du fédéralisme belge et de la Belgique. Sa carte du fédéralisme et sa présentation se déclinent d’ailleurs en termes et en questionnements assez négatifs à leurs sujets (Figure 3.8).

B8 : Moi, je suis plus parti de l’idée que le fédéralisme est au départ le résultat d’un égocentrisme et d’une maladie de riches. C’est sans doute inéluctable mais je me demande s’il peut être efficace. En fait, ma vraie question est de dire: « qu’y avait-il de commun au départ pour créer un État belge ? » Ça j’espère que les experts nous ferons peut-être un petit rappel historique de ce qui a contribué à la constitution d’un État belge car au départ, il n’y avait quand même pas de Belgique avant 1830 et que va-t-il rester de commun qui justifie un État belge ? Donc en fait, c’est surtout des questions.

Figure 3.8 Carte du fédéralisme de B8

Ce sont donc quatre façons de percevoir le système fédéral et le fédéralisme qui se retrouvent au sein du panel belge francophone. Par ailleurs, la participation à celui-ci n’a pas radicalement changé les opinions des citoyens réunis. En effet, si, par exemple sur l’indicateur de fonctionnement du système fédéral belge, la moitié des répondants a changé/n’a pas changé d’avis sur cette question à la suite du panel (Tableau 3.8), on assiste à des changements d’intensité, plutôt qu’à des changements radicaux d’opinion (de « Pas d’accord du tout » à « Tout à fait d’accord » ou vice-versa). Ainsi, la participation au panel semble nuancer, mais aussi parfois conforter, la position des participants413. C’est d’ailleurs les deux catégories intermédiaires (« Plutôt d’accord » et « Plutôt pas d’accord ») qui ont connu le plus de changements, s’échangeant pas moins de 18 participants. Plus généralement, les différents groupes identifiés sur base des perceptions ont été touchés de la même façon par les éventuels changements d’opinions. On ne peut pas dire qu’une vision du fédéralisme belge soit plus influencée par la participation au panel qu’une autre.

413 Si on regroupe les modalités « Pas d’accord du tout » avec « Plutôt pas d’accord » et « Tout à fait d’accord »

Tableau 3.8 Fonctionnement du système fédéral belge est satisfaisant en T1 (lignes) et en T2 (colonnes)

(en nombres réels) Modalité de réponse Tout à fait d’accord Plutôt d’accord Plutôt pas d’accord Pas d’accord du tout Total (T1) Tout à fait d’accord 1 0 1 0 2 Plutôt d’accord 1 16 11 1 29 Plutôt pas d’accord 0 7 11 2 20 Pas d’accord du tout 0 2 5 3 10 Je ne sais pas 0 0 1 1 2 Total (T2) 2 25 29 7 63 Nombre de répondants = 63.

Pour comprendre l’évolution entre le T1 et le T2, le tableau se lit d’abord en ligne et ensuite en colonne.

En résumé, les participants présents ont montré au travers de leurs réponses aux questionnaires, de leur carte mentale et de leur intervention en focus groupe qu’ils avaient des visions différentes du sujet que nous avons pu regrouper en quatre catégories et qui sont susceptibles d’évoluer légèrement à la suite du panel mais pas d’être remises fondamentalement en cause. Au regard de notre objectif d’étudier les liens entre les perceptions et les préférences des citoyens, ce premier élément de notre réflexion laisse penser que cette diversité de points de vue en termes de perceptions pourrait se refléter dans une multiplicité de préférences pour l’avenir du fédéralisme et donc du pays. Il s’agira alors d’établir les relations entre les premières et les secondes.

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