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Le fédéralisme en Belgique et au Canada

B. Le paradoxe du fédéralisme

En Belgique et au Canada, l’enjeu du fédéralisme, nous venons de le montrer, est la cohabitation entre les différents groupes nationaux formant l’État177. Cela dépasse, toutefois, la simple cohabitation pacifique puisqu’il s’agit d’organiser la gestion du pays en combinant une participation commune au pouvoir, voire même une solidarité, tout en offrant une autonomie suffisante à des entités distinctes et donc en permettant des itinéraires différents à chacune de celles-ci. Cependant, cette organisation du pouvoir génère un véritable paradoxe au cœur du fédéralisme multinational qui pose questions à tous les spécialistes de ce sujet178. Dans l’introduction d’un numéro spécial de la revue Regional and Federal Studies, Jan ERK et Lawrence ANDERSON l’expriment dans ces termes :

[t]erritorial recognition of minorities through the adoption (or strengthening) of federalism may intuitively seem to be the best way to manage ethno-linguistic conflict but, in the long run, such recognition perpetuates and strengthens the differences between groups and provides minority nationalists with the institutional tools for eventual secession. Further, federalism provides opportunities for conflict between regions and centres that might otherwise not exist. The fundamental question, then, is whether federalism provides a stable, long-lasting solution to the management of conflict in divided societies or is, instead, a temporary stop on a continuum leading to secession and independence. A federal arrangement that formally recognizes ethno-linguistic diversity to help manage the political system can also set this newly—or increasingly—federal state on a path to eventual disintegration. Here, in a nutshell, is the paradox: federalism has features that are both secession inducing and secession preventing179.

Dans son livre, Ethnic Groups in Conflict, publié en 1985 et considéré depuis lors comme une référence centrale de la littérature sur les conflits ethniques, Donald HOROWITZ observe qu’une division ingénieuse de l’autorité entre des régions ou des États et le gouvernement central offre un potentiel de réduction des conflits, sans toutefois surestimer ce potentiel180. Dans son sillage, Ted Robert GURR observe qu’une « negotiated autonomy has proved to be an effective antidote for ethnonational wars of secession in Western and Third World states »181. De même, Yash GHAI voit dans le fédéralisme et

177 C’est la différence entre les groupes nationaux et les minorités ou groupes dits culturels ; ces derniers n’ont

pas vocation à gouverner l’État, même s’ils en font partie. Sur ce sujet, voyez la collection d’essais regroupés dans Will Kymlicka (dir.), The Rights of Minority Cultures (Oxford ; New York : Oxford University Press, 1995).

178 Voyez, par exemple, Allen E. Buchanan, Secession : the morality of political divorce from Fort Sumter to Lithuania

and Quebec (Boulder : Westview Press, 1991) ; Louis Balthazar, « The Quebec experience : Success or failure? », Regional & Federal Studies 9, n°1 (1999) ; Lawrence M. Anderson, « Exploring the paradox of autonomy : federalism and secession in North America », Regional & Federal Studies 14, n°1 (2004) ; Kristin M. Bakke et Erik Wibbels, « Diversity, Disparity, and Civil Conflict in Federal States », World Politics 59, n°1 (2006).

179 Jan Erk et Lawrence Anderson, « The Paradox of Federalism : Does Self-Rule Accommodate or

Exacerbate Ethnic Divisions? », Regional & Federal Studies 19, n°2 (2009) : 191-192.

180 Donald L. Horowitz, Ethnic Groups in Conflict (Berkeley : University of California Press, 1985).

181 Ted Robert Gurr, Peoples versus states : minorities at risk in the new century (Washington : United States Institute

surtout l’autonomie qu’il offre un potentiel intéressant tout en pouvant servir de « springboard to secession »182. Toutefois, une solution fédérale gèle la division entre les

groupes et les identités ce qui rend plus difficile une évolution positive de la situation. Alors qu’elle posait comme hypothèse de départ que le fédéralisme exacerbait les conflits ethniques, Nancy BERMEO, quant à elle, se montre au final plus optimiste, puisqu’elle conclut ses travaux sur une note positive : « federal institutions promote successful accommodation »183 et ce aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays moins développés. Cependant, d’autres chercheurs ne partagent pas cet enthousiasme. Ainsi, Jack SNYDER écrit :

[w]hile ethnofederalism does not always produce ethnic violence in late-developing, transitional societies, it does create strong incentives for their elites to mobilize mass support around ethnic themes. When other factors are favorable for intense nationalist mobilization, the legacy of ethnofederalism heightens the likelihood of conflict184.

Une fois le constat posé d’un paradoxe du fédéralisme, deux questions s’en suivent. D’une part, il convient de savoir sous quelles conditions le potentiel du fédéralisme peut être réalisé. Plusieurs réponses apparaissent dans la littérature et ont été – ou non – appliquées en Belgique et au Canada. Elles peuvent provenir de structures institutionnelles adaptées à la démographie du pays185, des partis politiques et surtout de la présence ou non de partis fédéraux186 et inversement de l’absence ou non de partis régionalistes187, de

solutions juridiques notamment au regard du droit international qui rejette la sécession188.

Partant de ces réponses, Jan ERK et Lawrence ANDERSON dressent un inventaire des facteurs favorisant les forces centripètes et les forces centrifuges en les classant selon trois

182 Yash Ghai, « Autonomy as a Strategy for Diffusing Conflict », in International Conflict Resolution after the Cold

War, Paul C. Stern et Daniel Druckman (dir.) (Washington : National Academy Press, 2000), 501.

183 Nancy Bermeo, « The Import of Institutions », Journal of Democracy 13, n°2 (2002).

184 Jack Snyder, From Voting to Violence : Democratization and Nationalist Conflict (New York : Norton, 2000), 202. 185 Voyez notamment Michael Hechter, Containing nationalism (Oxford ; New York : Oxford University Press,

2000) ; Henry E. Hale, « Divided We Stand : Institutional Sources of Ethnofederal State Survival and Collapse », World Politics 56, n°2 (2004) ; Jacob T. Levy, « Federalism, Liberalism, and the Separation of Loyalties », The American Political Science Review 101, n°3 (2007).

186 Pour le cas belge et le cas canadien, on trouvera des réflexions intéressantes dans Deschouwer, « Une

fédération sans fédérations de partis » ; Sinardet, « De communautaire koorts : Symptomen, diagnose en aanzet tot remedie » ; Deschouwer et Van Parijs, « Une circonscription fédérale pour tous les Belges » ; Jean- Benoit Pilet et al. (dir.), L’absence de partis nationaux : menace ou opportunité ?, Science politique (Bruxelles : Editions de l’Université de Bruxelles, 2009).

187 La littérature sur ce sujet est vaste, on consultera utilement : Mikhail Filippov et al., Designing federalism : A

theory of self-sustainable federal institutions (New York : Cambridge University Press, 2004) ; Dawn Brancati, « Decentralization : Fueling the Fire or Dampening the Flames of Ethnic Conflict and Secessionism? », International Organization 60, n°3 (2006) ; Lieven De Winter et al. (dir.), Autonomist Parties in Europe : identity politics and the revival of the territorial cleavage, 2 vols. (Barcelone : Institut de Ciències Polítiques i Socials, 2006).

188 Allen E. Buchanan, « Federalism, Secession, and the Morality of Inclusion », Arizona Law Review 37, n°1

dimensions : la volonté et la capacité politique, le dispositif institutionnel tel que codifié dans la Constitution et enfin les facteurs économiques et sociaux non codifiés189. C’est ici

que les dynamiques belge et canadienne s’opposent.

D’autre part, une seconde réflexion surgit du paradoxe du fédéralisme et constitue le pendant de la première. Les citoyens, et plus particulièrement leurs divisions, constituent la raison d’être du fédéralisme ; or ils disparaissent quasi-complètement des solutions pour résoudre ce paradoxe. Deux questions subséquentes se posent. Comment voient-ils l’architecture fédérale censée apaiser les tensions dans leur pays ? Quel est l’impact de cette perception sur leurs préférences ? Cette double interrogation anime cette recherche dont l’attention est tournée vers les citoyens. Pour y répondre un dispositif méthodologique a été mis au point qu’il convient maintenant de présenter. Ce sera l’objet de notre prochain chapitre.

189 Erk et Anderson, « The Paradox of Federalism : Does Self-Rule Accommodate or Exacerbate Ethnic

Des panels citoyens délibératifs sur

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