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Des panels citoyens délibératifs sur l’avenir du fédéralisme

I. Les perceptions et les préférences fédérales

3. Les identités et les sentiments d’appartenance

Parmi les quatre dimensions des perceptions, les identités et les sentiments d’appartenance constituent de loin la thématique la plus étudiée dans la littérature. Avec la perception de l’autre, cette dimension forme un triangle identitaire reposant sur trois pôles : « moi », « nous » et « eux ». Cette distinction renvoie à différentes approches du phénomène identitaire qui peuvent guider notre analyse. D’un côté, on trouve les travaux qui étudient les identités et sentiments d’appartenance d’un point de vue individuel – ce que nous qualifions de « moi ». D’un autre côté, il y a les études qui s’intéressent au phénomène de construction du « nous », en d’autres termes celles qui étudient le nationalisme.

Plusieurs conceptions des identités (ethno-)territoriales ressortent de la littérature et se traduisent par des questionnements différents. Tout d’abord, la première repose sur la

217 Duchacek, Comparative federalism : The territorial dimension of politics.

218 Richard L. Cole et al., « Public Opinion on Federalism in the United States and Canada in 2002 : The

Aftermath of Terrorism », Publius : The Journal of Federalism 32, n°4 (2002) ; John Kincaid et al., « Public Opinion on Federalism in Canada, Mexico, and the United States in 2003 », Publius : The Journal of Federalism 33, n°3 (2003) ; Richard L. Cole et al., « Public Opinion on Federalism and Federal Political Culture in Canada, Mexico, and the United States, 2004 », Publius : The Journal of Federalism 34, n°3 (2004) ; John Kincaid et Richard L. Cole, « Public Opinion on Issues of U.S. Federalism in 2005 : End of the Post-2001 Pro-Federal Surge? », Publius : The Journal of Federalism 35, n°1 (2005) ; Richard L. Cole et John Kincaid, « Public Opinion on U.S. Federal and Intergovernmental Issues in 2006 : Continuity and Change », Publius : The Journal of Federalism 36, n°3 (2006).

219 Fafard et al., « The Presence (or the Lack Thereof) of a Federal Culture in Canada : The Views of

hiérarchie des identités et des sentiments d’appartenance. Dans les enquêtes, elle se transpose par la question suivante : à quel groupe estimez-vous appartenir avant tout ? Selon le contexte, les modalités proposées varient évidemment. En Belgique francophone, à titre d’exemple, six propositions sont généralement offertes : l’ensemble des Belges (pour insister sur l’idée d’une communauté de personnes), la Belgique (pour une référence plus institutionnelle), la Communauté française, la Région wallonne, la province et enfin la ville/commune. Classiquement utilisée en Belgique, depuis les premières enquêtes sur le sujet connues sous le nom de « Régioscopes »220, cette manière d’appréhender les identités

comporte un avantage et un inconvénient importants, selon Emilie VAN HAUTE et ses collègues :

[d]e par son utilisation fréquente, l’avantage de cette question est qu’elle permet une comparaison diachronique. Elle oblige cependant le répondant à ordonner et hiérarchiser ses identités, ce qu’il ne ferait peut-être pas s’il avait la liberté de réponse221.

La deuxième conception offre une alternative à l’échelle hiérarchique ; elle met en évidence l’intensité relative des identités, ce qui convient particulièrement bien dans un contexte multinational ou pour reprendre l’expression de Luis MORENO dans les « États d’union » comme le sont l’Espagne et la Grande-Bretagne, là où deux identités se chevauchent222. Cet auteur a développé une échelle de mesure des identités qui porte, depuis lors, son nom et qui a été utilisée dans de nombreux pays – favorisant ainsi les comparaisons internationales223. Celle-ci propose en une seule question cinq grandes

220 Nicole Delruelle-Vosswinckel et André-Paul Frognier, « L’opinion publique et les problèmes

communautaires. Régioscopes I », Courrier hebdomadaire du CRISP, n°880 (1980) ; Nicole Delruelle- Vosswinckel et André-Paul Frognier, « L’opinion publique et les problèmes communautaires. Régioscopes II », Courrier hebdomadaire du CRISP, n°927-928 (1981) ; Nicole Delruelle-Vosswinckel et al., « L’opinion publique et les problèmes communautaires. Régioscopes III », Courrier hebdomadaire du CRISP, n°966 (1982) ; Nicole Delruelle-Vosswinckel et al., « L’opinion publique et les problèmes communautaires. Régioscopes IV », Courrier hebdomadaire du CRISP, n°991-992 (1983).

221 Emilie van Haute et al., « Complexes identitaires ou identités complexes en Belgique fédérale », in L’espace

Wallonie-Bruxelles : voyage au bout de la Belgique, Benoît Bayenet et al. (dir.), Economie, société, région (Bruxelles : De Boeck, 2007), 4.

222 Luis Moreno, « Identités duales et nations sans État (la Question Moreno) », Revue internationale de politique

comparée 144, n°4 (2007) : 501.Voyez également Luis Moreno, « Decentralization in Britain and Spain : The Cases of Scotland and Catalonia » (University of Edinburgh, 1986) ; Luis Moreno, « Scotland, Catalonia, Europeanization and the ‘Moreno Question’ », Scottish Affairs 45 (2006).

223 Voyez, par exemple, Alistair Cole et Jocelyn Evans, « Utilisation de l’échelle de Moreno en France et au

Royaume-Uni », Revue internationale de politique comparée 144, n°4 (2007) ; Lieven De Winter, « La recherche sur les identités ethno-territoriales en Belgique », Revue internationale de politique comparée 144, n°4 (2007) ; Élisabeth Dupoirier, « De l’usage de la Question Moreno en France », Revue internationale de politique comparée 144, n°4 (2007) ; Guy Lachapelle, « Identités, économie et territoire : la mesure des identités au Québec et la Question Moreno », Revue internationale de politique comparée 144, n°4 (2007) ; Hubert Peres, « Genèse et contexte d’une invention : le questionnaire de Juan Linz entre identité subjective et prétentions nationalistes », Revue internationale de politique comparée 144, n°4 (2007).

modalités : « Je me sens uniquement X », « Je me sens plus X que Y », « Je me sens aussi bien X que Y », « Je me sens plus Y que X » et enfin « Je me sens uniquement Y ».

Se démarquant d’une approche hiérarchique ou relative des sentiments d’appartenance, la troisième conception se fonde sur une vision complémentaire plutôt que concurrente des identités. Cette perspective repose sur une mesure de la fréquence et de l’intensité de celles-ci224. Particulièrement développé par le Centre Liégeois d’Étude de

l’Opinion (CLEO), devenu le Centre d’Étude de l’Opinion de l’Université de Liège, un tel questionnement a permis de mettre en évidence que les identités sont souvent positivement corrélées, en tout cas dans le contexte wallon225. Ainsi, les citoyens qui se sentent fortement belges, tendent à se sentir fortement wallons et également européens226.

Dans les quatre terrains de la recherche, la combinaison de l’échelle Moreno et d’un indicateur d’intensité servira de base à l’étude des identités et des sentiments d’appartenance des participants. En outre, lors des discussions en focus groupes, ce sujet sera débattu afin de dépasser la simple mesure par questionnaire. Cela permettra de prendre en compte la « contextualisation » des identités227, d’étudier la « constellation des appartenances »228 ou ce que Charles T

AYLOR appelle la « plurality of ways of belonging »229 et surtout d’analyser comment elles s’articulent entre elles.

À côté de cette investigation de l’identification individuelle des citoyens, il faut également étudier la dimension collective des identités et des sentiments d’appartenance. Celle-ci a souvent été traduite sous le vocable de nationalisme, au sens large, compris comme la construction nationale d’une communauté230. Anthony D. S

MITH, suivi par de

224 Marc Jacquemain et al., « Identités sociales et comportement électoral », Res Publica 32, n°1 (1990) ; Marc

Jacquemain et al., « L’identité Wallonne saisie par l’enquête. Une approche constructiviste de l’identité collective », Res Publica 36, n°3/4 (1994).

225 Voyez notamment : Centre liégeois d’étude de l’opinion (CLEO), « Wallobaromêtre. Les Wallons jugent

leur région », in Publication du CLEO et de la Fondation André Renard (Liège : 1991) ; Michel Vandekeere et al., « Les déclinaisons de l’identité en Wallonie. Couplages et divorces entre électorats, appartenances et prises de position en matière communautaire et institutionnelle », in Élections : la fêlure ? Enquête sur le comportement électoral des Wallons et des Francophones, André-Paul Frognier et Anne-Marie Aish (dir.) (Bruxelles : De Boeck, 1994).

226 Marc Jacquemain (dir.), Affiliations, engagements, identités : l’exemple wallon, vol. 6, Fédéralisme Régionalisme (2005-

2006).

227 On peut, en effet, penser que les identités des citoyens peuvent varier – ou plus précisément être activées –

selon le contexte dans lequel ils se trouvent : Vandekeere et al., « Les déclinaisons de l’identité en Wallonie. Couplages et divorces entre électorats, appartenances et prises de position en matière communautaire et institutionnelle ».

228 Alain Dieckhoff (dir.), La constellation des appartenances. Nationalisme, libéralisme et pluralisme (Paris : Les Presses

de Sciences Po, 2004 ).

229 Charles Taylor, « Shared and divergent values », in Options for a new Canada, Ronald L. Watts et Douglas M.

Brown (dir.) (Toronto : University of Toronto Press, 1991), 76.

230 La littérature sur ce sujet est extrêmement vaste, parmi les œuvres séminales, on trouve notamment Hans

nombreux autres théoriciens du nationalisme231, distingue l’évolution identitaire des communautés selon deux types de nationalisme qui constituent des idéaux types232.

D’une part, la société et les institutions peuvent se fonder sur une unité culturelle que ce soit la langue ou la religion, par exemple233. La base de l’inclusion et de l’exclusion repose donc sur l’ethnicité234. L’attachement de l’individu à la communauté est symbolique

et émotionnel, plutôt que pragmatique ou utilitaire235. Ce premier type de nationalisme est

qualifié d’ethnique ou encore de culturel ou de primaire. Comme l’exprimait Ernest RENAN, dans un discours donné à la Sorbonne en 1882 intitulé « Qu’est-ce qu’une nation ? » :

[u]ne nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. […] L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie236.

D’autre part, la société peut se construire dans une perspective instrumentale et pragmatique. Cette conception de la nation se fonde sur la citoyenneté237. L’inclusion et l’exclusion reposent sur des principes légaux et des valeurs communes238. Ce second type de

nationalisme est appelé civique, politique, territorial ou secondaire.

Puisque ces deux types constituent des idéaux types, peu de nationalismes prennent exclusivement une forme au détriment de l’autre. Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus de hiérarchiser ces deux formes de nationalisme selon la formule ethnic is bad, civic is good.

(Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1982) ; Ernest Gellner, Nations and nationalism (Ithaca : Cornell University Press, 1983) ; Anthony D. Smith, The Ethnic Origins of Nations (Oxford : Blackwell, 1986) ; John Hutchinson, The Dynamics of Cultural Nationalism (Londres : Unwin Hyman, 1987) ; Liah Greenfeld, Nationalism. Five Roads to Modernity (Cambridge : Harvard University Press, 1992) ; Benedict R. Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, 2ème éd. (Londres : Verso, [1983] 1991). 231 Outre les travaux qui ont été cités ci-dessus, voyez, par exemple, pour une réflexion ancrée dans le

contexte canadien : Ramsay Cook, « Nationalist Ideologies in Canada » (paper presented at the Conference on the future of the Canadian Federation, University of Toronto, Toronto, 1977) ; Raymond Breton, « From Ethnic to Civic Nationalism. English Canada and Quebec », Ethnic and Racial Studies 11, n°1 (1988).

232 Anthony D. Smith, Theories of nationalism (Londres : Duckworth, 1971).

233 Anthony D. Smith, The Ethnic Revival (Cambridge : Cambridge University Press, 1981).

234 Marco Martiniello, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Que sais-je ? (Paris : Presses universitaires

de France, 1995).

235 Michael Bruter, « Winning Hearts and Minds for Europe : The Impact of News and Symbols on Civic and

Cultural European Identity », Comparative Political Studies 36, n°10 (2003).

236 Joseph Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882 (1882). 237 Serge Bernstein et Pierre Milza, Histoire de l’Europe, 5 vols. (Paris : Hatier, 1994).

238 Dans le contexte canadien, Michael IGNATIEFF décrit le nationalisme civique comme une « community of

equal, rights-bearing citizens, united in patriotic attachment to a shared set of political practices and values », Michael Ignatieff, Blood & Belonging (Toronto : Penguin Canada, 1993), 6. Depuis 2006, ce professeur de renommée internationale s’est engagé dans la politique et est devenu en mai 2009 le chef du Parti libéral du Canada.

Plusieurs auteurs dont David BROWN montrent que ces deux types de nationalisme possèdent des vertus et des vices et que la violence n’est pas l’apanage exclusif d’un seul239.

C’est donc sur base de ce cadre théorique qu’il faudra explorer les visions – puisqu’elles seront probablement plurielles – de la nation belge et de la nation canadienne, mais également des nations québécoise, flamande, francophone, anglophone voire autre qui émergeront des panels citoyens de Liège, Montréal, Kingston et Anvers. On peut supposer, mais il faudra le vérifier, que la perception que chaque citoyen a de la collectivité – pour ne pas utiliser un mot chargé de sens comme la nation – à laquelle il s’identifie aura un impact sur ses perceptions et préférences fédérales. Ainsi, l’identité en termes de « moi » mais également en termes de « nous » participe à la construction d’une vision de l’avenir du pays et ce d’autant plus que la dimension identitaire transcende les débats politiques et constitutionnels au Canada et en Belgique.

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