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Le partage des compétences : le fédéral et le provincial

Le fédéralisme en Belgique et au Canada

B. Le partage des compétences : le fédéral et le provincial

Le Canada présente le visage classique d’une fédération composée de deux ordres de gouvernement : le gouvernement fédéral, d’une part, et les provinces et territoires, d’autre part. Le cœur de toute fédération se trouve dans le partage des compétences – et plus largement de la souveraineté étatique – entre l’ordre fédéral et l’ordre fédéré puisqu’il constitue « à la fois l’une des raisons d’être du choix d’un régime fédéral et l’un des éléments centraux de la charpente de ce système »71. Dans ses articles 91 à 95, la Loi constitutionnelle de 1867 (L.C. 1867), fruit d’un compromis entre des tendances centralisatrices et décentralisatrices72, a évidemment veillé à organiser la répartition des compétences pour la nouvelle fédération canadienne.

Concrètement, toutefois, un esprit centralisateur, insufflé comme on a déjà eu

l’occasion de le dire par un des hommes forts de l’époque, John A. MACDONALD, domine

le compromis fédéral de 1867, ce qui se traduit dans la répartition des compétences. Ainsi, le gouvernement fédéral a été « investi des compétences essentielles de l’époque et [s’est] vu attribuer un rôle puissant et paternaliste de surveillance à l’endroit des provinces »73. C’est pour cette raison que plusieurs constitutionnalistes et politologues qualifient la nature du fédéralisme canadien dans ses premières années de quasi-fédérale74. Cependant, la pratique politique et juridique a fortement fait évoluer le partage initial et surtout son interprétation. Sur cette longue histoire constitutionnelle, plusieurs lectures, souvent contradictoires, s’affrontent. Pour les uns, majoritairement anglophones, l’interprétation de la répartition des compétences a fait l’objet d’une oscillation constante entre tendances à la centralisation

69 Depuis 2001, un amendement constitutionnel a renommé cette province en Terre-Neuve-et-Labrador. 70 Séparé des Territoires du Nord-Ouest, ce nouveau territoire, qui signifie Notre terre en inuktitut, offre une

certaine autonomie gouvernementale aux 30.000 Nunavummiut.

71 Johanne Poirier, « Le partage des compétences et les relations intergouvernementales : la situation au

Canada », in Le fédéralisme en Belgique et au Canada. Comparaison sociopolitique, Bernard Fournier et Min Reuchamps (dir.), Ouvertures sociologiques (Bruxelles : De Boeck Université, 2009), 107. Pour une comparaison Belgique-Canada, on pourra également consulter : Min Reuchamps et Jérémy Dodeigne, « Le partage des compétences et les relations intergouvernementales dans les fédérations belge et canadienne », in Le fédéralisme en Belgique et au Canada. Comparaison sociopolitique, Bernard Fournier et Min Reuchamps (dir.), Ouvertures sociologiques (Bruxelles : De Boeck Université, 2009).

72 Pelletier, Le Québec et le fédéralisme canadien. Un regard critique, 14.

73 David R. Cameron, « Canada », in Guide des pays fédéraux, Ann L. Griffiths (dir.) (Montréal ; Ithaca : McGill-

Queen’s University Press, 2005), 158.

et tendances à la décentralisation, notamment sous l’impulsion des tribunaux75 et en particulier le Comité judiciaire du Conseil Privé de la Chambre des Lords76 qui accordait un

rôle important et des compétences exclusives aux provinces77. Pour d’autres,

principalement des francophones, on ne peut parler de véritable dynamique décentralisation-centralisation car il n’y a jamais eu de décentralisation, tout au plus « des moments d’arrêt, de pause dans cet exercice d’un pouvoir central fort »78.

D’une manière générale, l’évolution de l’interprétation constitutionnelle de la répartition des compétences peut se résumer, pour reprendre l’expression de Johanne POIRIER, en une « valse à trois temps »79. Dans un premier temps, du début de la Confédération jusqu’à la période de l’entre-deux-guerres, après quelques années de domination fédérale, il y a eu une séparation plus ou moins nette entre les compétences des provinces et celles du gouvernement fédéral : c’était alors la métaphore des « compartiments étanches »80 qui prédominait dans le cadre d’un fédéralisme dual. Dans le

contexte de la Grande Dépression81 et plus encore du développement de l’État-providence

après la Seconde Guerre mondiale, une dynamique plus centralisatrice caractérise le deuxième temps. Cette dynamique s’installe à l’instigation du gouvernement fédéral via notamment l’exercice de son pouvoir résiduaire et, surtout, de son pouvoir de dépenser sous la bénédiction de la Cour suprême du Canada qui voit dans une action fédérale forte un gage d’efficacité82. Enfin, actuellement, en ce troisième temps de la valse, on assiste à

75 Cameron, « Canada », 158.

76 Institution britannique située à Londres, le Comité judiciaire du Conseil Privé servit jusqu’en 1949

d’instance juridictionnelle ultime pour le Canada. Dans un article de synthèse, Alan C. CAIRNS recense les études analysant le rôle de celui-ci dans l’évolution du fédéralisme canadien, voyez : Alan C. Cairns, « The Judicial Committee and Its Critics », Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique 4, n°3 (1971).

77 Howard Cody, « The Evolution of Federal-Provincial Relations in Canada », American Review of Canadian

Studies 7, n°1 (1977) ; Rainer Knopff et Anthony Sayers, « Canada », in Constitutional Origins, Structure, and Change in Federal Countries, John Kincaid et G. Alan Tarr (dir.), A Global Dialogue on Federalism (Montréal ; Ithaca : McGill-Queen’s University Press, 2005) ; Robert J. Jackson et Doreen Jackson, Politics in Canada : Culture, Institutions, Behaviour and Public Policy, 6ème éd. (Toronto : Pearson Prentice Hall, 2006).

78 Pelletier, « La dynamique fédérale au Canada », 77.

79 Poirier, « Le partage des compétences et les relations intergouvernementales : la situation au Canada », 114-

115.

80 Ou comme dans l’expression originale, en anglais, « watertight compartments », voyez Attorney General for Canada

vs. Attorney General for Ontario et al. [A.C. 326], 1937.

81 À cette époque, Harold LASKI estimait que dans un âge de capitalisme moderne, de reconstruction

économique et sociale, le fédéralisme n’avait plus de raison d’être puisque seul un gouvernement fédéral fort pouvait remplir les fonctions d’un État moderne : Harold Laski, « The Obsolescence of Federalism », The New Republic 3 (1939).

82 Jean Leclair, « The Supreme Court’s Understanding of Federalism : Efficiency at the Expense of

une « ‘glorification’ de la coopération au sein de la fédération, encore une fois, par souci d’efficacité »83.

Après avoir énoncé les grandes lignes de l’évolution du partage de compétences, il faut maintenant se tourner vers les modalités concrètes de celui-ci tel qu’on le connaît aujourd’hui. S’il serait laborieux de préciser ici en détail « qui fait quoi ? »84, on se doit

néanmoins, fût-ce simplement pour faciliter une lecture croisée Belgique-Canada, de tracer les lignes de la distribution actuelle des compétences au sein de la fédération canadienne. Retenons quatre éléments. Tout d’abord, dans bien des cas et comme dans toutes les autres fédérations, une certaine coordination entre les actions gouvernementales est nécessaire puisque nombre de matières dépassent les champs exclusifs des compétences de chacun85. Ensuite, si la compétence résiduelle appartient au Parlement du Canada, en

d’autres mots au gouvernement fédéral, selon David R. CAMERON, « [u]ne interprétation large par les tribunaux a cependant transformé la compétence des provinces sur la ‘propriété et les droits civils’ (article 92 (13)) en un genre de compétence résiduelle particulière »86. Par ailleurs, on peut tenter de présenter succinctement les compétences exclusives du gouvernement fédéral et des provinces.

D’une part, l’article 91 de la L.C. 1867 énumère 29 catégories de compétences exclusives pour le gouvernement fédéral. Parmi celles-ci, on trouve notamment les modifications constitutionnelles affectant les institutions fédérales, la défense, le commerce international et interprovincial ainsi que les transports interprovinciaux, la politique monétaire (la monnaie et les taux d’intérêts), les banques, les postes et télécommunications, certaines compétences sociales (l’assurance-chômage depuis 1940, les pensions de vieillesse depuis 1951 et les prestations additionnelles depuis 1964 et certains aspects de la santé publique), le droit criminel et la procédure pénale (sans, toutefois, la constitution des tribunaux de juridiction criminelle), les Indiens et les terres réservées aux Indiens87, le

83 Poirier, « Le partage des compétences et les relations intergouvernementales : la situation au Canada », 115. 84 Pour un tel exposé, on peut suggérer la lecture de deux articles qui ont servi de trame à ce passage : Richard

Simeon et Martin Papillon, « Canada », in Distribution of Powers and Responsibilities in Federal Countries Akhtar Majeed et al. (dir.), A Global Dialogue on Federalism (Montréal ; Ithaca : McGill-Queen’s University Press, 2006) ; Poirier, « Le partage des compétences et les relations intergouvernementales : la situation au Canada ».

85 Ce constat dépasse évidemment le strict cadre fédéral national puisque nombreuses sont les actions qui

pour être efficaces doivent être prises au niveau régional, continental, voire mondial.

86 Cameron, « Canada », 159.

87 Si le terme « Indiens » est employé dans la Constitution, de nos jours les termes « autochtones » ou

mariage et le divorce88, la nationalité, la taxation directe et indirecte, la conclusion des traités et, mais c’est l’objet de controverses89, les relations internationales.

D’autre part, l’article 92 de la L.C. 1867 précise 16 catégories de compétences exclusives pour les provinces. On compte ainsi la modification des constitutions provinciales90, la taxation directe dans les limites de la province – mais cette compétence

n’est plus exclusive comme nous le verrons ci-dessous –, les activités liées à la gestion de la province et de son administration, l’administration et la vente des terres publiques et donc les ressources naturelles – ou en tout cas leur exploitation sur le territoire de la province –, l’essentiel de la santé et du bien-être social (l’aide sociale de dernier recours, l’assurance contre les accidents du travail et l’assurance-maladie)91, les affaires municipales, le droit

privé, le droit de la famille, le droit de propriété, l’essentiel du droit du travail ainsi que la protection du consommateur, l’administration de la justice et la police92, l’essentiel de la culture, l’éducation de la prématernelle à l’université, le commerce intra-provincial et le contrôle des valeurs mobilières.

En outre, la Constitution énonce quatre compétences concurrentes (articles 92A, 64 et 95 de la L.C. 1867) qui peuvent être légiférées par les deux ordres de gouvernement : l’agriculture, l’immigration93, l’exportation des ressources naturelles vers une autre province et les pensions de vieillesse. Il existe, toutefois, en cas de conflit, une prépondérance pour un des deux ordres – le fédéral pour les trois premiers cas et le provincial pour le dernier. À côté de ces quatre compétences concurrentes, un certain nombre de domaines sont

88 Mais pas la célébration du mariage qui est de compétence provinciale et Johanne POIRIER de préciser :

« [d]e vaguement ésotérique, cette distinction est redevenue importante au début des années 2000 avec le débat sur la mariage entre personnes de même sexe, que plusieurs provinces ont voulu introduire avant le gouvernement fédéral », Poirier, « Le partage des compétences et les relations intergouvernementales : la situation au Canada », 111.

89 Sur ce sujet et plus particulièrement sur les relations internationales du Québec, on pourra consulter :

Stéphane Paquin, « La paradiplomatie identitaire : Le Québec, la Catalogne et la Flandre en relations internationales », Politique et Sociétés 23, n°2-3 (2004) ; Nelson Michaud, « Le Québec et ses relations internationales : impacts sur le sytème fédéral et sur le système international », in Le fédéralisme en Belgique et au Canada. Comparaison sociopolitique, Bernard Fournier et Min Reuchamps (dir.), Ouvertures sociologiques (Bruxelles : De Boeck Université, 2009) ; Stéphane Paquin, « Fédéralisme et système de gouvernance à paliers multiples en matière de politique étrangère : une comparaison entre le Canada et la Belgique », in Le fédéralisme en Belgique et au Canada. Comparaison sociopolitique, Bernard Fournier et Min Reuchamps (dir.), Ouvertures sociologiques (Bruxelles : De Boeck Université, 2009).

90 À quelques exceptions près énoncées à l’article 45 de la L.C. 1982.

91 L’importance de cette responsabilité s’est considérablement accrue au fil du temps pour constituer le

champ de dépenses le plus important des gouvernements provinciaux.

92 Sauf la Gendarmerie royale du Canada (GRC), la « Police montée », qui est du ressort du fédéral bien que

dans huit des dix provinces ses services sont loués par les autorités provinciales ; voyez, par exemple, la Section 21 de l’Alberta Police Act.

93 Des ententes entre le gouvernement fédéral et un gouvernement provincial peuvent prévoir la participation

partagés ; pour ceux-ci, l’autorité fédérale et l’autorité provinciale peuvent toutes les deux légiférer sans qu’il y ait de prépondérance ; dans ce cas, ce sera alors aux tribunaux de trancher s’il y a conflit de juridiction. Parmi ces domaines, on trouve les droits fondamentaux et les droits linguistiques94 (en matière linguistique, le partage est mieux défini), la protection de l’environnement, l’énergie, la fiscalité directe (ce sont les impôts sur le revenu des particuliers, par exemple), le droit commercial, l’exécution des obligations internationales et, d’une certaine façon, les relations internationales (où s’exerce plutôt une prépondérance fédérale).

Enfin, un dernier domaine de chevauchement important à mentionner, en raison des controverses politiques et académiques qu’il suscite95, est le pouvoir fédéral de dépenser

et les programmes à frais partagés. Au travers de ce pouvoir de dépenser, le gouvernement fédéral « remet aux gouvernements provinciaux des fonds pour les aider à s’acquitter de certaines de leurs responsabilités constitutionnelles »96, notamment en matière de santé,

d’assistance sociale et d’enseignement post-secondaire97. Comme le montre une enquête

récente de Patrick FAFARD, François ROCHER et Catherine CÔTÉ98, ce pouvoir fédéral de dépenser, en particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation, semble bien accueilli par de nombreux Canadiens, majoritairement anglophones – pour qui le pouvoir fédéral de dépenser contribue au bien-être de la nation en offrant des programmes sociaux à l’ensemble des Canadiens99 –, mais est vivement critiqué par nombre de Québécois,

politiques100 comme académiques101, qui y voient plutôt une invasion de l’autonomie provinciale et surtout une menace à la culture québécoise distincte.

94 « La Constitution, complète Johanne POIRIER, pose un socle minimal, les provinces et l’autorité fédérale

peuvent offrir de meilleures garanties dans leurs sphères d’action respectives », Poirier, « Le partage des compétences et les relations intergouvernementales : la situation au Canada », 112.

95 Parmi les études récentes, on notera : Ronald L. Watts, Étude comparative du pouvoir de dépenser dans d’autres

régimes fédéraux (Kingston : Institut des relations intergouvernementales, 1999) ; Hamish Telford, « The Federal Spending Power in Canada : Nation-Building or Nation-destroying? », Publius : The Journal of Federalism 33, n°1 (2003) ; John R. Allan et al. (dir.), Canada : The State of the Federation 2006/07. Transitions : Fiscal and Political Federalism in an Era of Change, Canada : The State of the Federation (Montréal ; Kingston : McGill- Queen’s University Press, 2009).

96 Cameron, « Canada », 162.

97 Ces programmes sont maintenant regroupés dans le Transfert canadien en matière de santé et de

programmes sociaux (TCSPS).

98 Fafard et al., « The Presence (or the Lack Thereof) of a Federal Culture in Canada : The Views of

Canadians ».

99 Telford, « The Federal Spending Power in Canada : Nation-Building or Nation-destroying? ».

100 Secrétariat aux Affaires intergouvernementales canadiennes, « Position historique du Québec sur le

pouvoir fédéral de dépenser 1944-1998 », (Québec : Gouvernement du Québec, 1998) ; Commission sur le déséquilibre fiscal, « Le « pouvoir fédéral de dépenser » », (Québec : Gouvernement du Québec, 2002).

101 Michel Maher, « Le défi du fédéralisme fiscal dans l’exercice du pouvoir de dépenser », Canadian Bar Review

C. La dynamique fédérale : « deux solitudes » au sein d’un même

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