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urbaine ougandais

Section 1 La logique de marché et la mesure de la performance dans le secteur de l’eau urbaine

1 Le champ organisationnel de l’eau urbaine

1.3 Le paysage institutionnel

Comme évoqué précédemment, la gouvernance des services publics d’eau urbaine ne connaît pas de modèle dominant dans le monde, en dehors de la prépondérance du secteur public et de la gestion locale. Y aurait-il toutefois une logique institutionnelle dominante ? A notre connaissance, aucune étude ne s’est penchée sur l’analyse des logiques institutionnelles du secteur de l’eau urbaine. De nombreux travaux ont en revanche analysé l’impact de la participation du secteur privé. Nous exposons dans cette sous-partie une grille d’analyse du paysage institutionnel autre que la dichotomie usuelle entre le secteur public et le secteur privé. Nous ne nous intéressons pas à la propriété des organisations impliquées, mais aux normes, valeurs et règles, c’est-à-dire aux institutions, qui structurent leurs pratiques. A partir des travaux de Friedland et Alford (1991) et de Thornton et al. (2012), nous proposons de décrire le système interinstitutionnel de ce secteur.

Nous avançons que quatre logiques institutionnelles structurent le secteur de l’eau urbaine : la logique de l’Etat, la logique de marché, la logique de la profession et la logique d’entreprise (voir Tableau 12).

Logiques institution- nelles

Catégories

Etat Marché Profession Entreprise

Métaphore racine mécanisme de L’Etat comme redistribution

Transaction comme réseau Profession relationnel

Entreprise comme hiérarchie

Sources de

légitimité démocratique Participation Prix de l’action personnelle Expertise

Position de l’entreprise sur le

marché

Sources d’autorité bureaucratique Domination Actionnaires professionnelle Association d’administration – Conseil top management

Sources d’identité Classe sociale et économique Sans visage

Association avec la qualité du savoir faire (craft)

– Réputation personnelle

Rôles bureaucratiques

Bases des normes Citoyenneté dans la nation personnels Intérêts Appartenance à une confrérie et association

Emploi dans l’entreprise

Bases de l’attention groupes d’intérêt Statut des La position dans le marché La position dans la profession La position dans la hiérarchie

Bases de la

stratégie Accroître le bien commun

Accroître l’efficience et le profit Accroître la réputation personnelle Accroître la taille et la diversification de l’entreprise Mécanismes de

contrôles informels Manœuvres politiques Les analystes de l’industrie

Les professionnels

célèbres

La culture organisationnelle

Tableau 12 : Les idéaux-types du système inter-institutionnel (Source : Thornton et al., 2012, p. 73) 1.3.1 La logique de l’Etat

La logique de l’Etat est définie comme « la rationalisation et la régulation de l’activité humaine par un système de lois et de règles bureaucratiques »30 (Friedland, Alford, 1991,

p. 248). Elle justifie l’existence de services publics d’eau non marchands, et la régulation d’un secteur dominé par le modèle marchand (exemple de l’Angleterre et la France). Cette logique légitime l’intervention de l’Etat via des lois et des règlements pour veiller à ce que le service public de l’eau remplisse ses missions de service public. En France, par exemple, bien que le modèle marchand soit institué, et que le paiement d’une facture d’eau à une entreprise privée fasse partie des pratiques acceptées socialement, un grand nombre de lois et règlements s’imposent et structurent le comportement des acteurs pour préserver le service public à la française fondé sur les principes d’égalité (de traitement des usagers), de mutabilité (adaptation systématique à l’évolution des normes) et de continuité (pas d’interruption de service). Cette logique de l’Etat est le fruit d’une longue

construction se matérialisant par l’existence de services publics au sens organique, de lois, de réglements, mais aussi de valeurs normatives supposées surplomber les autres valeurs dans la conduite de l’action publique. Elle est associée à la reconnaissance au niveau sociétal du concept d’intérêt général, créant des droits et des devoirs. Sa construction relève fondamentalement du politique. La logique de l’Etat justifie notamment des investissements non rentables pour des raisons d’intérêt général.

1.3.2 La logique de marché

La logique de marché, appelée la logique du capitalisme par Friedland et Alford (1991) correspond à l’accumulation et à la marchandisation de l’activité humaine. Ses manifestations dans le secteur de l’eau urbaine sont, par exemple, la normalisation du modèle marchand de service public, la facturation à l’usager considéré comme consommateur et les coupures d’eau pour non règlement des factures.

Les forts besoins en financement des services publics d’eau ont conduit de nombreux pays à attribuer à ces services publics un caractère dual, portant à la fois une mission de service public, relevant de la logique de l’Etat, mais pouvant aussi facturer le service pour se financer, s’appuyant ainsi sur la logique de marché. Le modèle marchand a acquis une légitimité sur la scène internationale dans les années 1990. En 1992, la conférence internationale des Nations Unis de Dublin a reconnu l’eau comme un bien économique, pour deux raisons essentielles. La première justification était d’ordre environnemental. Donner un prix au service de l’eau visait à lutter contre les gaspillages à une époque où les enjeux du développement durable devenaient une préoccupation. La deuxième justification était que, si l’eau tombe du ciel, la prélever, la traiter et l’acheminer jusqu’au domicile est un service coûteux, pour lequel il faut trouver des sources de financement. Rendre marchand le service public de l’eau urbaine permet de garantir un minimum de ressources financières pour son fonctionnement. Cette reconnaissance de l’eau comme bien économique, et par extension du modèle marchand, a déclenché un vif mouvement de protestation dans le monde entier, animé notamment par le mouvement alter- mondialiste et des penseurs comme l’économiste Ricardo Petrella (1998), qui protestent contre la marchandisation d’un bien commun. Nous détaillons par la suite davantage les dimensions abstraites et matérielles de cette logique.

1.3.3 La logique de la profession

S’ajoute à ces logiques la logique de la profession, en l’occurrence celle des ingénieurs. Les pratiques professionnelles dans les services publics d’eau sont très influencées par la profession des ingénieurs. Les ingénieurs sont ceux qui conçoivent les infrastructures et qui les gèrent. Leur pratique vise à répondre à une demande sociale et politique (une norme de service), en intégrant les contraintes organisationnelles (ressources financières,

humaines et techniques) et légales, avec celles du monde physique, qu’ils interprètent à travers la maîtrise d’une diversité de disciplines scientifiques (hydraulique, hydrologie, topographie, géotechnique). C’est par le savoir des ingénieurs que les logiques se matérialisent. La logique technique permet de définir et mettre en œuvre les solutions concrètes offertes par le savoir technique et scientifique pour développer un service.

1.3.4 La logique d’entreprise

La logique d’entreprise peut également influencer le comportement d’un service d’eau. En effet, les acteurs impliqués dans le secteur de l’eau urbaine sont des organisations qui ont leur propre logique de fonctionnement, leur propre culture, et ont comme objectif essentiel la survie économique. C’est en effet cette logique qui va structurer les décisions et les stratégies visant à la survie de l’organisation. C’est également cette logique qui va fortement conditionner le comportement des individus au sein même de l’organisation. Cette logique d’entreprise concerne également les organisations publiques, car nous considérons que si les buts organisationnels divergent entre organisation publique et entreprise privée, les objectifs fondamentaux restent les mêmes : pour l’organisation, il s’agit de survivre, pour les individus, il s’agit d’évoluer dans l’organisation.

1.3.5 La cohabitation des logiques

Mises en œuvre, ces différentes logiques renvoient à des pratiques bien distinctes. Un service d’eau suivant la logique de marché ne desservirait que ceux qui peuvent payer, un service d’eau suivant la logique de l’Etat ne desservirait que ceux qui entrent dans la catégorie définie par l’Etat, et un service d’eau suivant la logique de la profession ne desservirait que ceux que le réseau permet de desservir. Même si une de ces logiques peut de fait être dominante, elles coexistent toujours. La logique de l’Etat ne peut pas se faire sans un minimum de ressources et donc sans la mise en œuvre de la logique de marché dans l’optique d’accumuler du capital pour financer le service. La logique de la profession définit des critères techniques qui comprennent nécessairement des critères associés aux logiques de marché et de l’Etat. Dimensionner un réseau implique de définir qui a le droit à un branchement d’eau, et des normes à respecter en fonction des moyens financiers disponibles. La logique de l’Etat est normative. Dans certains pays, la forte implication du secteur privé (comme en France et en Angleterre) n’a pas pour autant bridé l’influence de la logique de l’Etat. Par ailleurs, dans l’histoire du développement du secteur, des modèles marchands de service public de l’eau urbaine ont cohabité avec des modèles non marchands. Pendant près d’un siècle en France, cohabitaient des services publics d’eau urbaine concédés où les abonnés payaient leur facture à une entreprise privée, et des régies qui se finançaient sur le budget général, donc par les impôts (Pezon, 2005). Dans d’autres cas, comme celui de Montréal, c’est le modèle marchand qui dès le

début s’est imposé, puis s’est transformé en service public mixte, avec une obligation de raccordement et un financement par les taxes, mais avec une stricte séparation du budget du service d’eau et du budget général de la ville. Ainsi, selon les modèles de financement, l’eau potable à domicile se paie par le règlement de l’impôt sans facturation spécifique, et/ou par le paiement d’une facture (au forfait ou au volume consommée31). Le

choix du mode de gestion (public ou privée), de financement et de facturation relève du politique. La question de l’introduction d’une logique marchande associée à la facturation du service et à la participation du secteur privé fait régulièrement débat, comme Pezon l’a montré avec le cas français (Pezon, 2005).

Les logiques de marché et de la profession partagent une rationalité fondée sur le calcul et des critères objectifs. Concernant les industries de réseaux, la logique de marché et la logique technique sont souvent opposées, avec les figures tutélaires du commercial et de l’ingénieur en conflit (Mueller, Carter, 2007). Pourtant, il semblerait que dans le secteur de l’eau, les ingénieurs intègrent de plus en plus la logique de marché, comme en témoigne la prise en compte croissante dans leurs bonnes pratiques des questions relative au management, dans un souci d’efficacité.

Il n’est pas possible a priori de savoir laquelle de ces logiques domine. En France, la logique de marché est structurante du fait du modèle de délégation de service public qui a fait du secteur privé un acteur prépondérant (Pezon, 2005) ; ceci dit, la logique de l’Etat est également structurante, avec des dispositifs de régulation visant à garantir le respect des principes de service public (continuité, mutabilité, équité) et la prise en compte du bien commun (préservation de la ressource en eau par exemple). Dans des pays où le secteur a été moins étudié, le niveau d’institutionnalisation des différentes logiques, et a

fortiori de la logique de marché, reste à mettre à jour. Comme le montre la partie suivante,

la logique de marché est présente dans le discours et les prescriptions de certains acteurs prépondérants du secteur, tels que la Banque Mondiale. A quel point ces prescriptions structurent-elles les pratiques ?

Conclusion de la partie 1 de la section 1 :

Le secteur de l’eau urbaine est un champ organisationnel dominé par des acteurs influents par leur puissance financière et leur niveau d’expertise. Il est structuré par quatre logiques institutionnelles : la logique de l’Etat, la logique de marché, la logique de la profession et la logique de l’entreprise. La manière dont s’articulent ces logiques reste

31 La facturation du service d’eau potable au volume consommé n’est possible que lorsque le

réseau est équipé de compteurs individuels (un compteur par usager du service). C’est ce modèle de facturation qui a été choisi en France, mais il n’est pas universel. Le Royaume-Uni par exemple a choisi la tarification par les impôts locaux, donc le compteur individuel n’existe pas dans ce pays.

pour de nombreux pays un terrain de recherche. Toutefois, la logique de marché semble globalement dominante. La partie qui suit présente la façon dont cette logique s’est diffusée, à travers l’action de la Banque Mondiale.

2 L’émergence de la logique de marché à travers les

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