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L’entreprisation dans le secteur de l’eau : le nouveau souffle néo libéral du début du XXI ème siècle ?

urbaine ougandais

Section 1 La logique de marché et la mesure de la performance dans le secteur de l’eau urbaine

2 L’émergence de la logique de marché à travers les prescriptions de la Banque Mondiale

2.3 L’entreprisation dans le secteur de l’eau : le nouveau souffle néo libéral du début du XXI ème siècle ?

De nos jours, plus de 90% des services publics d’eau des pays en développement sont propriété du public (Etat ou collectivité) et géré par des opérateurs publics (Budds, McGranahan, 2003 ; Marin, 2009). La communauté internationale prescriptrice en matière de modèle de développement du secteur s’accorde aujourd'hui sur l’abandon de la promotion des PPP quel que soit le contexte (Franceys, 2008). Le terme de privatisation a été remplacé par le concept de « bonne gouvernance ». La « gouvernance » se réfère à la façon dont les organisations sont gouvernées, à l’organisation du secteur et au cadre réglementaire et normatif. Le concept de « bonne gouvernance » renvoie pour les organisations prescriptrices, comme la Banque Mondiale, à un ensemble de bonnes pratiques de gestion. Dans les contextes où évoquer un PPP s’avère inconcevable, soit du fait de la faiblesse du secteur public, soit d’une forte opposition politique, le recours aux réformes de Nouveau Management Public (NMP) (Hood, 1995 ; Osborne, Gaebler, 1992) est préconisé. Cette doctrine néo-libérale s’appuie sur les théories du Public

Choice (Buchanan, 1987 ; Niskanen, 1998) qui préconisent la privatisation des services.

Dans les contextes de forte opposition à l’implication du secteur privé, le recours aux

36 « Just a few years ago, privatization was heralded as an elixir that would rejuvenate lethargic,

wasteful infrastructure industries and revitalize stagnating economies. But today, privatization is viewed differently— and often critically. Skepticism and outright hostility toward privatization are not limited to a few radical protesters.«

37 «But as with all economic elixirs, privatization was oversimplified, oversold, and ultimately

disappointing—delivering less than was promised. Recently, the alleged failures of privatization, improper restructuring, and overly rapid deregulation have led to street riots, skeptical press coverage, and mounting criticism of international financial institutions.«

réformes de NMP présente l’avantage de ne pas nécessairement modifier le régime de propriété des organisations et des actifs. En revanche, elles impliquent de restreindre l’Etat à un rôle de prescripteur, et de gommer les différences entre secteur public et secteur privé, en soumettant les organisations publiques à la concurrence et en les gérant comme des entreprises privées. Hood décrit ainsi les principes fondamentaux de la doctrine : « atténuer ou supprimer les différences entre secteur public et secteur privé, et passer d’une logique où le public rendait compte du respect des procédures pour mettre la priorité sur l’atteinte de résultats » (1995). La mise en œuvre du NMP varie selon les contextes. Hood (1995) distingue sept axiomes communs à ces mises en œuvre : (1) la décomposition des organisations publiques en unités « entreprisées », organisées par produit ; (2) le recours à des processus compétitifs de contractualisation interne ; (3) l’incorporation des pratiques de management du secteur privé ; (4) une discipline et une parcimonie dans l'utilisation des ressources ; (5) des top managers plus visibles, responsables et transparents ; (6) la mise en place de la mesure de la performance et du succès ; (7) et un contrôle des résultats.

L’ entreprisation38 des services, (axiome 1) c’est à dire leur transformation en entreprise

publique confrontée aux mêmes règles qu’une entreprise privée, est présentée comme une alternative prometteuse et plus acceptable que la privatisation (Magdahl, 2012). L’ entreprisation est présentée par la Banque Mondiale comme un instrument innovant (World Bank, 2010) visant à améliorer la gestion financière des services d’eau, et nécessaire pour rendre le secteur public de l’eau plus réactif et capable de remplir sa mission, définie par la Banque Mondiale comme étant de répondre aux besoins des consommateurs (World Bank, 2003c). D’après Magdahl (2012), le soutien de l’entreprisation par la Banque Mondiale fait partie d’une stratégie pour rendre les organisations publiques financièrement efficiente et performante. L’entreprisation serait mieux acceptée que la très controversée privatisation, car elle n’implique pas la cession de bien public au secteur privé, ni le partage de la responsabilité concernant la gestion du service avec le secteur privé. L’entreprisation s’entendra comme une mise en œuvre de la logique de marché dans le secteur public.

Selon les auteurs, l’entreprisation désigne plusieurs réalités qui se recoupent mais ne sont pas totalement identiques. La définition qu’en donne Shirley, en tant qu’économiste à la Banque Mondiale, en est une illustration :

« L’entreprisation est définie (...) comme les efforts consentis pour faire en sorte que des entreprises publiques fonctionnent comme des entreprises privées soumises à un marché concurrentiel, ou, pour les monopoles, à une régulation efficiente. La définition inclut non seulement le fait de soumettre les entreprises

publiques aux mêmes obligations légales que les entreprises privées, mais aussi d’autres étapes visant à mettre les entreprises publiques sur un même pied d’égalité que les entreprises privées en enlevant les barrières d’entrée, les subventions et les privilèges, en forçant les entreprises publiques à se battre pour leur financement à égalité avec les entreprises privées, et en donnant aux managers publics les mêmes pouvoirs et incitations que les managers du privé. »39. (Shirley, 1999, p. 115)

L’entreprisation peut donc être comprise comme l’ensemble des mesures visant à contraindre une organisation publique à opérer sous les mêmes contraintes qu’une organisation privée. McDonald et Ruiters (2012) ont eux une lecture plus managériale, s’intéressant moins au cadre d’intervention qu’à la gestion de l’opérateur. Pour eux, l’entreprisation consiste pour une organisation publique à internaliser des techniques managériales et des objectifs de l’entreprise privée. Pour eux, les services entreprisés sont des organisations qui appartiennent à l’Etat et sont gérées par l’Etat selon une logique commerciale.

« Bien qu’ils ne visent pas nécessairement à générer un profit, ils adoptent les doctrines du marché, préférant la valeur d’échange à la valeur d’usage du service, donnant la priorité aux analyses coût/bénéfice dans les prises de décision, et employant des techniques de management du secteur privé, comme les salaires à la performance. Ces entités entreprisées ont un mandat se référant à des termes du marché comme la maximisation de l’efficience, la promotion de la libre entreprise et le service au client roi. »40 (McDonald, Ruiters, 2012, p. 4)

Cette définition s’intéresse moins aux cadres institutionnels qu’au comportement des services publics entreprisés. Elle précise que les services publics entreprisés doivent adopter une logique commerciale, une rationalité économique dans ses choix, et les techniques managériales du secteur privé telles que la rémunération à la performance. Les objectifs intégrés par ces opérateurs sont l’efficience, la liberté d’entreprendre et

39 Traduction libre de : « Corporatization is defined (…) as efforts to make (SOEs) State Owned Enterprises operate as if they were private firms facing a competitive market or, if monopolies, efficient regulation. The definition includes not only incorporating SOEs under the same commercial laws as private firms, but other steps to put state firms on a level playing field with private firms by removing barriers to entry, subsidies and special privileges, forcing SOEs to compete for finance on an equal basis with private firms, and giving state managers virtually the same powers and incentives as private managers. »

40 Traduction libre de : « state-owned and state-operated services run (to varying degrees) on commercial principles. (…) They (corporatised entities) may not operate on a for-profit basis, but they function using market doctrines, valorising the exchange rate of a service over its use value, prioritising financial cost-benefit analysis in decision making, and employing private sector management techniques such as performance-based salaries. These corporatised entities often see their service delivery mandates framed in market terms of maximising efficiency, promoting free enterprise, and serving individual consumer sovereignty (Shirley 1999, Bollier 2003, Preker and Harding 2003, Whincop 2003)40. »

l’orientation commerciale. Cette définition complète la précédente.

L’organisme d’aide bilatéral USAID en donne une définition qui s’intéresse au processus de passage d’une bureaucratie à une entreprise publique à vocation commerciale.

« L’entreprisation est un processus de transformation d’un opérateur public de service public visant l’adoption d’une logique commerciale. Cette transformation inclut par exemple trois activités distinctes :

1. L’établissement d’une identité juridique propre à l’entreprise, le gouvernement étant clairement identifié comme propriétaire ;

2. La séparation du capital, des finances et de la gestion de l’entreprise par rapport aux autres activités du gouvernement ;

3. Le développement d’une orientation commerciale et d’une indépendance managériale, tout en devant rendre des comptes au gouvernement ou à l’électorat. » 41 (USAID, 2013)

Cette dernière définition se rapproche de celle de McDonald et Ruiters (2012) dans le fait de décrire les objectifs principaux des services d’eau entreprisés comme des objectifs commerciaux. Elle ajoute aux deux définitions précédentes l’idée qu’il faut d’abord créer ces entreprises publiques en leur donnant un statut juridique, et une autonomie de gestion, tout en les obligeant à rendre compte à une autorité de tutelle.

Ces trois définitions sont complémentaires. Nous définissons ainsi l’entreprisation comme un processus de transformation d’un opérateur public de service public en une entreprise publique possédant une autonomie de gestion tout en devant rentre des comptes à une autorité de tutelle (en général un ministère ou une collectivité territoriale), et fonctionnant avec une logique de performance orientée vers une recherche d’efficience, tout en conservant son statut public et poursuivant une mission de service public.

Dans un contexte de domination des théories néo-libérales dans les pays occidentaux depuis les années 1980, le NMP a été diffusé sous des formes diverses, et dans de nombreux pays en développement via l’aide internationale (Saussois, 2006). Cette diffusion du NMP peut être considérée comme un phénomène d’isomorphisme (DiMaggio, Powell, 1983). En effet, dans un contexte de dévalorisation de leur gestion, les organisations publiques vont légitimer leur existence, en adoptant des structures formelles et instruments de gestion issus du monde de l’entreprise. Comme pour la privatisation, le registre de la légitimation reste la référence au modèle de l’entreprise et à

41 Traduction libre de : «Corporatization is a process by which a public sector service provider is

transformed to one with the commercial orientation of a private company. The transformation would typically include three ring-fencing activities: 1.Establishment of a distinct legal identify for the company under which the government’s role is clearly identified as owner; 2.Segregation of the company’s assets, finances, and operations from other government operations; and 3.Development of a commercial orientation and managerial independence while remaining

la logique de marché. Cette doctrine se propage au sein des services publics des pays en développement par le biais des programmes d’aide et des programmes d’ajustement structurel42.

En 2006, la Banque Mondiale a reconnu que des opérateurs publics avaient réussi à mettre en place une gestion exemplaire après des réformes organisationnelles et managériales. La référence au NMP n’est pas explicite, mais elle se lit à travers les critères d’évaluation de la performance de ces opérateurs publics et les critères choisis pour expliquer leur bonne performance. La bonne performance, pour la Banque Mondiale, consiste en la capacité de répondre à une demande (accès à l’eau) tout en redressant la situation financière et en améliorant l’efficience, grâce à l’adoption des principes de gestion de l’entreprise privée. Au total, nous avons identifié dans la littérature une douzaine d’opérateurs publics43 distingués à travers le monde selon ces critères (Banque

Mondiale et l’AFD), (Baietti et al., 2006 ; Blanc, Ries, 2007). Nous n’avons pas recensé de manière exhaustive tous les services publics d’eau entreprisés, mais la diffusion de systèmes de contrôle de gestion nous montre de manière évidente que la logique de marché gagne du terrain dans le secteur de l’eau, en tout cas au niveau des prescriptions. Nous rejoignons l’analyse de Ménard et Peeroo du phénomène de libéralisation associé à la montée des pressions concurrentielles du fait des partenariats public-privé et de l’entreprisation (Ménard, Peeroo, 2011). La diffusion du NMP dans le secteur de l’eau urbaine a pris suffisamment d’ampleur pour qu’elle devienne un sujet de recherche émergent (Schwartz, 2008, 2006 ; Vinnari, 2008), bien qu’encore marginal dans un secteur où la question de la participation du secteur privé et de la régulation concentrent l’essentiel de l’attention.

2.4 Les prescriptions de la Banque Mondiale, matérialisation de la

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