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Aníbal Cambas émet une hypothèse séduisante à propos de l’engagement de Bonpland vis-à-vis du général entrerriano Francisco Ramírez. Le savant, stimulé par le potentiel naturel de la province dirigée par le militaire, lui aurait proposé d’établir une colonie agricole avant de partir de Buenos Aires185. La nuance est d’importance car elle place les projets économiques au premier plan des objectifs du savant, ce qui fragilise aussi l’hypothèse d’une exploration continentale au profit d’intentions sédentaires. Elle montre en outre l’importance qu’acquiert peu à peu la culture des produits subtropicaux dont la yerba mate186 et

d’autres produits du Nordeste dans l’esprit de Bonpland187. Enfin, elle place Ramírez à l’origine du voyage de 1820. Même si cette thèse nous semble infondée, elle amène à s’interroger sur les liens entretenus entre Ramírez et Bonpland, notamment lors de la courte présence du caudillo à Buenos Aires. En effet, Stephen Bell insiste sur la recherche constante menée par Bonpland afin de se placer sous la protection d’un « patron188 ». Ce trait de personnalité qui caractérise Bonpland, auquel s’ajoutent une culture politique bonapartiste et une sensibilité au charisme de ses contemporains189, s’avère cruciale pour comprendre ses choix. Aussi la notion de patron, analysée par Stephen Bell d’un point de vue économique, nous semble pouvoir parfaitement s’adapter à son comportement politique.

185 CAMBAS Aníbal, Historia política e institucional de Misiones, Posadas, SADEM, 1984

(1941), p. 270.

186 Yerba mate ou thé du Paraguay, objet de commerce essentiel dans la région où elle est

consommée en abondance ; cf. à ce sujet GARAVAGLIA Juan Carlos, Mercado interno y

economía colonial, Mexico, Grijalbo, 1983 ; GARAVAGLIA Juan Carlos, « Reflexiones en torno

a la yerba mate (ilex paraguarienses) », in Suplemento Antropológico, Revista del Centro de

Estudios Antropológicos, vol. XXII, n° 1, juin 1987, pp. 7-27.

187 Les sources confirment à la fois l’attrait de Bonpland pour le Nordeste comme son intérêt pour

la yerba mate.

188 Stephen Bell fait apparaître ce trait de caractère dans sa biographie, ce qui le place en

contradiction avec la majorité des biographes insistant sur la quête de liberté et d’indépendance du personnage. Toutefois, cette interprétation semble tout à fait juste ; elle offre une clé essentielle concernant le comportement du personnage.

Si la documentation ne permet pas de connaître les premières impressions de Bonpland vis-à-vis de Ramírez alors que celui-ci se trouve à Buenos Aires, en revanche le premier parvient à Corrientes alors que le second constitue une entité politique imposante à défaut d’être solide. Aussi le savant peut-il se montrer séduit par les ambitions du personnage, ce qui le pousserait à se placer sous sa protection. Néanmoins le but du savant étant l’accès au Paraguay, il est plus probable que dans un premier temps la personnalité qu’il souhaite approcher soit José Gaspar Rodríguez de Francia. En effet, il tente à plusieurs reprises d’entrer en contact avec celui-ci190, son objectif semblant bel et bien de rencontrer le dictateur du Paraguay qu’il estime davantage que Ramírez et les autres gouvernants rioplatenses de cette période, aucune note de la main du naturaliste ne mentionnant ceux-ci parmi les grands hommes américains alors qu’il ne se montre pas avare de compliments envers d’autres. En outre, la fascination qu’exercent Francia et le Paraguay sur les Européens à ce moment est susceptible d’avoir séduit Bonpland191. Enfin, le Français affirme posséder l’autorisation de Francia en août 1820192 ; il est donc, directement ou non, en contact avec un ou des agents du gouvernement paraguayen193.

Corroborant cette hypothèse, les termes employés par le voyageur envers Francia après sa libération intervenue en 1831 n’ont pas la virulence à laquelle les Européens s’attendent. D’autres avant et après lui sont allées au Paraguay et ont publié avec succès ce qui peut être qualifié de voyage en barbarie194. Or, le discours de Bonpland à propos de la période 1821-1831 ne contient aucun élément relatif à la rhétorique civilisation versus barbarie, rhétorique fréquente aussi bien en Europe qu’en Amérique du Sud. La correspondance adressée à ses compatriotes met en avant l’injustice avec laquelle il a été retenu, mais aussi sa vie qui, malgré les privations, a été somme toute productive et heureuse. Le ton

190 Cf. BEDERE Stéphane, op. cit., p. 33.

191 Un faisceau de conjonctions tend à démontrer que Francia et le Paraguay exercent une

fascination sur Bonpland. Les conjonctions concernant Francia étant très étalées dans le temps, nous en réalisons le bilan dans le chapitre III, pp. 279-286, en même temps qu’une analyse concernant le point de vue de Bonpland vis-à-vis des dirigeants rioplatenses, sauveurs et tyrans.

192 Cf. BELL Stephen, op. cit., p. 44.

193 Stephen Bell mentionne la présence de José Tomás Isasi à Buenos Aires au début de l’année

1818 en tant qu’agent commercial du Paraguay. Le géographe pense qu’il est fort probable que lui et Bonpland soient entrés en contact, directement ou non ; ibid., p. 61. Le réseau qui relie Bonpland et les Paraguayens n’est pas connu ; il reste à chercher dans le milieu économique et politique bonaerense de la fin des années 1810 pour tenter d’éclaircir ce point.

194 Les principaux témoignages sont regroupés in RENGGER Johan Rudolf, CARLYLE Thomas,

général des écrits du Français s’avère plutôt emprunt de bienveillance voire de candeur envers son geôlier ; il souligne d’ailleurs la générosité avec laquelle Francia l’a libéré. Cette dernière remarque peut paraître ironique, mais il ne blâme personne en particulier sauf la malchance ou sa mauvaise étoile195.

D’ailleurs, depuis Buenos Aires, Dominique Roguin, son ancien associé, se moque de cette attitude lorsqu’il lui demande en 1833 de ses nouvelles et de celles de son « ami » Francia196 que Bonpland n’a jamais rencontré. Cependant, il demeure séduit par le système politique du dictateur car après sa mort l’ancien détenu parle de Francia

avec un tact et une modération parfaite, […] il lui rendait cette justice, qu’[…] il était parvenu à répandre dans ce pays le goût du travail, des arts et du bon ordre ; il ajoutait que son gouvernement s’était adouci dans les dernières années de sa vie, et que des intentions louables avaient percé plus d’une fois à travers son despotisme.197

Le jugement modéré de Bonpland vis-à-vis du système politique despotique instauré par Francia doit être mis en perspective avec les troubles politiques qui secouent au même moment le reste des gouvernements du Río de la Plata. On retrouve aussi dans ce témoignage des thèmes chers au savant comme le travail et l’ordre. A ce titre, Francia comme d’autres après lui est susceptible d’incarner dans l’esprit de Bonpland un lien entre Rousseau, Robespierre et Napoléon, trois personnages admirés par le Paraguayen198 et imprégnant la culture politique du Français.

195 AMFBJAD n° 318, Bonpland à Humboldt, Buenos Aires, 7 mai 1832 ; AMFBJAD n° 567,

Bonpland à F. Dickson, Buenos Aires, 27 mars 1832.

196 AMFBJAD n° 1023, D. Roguin à Bonpland, Buenos Aires, 9 août 1833.

197 B*** Armand de (ROY Just Jean Etienne), Mes voyages avec le docteur Philips dans les

républiques de la Plata (Bueynos-Ayres, Montevideo, la Bande-Orientale, etc.), Tours, A. Mame,

1861, pp. 336-337.

198 Cf. RENGGER Johan Rudolf, CARLYLE Thomas, DEMERSAY Alfred, op. cit. A propos de

Napoléon Ier dont Bonpland est lui aussi un admirateur, cf. RENGGER Johann Rudolph,

LONGCHAMP Marcelin, Essai historique sur la révolution du Paraguay et le gouvernement

Une région périphérique au centre de la problématique