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Au début de l’année 1839, Aimé Bonpland se consacre à un voyage de prospection agricole dans le haut de l’Uruguay avant de revenir à São Borja au

506 Cf. GOMEZ Hernán Felix, op. cit., pp. 231-241. Un proche de Bonpland lui fait part de ses

sentiments après l’investiture de Berón de Astrada : « Je ne doute pas que les changements survenus récemment vous auront amusés quelque peu » ; le nouveau dirigeant « désire être Gouverneur Constitutionnel, ce qui pour moi est la plus grande des vertus dont l’année 38 puisse orner un Magistrat », AMFBJAD n° 735, B. Noguera à Bonpland, Curuzú Cuatiá, 25 mars 1838.

507 En effet, José Carlos Chiaramonte souligne qu’à Corrientes « nous constatons une création

constitutionnelle précoce à l’aide d’un régime représentatif effectif […], et avec des gouverneurs se succédant au pouvoir selon des normes constitutionnelles, au point de réussir à canaliser légalement les rivalités politiques s’intensifiant au début des années 1830. », CHIARAMONTE José Carlos, op. cit., p. 48,

508 Cf. CERRUTI Cédric, « Un Rochelais en Terrae cognitae : le discours et les actes.

L’engagement politique d’Aimé Bonpland dans le Río de la Plata. 1831-1840 », in MOREAU Christian, DORY Daniel (dir.), Alcide d’Orbigny. Entre Europe et Amérique. Textes et contextes

d’une œuvre, Rennes, PUR, pp. 129-146.

509 Le mot est souvent employé par Ferré, et peut se définir comme le fait de trahir son

appartenance à la fois institutionnelle, militaire, familiale, personnelle, à savoir tout l’ensemble complexe qui définit la sociabilité politique argentine de cette première moitié du XIXe siècle entre

mois de février510 lorsque la proclamation de la guerre le surprend. En effet, deux jours après que Rivera ait déclaré la guerre à Rosas, le 24 février 1839, le gouverneur de Corrientes Berón de Astrada ouvre à son tour les hostilités, confiant dans le soutien que devrait lui apporter Rivera en vertu de l’alliance signée le 31 décembre 1838511. Au début du mois de mars 1839 les préparatifs de la bataille entre Genaro Berón de Astrada et Pascual Echagüe512, le gouverneur d’Entre Ríos allié de Rosas, sont pour le Français le signal d’un embrasement général. Alors qu’il visite les malades du campement correntino, tout, écrit-il, « annonce la destruction du pays soit qu’on la veuille ou non.513 »

En effet, avant la destruction c’est la défense du pays qui se joue dans la province de Corrientes. Après la geste révolutionnaire, le premier acte de la geste patriotique se met en place. Les acteurs de Pago Largo sont conscients de la dimension nationale et historique de leur rôle514, alimentant le discours provincialiste de l’historiographie argentine515. En outre les renforts promis par Rivera n’arrivent pas, scellant le début d’une ferme hostilité entre les alliés. Pour ce motif pragmatique et peut-être grâce à un esprit de tolérance insufflé par le Français, le gouvernement appelle les cadres de l’armée à pardonner aux déserteurs et à tout mettre en œuvre pour les enrôler de nouveau516.

510 AMFBJAD n° 1724, voyage dans le haut de l’Uruguay, janvier-février 1839. 511 Cf. CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), op. cit., tome I, pp. 119-120.

512 Pascual Echagüe (1797-1867) est nommé responsable militaire de la province de Santa Fe en

1825. Désigné gouverneur de l’Entre Ríos en 1832, il est réélu en 1837. Après 1839 Echagüe participe à la Guerra Grande aux côtés des fédéralistes. Défait en 1841 par Lavalle, il est remplacé dans sa charge par le général Urquiza mais occupe l’année suivante par la force le gouvernement de Santa Fe. Il organise alors plusieurs expéditions au Chaco. Après la défaite de Rosas il effectue un court séjour en Europe avant de revenir en Argentine occuper un poste de sénateur.

513 AMFBJAD n° 1725, journal, visite au campement de G. Berón de Astrada, mars 1839.

514 Antonio Navarro écrit avant de tomber au combat : « estamos con una posición unica ó de

salvar el pais ó dejarlo en manos del enemigo ». AMFBJAD n° 732, A. Navarro à Bonpland, Pago Largo, 1er avril 1839.

515 Ce discours positiviste affirmant que le pouvoir politique des caudillos se construit grâce à

l’ignorance des masses rurales apparaît durant les deux dernières décennies du XIXe siècle. Au

cours des deux premières décennies du XXe siècle, l’école historique constitutionnaliste insiste sur

la légitimité des organisations provinciales vis-à-vis du caudillisme de Rosas. La bataille de Pago Largo occupe une place centrale dans ce combat. Hernán F. Gómez en fait une étape primordiale de son histoire de Corrientes ; cf. GOMEZ Hernán F., Historia de la provincia de Corrientes.

Desde el tratado del Cuadrilatero hasta Pago Largo, Corrientes, Imprenta del Estado, 1929.

L’historien argentin insiste dans d’autres écrits sur ce moment ; cf. GOMEZ Hernán F., « Pago Largo y Berón de Astrada. Consideraciones a base de los documentos del Archivo General de la Nación », in Páginas de Historia, Corrientes, Imprenta del Estado, 1928, pp. 189-198 ; Berón de

Astrada. La epopeya de la libertad y de la constitucionalidad, Corrientes, Amerindia, 1999 (1939).

516 Le décret daté du 13 mars 1839 est reproduit in GOMEZ Hernán F., Historia de la provincia de

Corrientes. Instituciones de la provincia de Corrientes, Corrientes, Amerindia, 1999 (1922), pp.

303-304. De retour du camp le 8 mars 1839, Bonpland écrit : « la plus part ne sont véritablement que des recrues. il semble regner un grand désordre dans cette troupe lequel provient du manque

Mais le pessimisme du Français concernant l’état des troupes correntinas est vérifié quelques jours plus tard, car suite à la défaite et à la mort de son protecteur Berón de Astrada face aux alliés de Rosas, le Río de la Plata plonge dans la Guerra Grande. Le jeu des alliances entraîne l’ensemble de la région dans la guerre et l’estancia de Bonpland étant une prise de choix, sa propriété de Santa Ana est saccagée517.

Cependant sa personne est préservée518. Cette protection dont il bénéficie est difficilement interprétable d’autant que la répression d’Echagüe est féroce519. Il s’agit pour la comprendre de se replacer d’abord dans le processus d’engagement de Bonpland. En effet, au lendemain de Pago Largo celui-ci n’est pas encore passé aux actes. Certes il visite le campement de Berón de Astrada mais il effectue des soins médicaux et fait de même pour les soldats d’Echagüe après la bataille. Du côté des forces françaises, aucune source ne le désigne comme engagé auprès d’elles et il n’a encore rencontré aucun compatriote sous les armes. A cette attitude neutre s’ajoute le statut scientifique de Bonpland et surtout ses cercles relationnels forgés au cours des années 1830. En effet, Bonpland a soutenu le rosista Atienza et l’a accompagné jusqu’à ses derniers instants. Cette protection locale est certainement la raison pour laquelle Echagüe se montre magnanime vis-à-vis de lui. D’ailleurs l’Entrerriano ne se contente pas de le ménager, il profite au contraire du statut de Bonpland pour lui demander de

de bons chefs et de la propension tres grande qu’ont les Correntinos pour ne pas servir. Depuis peu de jours on compte un grand nombre de Déserteurs et la desertion continuera positivement malgré que le Gouverneur ait dejà fait une execution. » La conjonction entre les commentaires de Bonpland, au lendemain de son séjour à Curuzú Cuatiá, et la résolution de Berón de Astrada intervenant quelques jours plus tard, peut être interprétée sans trop de risques comme le résultat de l’influence du Français auprès du gouverneur correntino. Si l’on ajoute que le 13 mars, il se trouve à Curuzú Cuatiá en compagnie du gouvernement, les doutes sont presque nuls. Cette tolérance vis- à-vis du refus de porter les armes est une constante chez Bonpland. Sa rencontre avec un homme ayant fui les luttes indépendantistes n’altère aucunement une excellente opinion à son sujet ; AMFBJAD, n° 1719, voyage de Concordia à Curuzú Cuatiá, 17 mai 1837.

517 HAMY Jules Théodore Ernest, op. cit., p. 134. La propriété de São Borja avait déjà souffert de

la guerre civile brésilienne.

518 AMFBJAD n° 168, L. Nascinbene à Bonpland, 26 avril 1839 ; AMFBJAD n° 1592, Bonpland à

P. Echagüe, Santa Ana, 9 juin 1839.

519 Cette défaite, présentée par l’historiographie locale comme celle de la civilisation face à la

barbarie, coûte la vie à 800 des 1 300 prisonniers qui sont égorgés sur ordre du commandant des forces rosistas Urquiza ; cf. ZINNY Antonio, op. cit., pp. 35-36 ; GOMEZ Hernán F., « Pago Largo y Berón de Astrada. Consideraciones a base de los documentos del Archivo General de la Nación », in Páginas de Historia, Corrientes, Imprenta del Estado, 1928, pp. 189-198 ; Berón de

garantir la neutralité des étrangers présents au sein de la province520. Il s’agit peut-être là d’un accord expliquant d’un point de vue local la tranquillité obtenue par Bonpland.

Il permettrait aussi de mesurer la portée politique acquise par le Français qui poursuit avec Echagüe sa dénonciation de la contrebande. Préoccupé par ses avoirs, Bonpland dénonce les abus auprès de tous les gouverneurs, qu’ils soient ou non de son obédience politique521 comme d’autres Français pour qui la contrebande signifie un manque à gagner522. En outre, il faut absolument réoccuper toutes les habitations à défaut de quoi le gouvernement, comme cela est déjà arrivé, est susceptible d’installer des capataces en lieu et place des possédants523. Aussi malgré les pertes subies pendant et après la bataille524 il s’agit de participer rapidement au rétablissement de l’ordre économique comme social et politique.

Tandis que Bonpland s’attelle à réparer les pertes subies à Santa Ana, le nouvel ordre politique instauré par Echagüe dans la province ne résiste pas à son départ. En effet le gouverneur rosista et fédéraliste installé par l’Entrerriano, José Antonio Romero, se heurte à une opposition politique et populaire qui éclate le 6 octobre sous le commandement de Pedro Ferré525. Avec lui le conflit acquiert une

dimension transnationale car il s’engage dans un combat pour son pays et pour « la cause des peuples526 ». Celui-ci commence par un rapprochement avec les

Farrapos qui implique aussi pour Bonpland dans une première médiation

520 AMFBJAD n° 168, L. Nascinbene à Bonpland, 26 avril 1839 ; AMFBJAD n° 1592, Bonpland à

P. Echagüe, Santa Ana, 9 juin 1839.

521 AMFBJAD n° 1592, Bonpland à P. Echagüe, Santa Ana, 9 juin 1839. A Santa ana il constate

« une contrebande mesquine et sans limites » car le commandant Gregorio Ledesma ferme les yeux; il apprend ici la mesure du gouvernement visant à refouler les individus et familles qui « accourent de toutes parts » pour contrebande : « jamais mesure aussi [sage] n’aura été plus à propos executée », AMFBJAD n° 1737, voyage à Montevideo, Santa Ana, 3 novembre 1840 ; AMFBJAD n° 1730, journal, Santa Ana, 13 mars 1841

522 Joseph Ingres écrit à Bonpland : « Dites à Ferré qu’il [est] de la plus grande nécessité qu’il

mette une garde au Passo de Santanna […] Il passe ici journellement des Gauchos qui amènent journellement des chevaux volés, qu’ils vendent presque pour rien : […] Mais qu’il choisisse aussi un homme de bien et intelligent, vous savez comme ce District a été commandé jusqu’ici ; ce Chamorro est un misérable qui se vend comme tou gueux ; cet homme est un misérable qui ne devrait pas exister sur cette frontière. », AMFBJAD n° 619, J. Ingres à Bonpland, Santa Ana, 28 décembre 1839.

523 Echagüe, en sus d’imposer une énorme indemnisation de guerre, fait réorganiser le territoire et

les propriétés teriennes ; cf. ZINNY Antonio, op. cit., p. 38.

524 « pero ha sido efecto del desorden » écrit-il ; AMFBJAD n° 727, Bonpland à L. Nascinbene,

Santa Ana, 4 juin 1839.

525 ZINNY Antonio, op. cit., pp. 39-40.

526 « la causa de los pueblos », AGNBA, colección Carlos Casavalle, Ferré, Ferré à M. Leiva,

politique signifiante puisqu’il introduit José Mariano de Matos, ministre de la Guerre, de la Marine et vice-président de la République riograndense auprès du gouverneur correntino en décembre 1839527. Ce geste s’inscrit dans la continuité des rapports entretenus avec Matos, jusqu’alors davantage économiques mais incluant dès lors un contenu politique transnational de poids, dans la continuité des discours et des actes du Français528.

Car avec l’engagement de Berón de Astrada puis le retour aux affaires de son ami Ferré en 1839, en retrait de la vie politique depuis 1833, Bonpland est amené à lutter plutôt qu’à renoncer encore une fois après avoir tout perdu. Toute idée de neutralité lui apparaît désormais chimérique face à l’envenimement de la situation. Ce choix de l’engagement politique jamais expérimenté est le résultat d’un enracinement et de ruptures déjà expliqués. Bonpland s’en justifie en rappelant son engagement en faveur de l’indépendance américaine de 1805 à 1814529. Son discours est donc marqué par un retour à des références dépassant le contexte politique immédiat ; il identifie la guerre qui commence en 1839 à la lutte pour l’indépendance au nom d’un même combat pour les libertés et contre la dictature et l’obscurantisme. Cette justification révèle le prisme par lequel il perçoit la guerre qui s’annonce, le plaçant dans la filiation indépendantiste revendiquée au même moment par les antirrosistas ce qui une fois encore lui permet de donner une cohérence à ses actes, le passé éclairant et justifiant le présent.

Aussi le discours s’accompagne-t-il d’une entrée en campagne véritable, puisqu’on le voit aux côtés des principaux chefs militaires dès la fin de l’année 1839. Le 6 novembre il rejoint Ferré à San Roque. Les deux hommes séjournent ensuite à Corrientes pour que le médecin soigne le gouverneur, puis ils se mettent en route le 5 décembre afin de rejoindre l’armée de Lavalle530 ; à la fin de l’année

527 AMFBJAD n° 1002, J. M. de Matos à Bonpland, Cacapara, 12 décembre 1839.

528 Ainsi que dans la continuité des rapports étroits entre le Rio Grande do Sul et les provinces

argentines ; cf. SCHEIDT Eduardo, « Ecos da revoluçáo farroupilha no Rio da Prata », in Revista

electrônica ANPHALAC [en ligne], n° 2, 2002. URL : http://www.anphlac.org/revista/revista2/revista_anphlac_2.pdf

529 Il paraît exagérer cet engagement, puisque aucune participation concrète n’est à relever avant

1814. Mais les propos se veulent une profession de foi en faveur de l’union contre Rosas.

530 AMFBJAD n° 1726, journal. Juan Lavalle (1797-1841), né à Buenos Aires, s’engage de 1812 à

1823 aux côtés des Libertadores et accède au grade de général en vertu de ses grandes capacités militaires. De retour à Buenos Aires en 1823, il est chargé de surveiller la frontière indigène. En 1826, il est envoyé combattre contre le Brésil où il s’illustre encore. Unitaire, il renverse en 1828 le gouverneur fédéraliste Manuel Dorrego qu’il fait fusiller, ce qui augmente l’hostilité à son égard

1839 les alliés sont prêts à prendre l’offensive. Le 29 décembre Joseph Ingres, récemment arrivé à Santa Ana après avoir été spectateur d’une guerre d’escarmouches entre Rivera et Echagüe, fait part à Bonpland de ses craintes vis- à-vis de l’offensive promise par l’Oriental :

Fruto [Rivera] s’amuse toujours avec les Entrerrianos, et fait journellement des petits exercices pour exercer ses soldats et ses Ennemis. Qui diable sait quand ce charivari finira.531

Contrairement à Ferré, instruit par la leçon de Pago Largo532, Bonpland se montre confiant envers l’allié uruguayen533. L’offensive de celui-ci menée au moment où Ingres écrit ces lignes donne raison à Bonpland. La victoire de Cachanga stoppe l’avancée d’Echagüe et permet à Ferré de prendre l’offensive.