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Une région périphérique au centre de la problématique indépendantiste

L’enjeu de la présence de Bonpland dans la zone misionera est de taille, puisqu’il se trouve au cœur de la problématique concernant la définition des frontières des nouvelles entités politiques. On comprend mieux l’intervention paraguayenne de décembre 1821 si l’on analyse la construction politique indépendantiste. Cette intervention fait suite à d’autres coups de main basés sur la politique de la terre brûlée et du pillage199, comme le constate Bonpland lors de son premier voyage aux Missions au début de l’année 1821 jusqu’à Candelaria, lieu stratégique sur le Paraná. Le traité du 12 octobre 1811 reconnaît l’appartenance du département de Candelaria au Paraguay, mais la ratification qui a lieu le 31 du même mois en Argentine exclut ce département, rapidement occupé par les forces paraguayennes200. Ce traité est dénoncé par le Paraguay deux ans plus tard lors de la proclamation de son indépendance201. Cinq missions jésuites se situent alors dans le département contesté : Corpus, San Ignacio Miní, Loreto, Santa Ana et Candelaria, toutes étant visitées par Bonpland lors de son premier voyage. Dès le 3 novembre 1814, le cabildo de Corrientes décide, afin de contrer l’influence paraguayenne, de peupler les Missions et surtout le département de Candelaria avec des hommes, est-il précisé, honnêtes et très travailleurs202. En effet, la chute démographique survenue après 1768 est un facteur primordial de la politique de développement203, outre les autres lacunes constatées par exemple par l’administrateur colonial et futur vice-roi Jacques de

199 La plus redoutable – mais aussi la dernière avant celle de 1821 – de ces incursions est réalisée

en 1817. Francia profite de la défaite du cacique misionero Andrés Guacurarí face aux Portugais pour saccager Candelaria, Santa Ana, Loreto, San Ignacio Miní, Corpus et San Francisco de Paula. Il fait transporter la population sur son territoire et la distribue dans les anciennes missions jésuites. Bien que son étude repose sur une abondante documentation, l’auteur de l’Historia

politica e institucional de Misiones ne propose pas une explication approfondie de l’installation et

de l’enlèvement de Bonpland. En effet, l’auteur explique que Bonpland se fixe à Santa Ana afin d’échapper au péril paraguayen. Or, c’est bien le département entier qui est sous la menace de Francia. D’ailleurs, aucun élément n’est fourni concernant le rôle joué par Nicolás Aripí, le responsable politique correntino de la zone, et le coup de main est évoqué comme la conséquence logique de la présence de ce dernier ; cf. CAMBAS Anibal, op. cit., pp. 270-272.

200Ibid., pp. 201-205.

201 Cf. BEDERE Stéphane, op. cit., pp. 19-21. 202Ibid., p. 43.

203 Après cette date, la récupération démographique des siècles antérieurs est stoppée. Entre 1768

et 1810, la population diminue de plus de moitié, passant de 88 000 à 40 000 ; cf. MAEDER Ernesto J. A., BOLSI Alfredo S. C., « La población guarani de la provincia de Misiones en la época post jesuítica (1768-1810) », in Folia Historica del Nordeste, n° 5, 1982, pp. 67-106.

Liniers en 1803204. Car le territoire des Missions occupe une place démographique non négligeable au sein des Provinces Unies, largement devant Corrientes205. La population misionera est volatile mais conséquente, et donc la primauté du contrôle de celle-ci est un enjeu fondamental.

La décision du cabildo correntino fait suite à la création, le 10 septembre 1814, des provinces d’Entre Ríos et de Corrientes. A cette dernière est adjointe la région des Missions ; elle est délimitée au Nord par le Paraná, instaurant la souveraineté des Provinces Unies sur le département de Candelaria206. Gervasio Posadas, Directeur Suprême des Provinces Unies, entend par cette mesure réintégrer Candelaria au sein des Provinces Unies et fixer la frontière avec le Paraguay207. C’est Andrés Guacurarí, surnommé Andresito qui, sous les ordres d’Artigas, se charge de reprendre manu militari le département en septembre 1815. Artigas met alors en place une administration territoriale créant une entité politique propre aux Missions sous la direction de Félix Aguirre, métisse

correntino et « caudillo208 » des Indiens misioneros.

Cette pratique de déplacement et de regroupement des populations est un caractère historique structurel des Missions. Outre la politique menée par les jésuites, les deux décennies précédant la venue de Bonpland sont marquées par ces mouvements de population. Félix de Azara209 est le premier à conseiller au

vice-roi, après l’expulsion de l’ordre religieux, un repeuplement de la frontière avec le Rio Grande brésilien. L’envoi de colons en provenance de Patagonie, en

204 Cf. LOZIER ALMAZAN Bernardo, Linniers y su tiempo, Buenos Aires, 1989, p. 63.

205 La population de Misiones atteint 32 000 habitants en 1810, alors que la province de Corrientes

n’en compte que 13 000 ; cf. CAMBAS Anibal, op. cit., p. 73.

206 Le cabildo correntino ne conteste évidemment pas sa frontière Est ; mais il réclame une

révision de la frontière Sud avec Entre Ríos. Sa demande ainsi que le décret est abandonnée du fait de la chute de l’Assemblée Générale en 1815.

207 CAMBAS Anibal, op. cit., p. 207.

208 Terme employé in FERRE Pedro, Memoria del brigadier general Pedro Ferre, octubre de

1821 a diciembre de 1842, Buenos Aires, Coni, 1921 (1845), tome I, p. 28.

209 L’Aragonais Félix de Azara (1742-1821) reçoit une formation de militaire, ingénieur et

botaniste. En 1781 il reçoit l’ordre de partir délimiter les frontières entre les colonies espagnoles et portugaises, ce qui le conduit à étudier pendant vingt ans la nature rioplatense. Il séjourne essentiellement dans l’intendance du Paraguay. Il est rappelé en Espagne en 1801, publie les résultats de son séjour puis se retire de la vie publique. En 2009, Nicolas Richard rédige l’étude préliminaire à la réédition des voyages de Felix de Azara publiés initialement en 1809, qualifiant de géographie post-jésuite le travail effectué dans ce domaine par Azara. Le terme de post-jésuite peut être associé à celui de pré-américaniste. En 2011, Julio Rafael Contreras Roqué publie sa biographie monumentale consacrée à l’Aragonais ; cf. RICHARD Nicolas, « Etude préliminaire. Une géographie post-jésuite au XVIIIe siècle », in AZARA Félix de, Voyages dans l’Amérique

méridionale, 1781-1801, Rennes, PUR/CoLibris, 2009, pp. VII-L ; CONTRERAS ROQUE Julio

Rafael, Félix de Azara. Su vida y su época, Huesca, Diputación Provincial de Huesca, 2011, 3 tomes.

1800 et 1801, est abandonné après l’entrée en guerre du Portugal en mars 1801. Le 5 novembre 1802, le gouvernement des Missions est confié sur sa demande à Jacques de Liniers, lequel transmet un rapport à la métropole prônant le développement du commerce et l’installation de populations créoles. Concernant la population guarani, Liniers esquisse un plan de développement complet mais non mis en œuvre par son successeur Bernardo de Velasco210. Bonpland en reprend les grandes lignes sans que nous sachions s’il a connaissance du rapport.

Si l’on ne peut prouver qu’avant 1810, le retour dans les forêts est pratiqué211, en revanche il est certain qu’après cette date les Indiens fuient massivement l’enrôlement forcé. En 1817 et 1818, lors des invasions portugaises et paraguayennes, une partie de la population se réfugie sur les bords du Miriñay et vers Tranquera de Loreto, formant de nouveaux villages et repeuplant les anciennes missions212. Les destructions touchent Candelaria, Santa Ana, Loreto et le campement d’Aripí. La conséquence directe est un rapprochement des provinces du Litoral pour renforcer la défense et favoriser le peuplement des Missions213. Ironie du sort, l’incursion de décembre 1821 est la dernière avant une période de relative stabilité aux frontières, hormis une agression meurtrière l’année suivante à Caá Caray, près d’Itatí214. Bonpland note qu’à cette occasion

« ils massacrèrent hommes, femmes et enfants215 ».

Les Misioneros acquièrent rapidement une puissante autonomie politique entraînant un conflit avec Corrientes. Le 9 septembre 1819, à Asunción de Cambay, le gouverneur de Corrientes Juan Bautista Méndez et le représentant des Missions, Francisco Javier Sití, délimitent une ligne passant par Tranquera de Loreto, la lagune Iberá et le fleuve Miriñay après une occupation du territoire

210 Liniers écrit au roi, le 20 août 1806, à propos de son action dans cette province : « remedió la

suerte infeliz de aquellos naturales que morían de hambre y desnudez por la fatal administración que les gobernaba; exterminó abusos que fomentaban la rapiña; dirigió la industria; proporcionó trabajos; estableció hospitales; aumentó las cosechas de algodón; proporcionó que la hilasen y tejiesen las mujeres; contrató el surtido de bienes y vestuarios » ; cité in LOZIER ALMAZAN Bernardo, op. cit, p. 65. Malgré les recommandations faites pour favoriser le développement économique et culturel des villages après l’expulsion des Jésuites, les administrateurs successifs maintiennent le régime de communauté ; cf. AMABLE María Angélica, ROJAS Liliane Mirta,

Historia de la yerba mate en Misiones, Posadas, Montoya, 1989, p. 86.

211 MAEDER Ernesto J. A., BOLSI Alfredo S.C, op. cit., p. 65. 212 CAMBAS Anibal, op. cit. , p. 136.

213Ibid.., p. 89.

214 La carte réalisée par Antonio Krapovickas et reproduite dans l’annexe n° 10, p. 953, permet de

localiser précisément la plupart des endroits cités.

corentino de plus d’un an par ce dernier216. Mais la montée en puissance de Ramírez à Corrientes et son rôle dans la campagne contre Buenos Aires est consacrée par le traité du Pilar. Entre juin et août 1820, Ramírez, appuyé par une flottille porteña, renverse Artigas. Le 25 septembre, après un mois de poursuite infructueuse, Siti communique à Ramírez la fuite d’Artigas au Paraguay. Le 29 du même mois, la République entrerriana est proclamée.

Les cadres militaires artigueños sont principalement maintenus dans leurs fonctions. León Esquivel, pourchassé par le gouverneur mis en place par Artigas, réintègre Corrientes au début de l’année 1821217. Lucio Mansilla, secrétaire particulier d’Artigas, poursuit ses fonctions auprès de Ramírez qui organise sa République en quatre départements : Missions, Corrientes, Concepción del Uruguay et Paraná. Les limites entre les deux premiers territoires sont alors fixées au Paraná, Haut Paraná, Iberá et río Corrientes.

En 1820, la population souffre d’un déséquilibre démographique alarmant, reconnu par les autorités et commenté plus tard par les Européens218. Un processus de métissage découle de la disparition d’une partie de la population masculine et des mesures favorisant l’installation de Créoles219. Après la

campagne de Ramírez dans les Missions, en décembre 1820, le caudillo met en place une politique de déplacement des populations vers la frontière misionera. Pour ce faire, ses troupes parcourent la zone, son lieutenant Píris inspectant particulièrement San Ignacio où demeurent plus de 900 familles. Il s’agit d’éviter que les Indiens ne s’enfuient en territoire portugais ou dans les forêts. A San Javier par exemple, le capitaine Medina ne ramène que 22 Indiens, la plupart s’étant réfugié dans les bois. La plupart sont destinés à venir peupler San Miguel, les hommes étant destinés à servir sous les armes à Corrientes220.

216 CAMBAS Anibal, op. cit., p. 136.

217 Cf. FERRE Pedro, op. cit., tome I, pp. 11-13.

218 Cf. PARISH Woodbine, Buenos Aires y las provincias del Rio de la Plata desde su

descubrimiento y la conquista por los españoles, Buenos Aires, Hachette, 1958 (Londres, 1838),

p. 335 ; ORBIGNY Alcide d’, op. cit., tome I, pp. 122-123. L’expulsion des jésuites et les guerres civiles sont les causes successives énoncées.

219 AMABLE María Angélica, ROJAS Liliane Mirta, op. cit., pp. 90-92. 220 Cf. CAMBAS Anibal, op. cit., pp. 84-86.