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La construction d’une identité transnationale : des clans aux factions

Aimé Bonpland se trouve au cœur de ce processus et apporte beaucoup à sa compréhension. Au cours des épisodes les plus sanglants de la guerre civile, il parvient à conserver ses protections. Une première fois en 1839, il obtient l’immunité d’Echagüe. Durant la décade 1840, il maintient le contact et offre ses services aux Madariaga puis aux Virasoro, les deux familles qui s’affrontent pour la domination de la vie politique correntina. Ainsi en 1843 Bonpland acquiert la confiance du clan Madariaga, pourtant adversaire acharné de Pedro Ferré. Une troisième fois, après la bataille de Vences marquant le 27 novembre 1847 la défaite des Madariaga, il bénéficie une nouvelle fois de la protection des vainqueurs, Benjamín Virasoro et Justo José de Urquiza667.

Dès la défaite d’Arroyo Grande Ferré entreprend dans un premier temps de rassembler les restes de son armée, mais la désagrégation de celle-ci et ses appels désespérés ne permettent plus d’offrir la moindre résistance face à l’armée rosista,

666 Si les sources le permettent, il serait intéressant d’ouvrir un champ de recherche concernant les

fluctuations du sentiment patriotique parmi les soldats engagés dans les guerres rioplatenses. Cela permettrait d’affiner l’étude des mentalités forgées après l’indépendance et de comparer les discours des chefs avec le ressenti des hommes de troupe. Plus généralement, l’ensemble des populations touchées par la guerre ont certainement connu un profond changement dans leurs relations sociales et dans leurs mentalités.

667 AMFBJAD n° 1609, Bonpland à B. Virasoro, São Borja, 28 décembre 1847 ; AMFBJAD n°

1131, Bonpland à M. A. Urdinarrain, São Borja, 24 janvier 1848. Le Correntino Benjamín Juan Virasoro (1812-1897) est membre du parti fédéral de Corrientes. Il lutte d’abord aux côtés des

antirrosistas à Pago Largo, Caaguazú et Arroyo Grande avant de rejoindre le camp de Justo José

de Urquiza et Pedro Cabral. Chassé par les Madariaga, il participe à la bataille de Vences au cours de laquelle Urquiza bat définitivement les Madariaga et installe les Virasoro au pouvoir à Corrientes. Nommé général et gouverneur de Corrientes en décembre 1847, il exerce le pouvoir avec ses frères jusqu’en 1852. Alors qu’il se trouve à Buenos Aires, il est déposé par Juan Pujol. Benjamín se retire à Rosario où il demeure et participe encore à de nombreuses campagnes, parmi lesquelles figurent les batailles de Cepeda et Pavón. L’Entrerriano Justo José de Urquiza (1801- 1870) débute en 1819 une activité de propriétaire terrien et entrepreneur. En 1826, il est élu gouverneur provincial. Au cours des années 1830, il sert sous les ordres d’Echagüe. En 1842, il assume la direction de l’Entre Ríos et consolide son pouvoir grâce à ses victoires décisives sur les

antirrosistas à Arroyo Grande en 1842, India Muerta en 1845, Laguna Limpia en 1846 et Vences

en 1847. En 1851 il se prononce contre Rosas qu’il défait à Caseros l’année suivante. Il devient le premier président argentin de 1854 à 1860. Après la bataille de Pavón, Urquiza se consacre à l’administration de sa province où il meurt assassiné.

Ferré s’exile alors que Bonpland demeure dans son estancia de Santa Ana. Pourtant, le Français est l’un des plus proches conseillers du gouverneur et vraisemblablement son véritable homme de confiance, en conséquence de quoi il aurait du prendre le même chemin. En effet, dès 1839 Bonpland s’est personnellement engagé envers le fédéraliste Echagüe mais a trahi la parole donnée en soutenant Ferré. En 1842 son implication politique est connue de tous, notamment du nouveau gouverneur rosista Pedro Cabral ; pourtant il demeure en partie sur le territoire correntino de décembre 1842 jusqu’en avril 1843.

Les biographes de Bonpland passent sous silence ce premier paradoxe qui s’explique par le fait que si Pedro Cabral bardé de la bannière fédérale, il est désigné par Ferré lui-même car si cet homme de gouvernement correntino est proche des idées de Rosas, il s’avère aussi issu d’une famille distinguée socialement et respectée dans la province668. Il faut attendre le 20 mars 1843 pour que Cabral légifère contre son prédécesseur, première alerte avant l’alarme déclenchée le 13 avril lorsque José Antonio Virasoro669 prend le pouvoir à Corrientes. C’est à ce moment seulement que Bonpland, craignant pour sa vie, décide de se retirer dans son « petit coin670 » riograndense, espérant que les

événements politiques lui permettent de revenir en Argentine671. Juan Cruz Jaime

explique que l’arrivée de Cabral signifie la fin de l’alliance inter-clanique qui gouverne en alternance Corrientes depuis 1820 et provoque une guerre des clans672. Bonpland, voyant son réseau forgé au cours des années 1830 s’écrouler, est forcé de fuir la province.

Plus précisément, c’est José Antonio Virasoro qui met fin à ce mode de fonctionnement politique et la lutte qui s’ensuit n’est pas seulement inter-clanique mais aussi factieuse ou intra-clanique, les brèches touchant les clans eux-mêmes. Le divorce entre autorité et civilité mis en relief à Buenos Aires par Pilar Gonzalez Bernaldo673 s’étend au Nordeste, les prémices de cette rupture pouvant

668 Cf. CASTELLO A. Emilio, op. cit., pp. 333-336.

669 José Antonio Virasoro (1814-1860) connaît le même parcours que son frère. Après avoir

soutenu les forces commandées par le général Paz, il passe au service d’Urquiza et commande les troupes correntinas lors de la bataille de Caseros. Promu colonel en 1857, puis gouverneur de la province de San Juan en 1859, il y est assassiné lors d’un mouvement révolutionnaire conduit par Antonio Aberastain.

670 AMFBJAD n° 958, Bonpland à F. Delessert, Montevideo, 30 août 1850. 671 AMFBJAD n° 1209, journal d’agriculture, São Borja, 1843-1844. 672 CRUZ JAIME Juan, op. cit., pp. 26-27.

être perçues lors du pronunciamiento de Cabral appuyé par les 80 officiers prisonniers de Caaguazú, Justo Díaz de Vivar et ses deux frères, des membres des familles Noguera, Garrido, Regueral, Latorre, Galarraga et le clan Araujo auxquels s’ajoute un parent de Ferré674. Cependant, dès le début de l’année 1841, Bonpland témoigne d’une tentative de pronunciamiento réprouvée dans la capitale

correntina par Paz et les Madariaga à laquelle prend part le propre oncle de ces

derniers. L’événement est significatif d’une rupture politique cruciale car lorsque Bonpland rencontre ces derniers, ils lui confient leur peur du discrédit risquant de rejaillir sur eux et leurs hésitations à quitter la province, ce dont Bonpland les dissuade675.

En 1840, Bonpland conseille à Paz, étant donné les dissensions internes du congrès provincial, « de se retirer et d’abandonner le pays à son triste sort676 ». L’apparition de dirigeants non provinciaux, Paz en 1840 et avant lui Lavalle suite à Pago Largo sont aussi décisives dans le changement politique et les dissensions se produisant à Corrientes. Le véritable point de départ du changement des pratiques politiques se produit à Pago Largo, le 31 mars 1839, car non seulement il signifie la fin de l’indépendance militaire de Corrientes mais marque aussi une rupture dans la pratique de la guerre, Pago Largo donnant lieu à une violence et une terreur jamais expérimentées depuis 1810. Finalement, l’étonnement de Bonpland vis-à-vis du comportement des soldats correntinos après Caaguazú s’explique par leur souvenir de Pago Largo. La geste patriotique correntina apprend la terreur en même temps que la dislocation du système clanique.

Ferré se réfugie en 1843 au Rio Grande do Sul accompagné des Madariaga. En janvier 1843, tandis que Ferré séjourne chez Bonpland les Madariaga se trouvent à Alegrete afin de solliciter de la part du président la permission de résidence pour eux et leurs hommes, en compagnie du Français677 qui leur sert probablement d’intermédiaire. En mars, les Madariaga reprennent le pouvoir mettant fin à vingt années de règne des clans Fernández Blanco et Atienza alliés depuis 1820, dont Ferré fait partie. Ils déclarent celui-ci traître à la patrie en raison de son choix de fuir la province plutôt que de poursuivre la

674 AMFBJAD n° 1744, voyage de Santa Ana à l’Etat Oriental, 8-10 décembre 1842. 675 AMFBJAD n° 1741, voyage de Montevideo à Corrientes, février-mars 1841. 676 AGNBA, Sala VII, archivo del general José M. Paz, leg. 99, años 1815-1840. 677 AMFBJAD n° 1043, B. Gonçalves da Silva à Bonpland, Alegrete, 4 janvier 1843.

résistance678. Ce motif est plus que discutable sachant qu’eux-mêmes préfèrent sauver leur famille et leurs biens plutôt que leur province avant de revenir au pouvoir, adoptant la même attitude lors de leur défaite face aux Virasoro en 1847. Il s’agit surtout pour eux d’éloigner les autres clans du pouvoir, tout comme le font ensuite les Virasoro durant un début de gouvernement marqué par des règlements de compte sanglants.