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L’implication puis l’isolement qui correspondent au pourrissement, à l’enlisement de la situation diplomatique et politique ainsi que les pertes de repères expérimentées par Bonpland font craindre une déstructuration culturelle, voire une déculturation à travers la perte de valeurs sans assimilation à d’autres. Ses permanences identitaires s’avèrent de solides piliers car l’Europe et particulièrement la France apparaît comme un modèle et un refuge face aux aléas politiques locaux. Le sentiment d’abandon vécu en 1840 est confirmé à Montevideo en septembre 1843 ; le vice amiral rappelle que les Français doivent rester neutres au risque de perdre leur droit à la protection748. L’apathie de Bonpland en 1845 correspond à une perte de repères identitaires qui l’amènent à hésiter à fuir Santa Ana et São Borja vers d’autres villes. Une preuve

748 AGNM, II, Ex Archivo y Museo Histórico Nacional, archivo Andrés, Caja 153, Carpeta 7, An.

supplémentaire de cet isolement réside dans l’éventualité d’un retour en France non évoqué alors qu’il émaille son discours tout au long de son existence

rioplatense.

Où aller ? La question ne se pose pas au cours des années 1830 lorsque des propositions scientifiques lui proviennent d’Uruguay et du Brésil, Bonpland préférant rester dans la zone misionera749. Elle commence à s’esquisser dès la mort du docteur Francia intervenue, Bonpland envisageant alors de retourner au Paraguay. Bien qu’il lui faille attendre 1857 pour s’y rendre, il noue des contacts avec les nouveaux dirigeants, notamment Vicente Roa, secrétaire du Consulat et auparavant logé chez Bonpland entre 1823 et 1829. Au cours des années 1840 il consolide ses relais paraguayens, José Antonio Pimenta Bueno, relais fort auprès du président paraguayen auprès duquel il fait office de conseiller très influent si l’on en croit Demersay750, se montrant intéressé à voir Bonpland venir instruire et habiter le pays751. Ce dernier médite sérieusement jusqu’en 1847 cette proposition, allant jusqu’à envisager de s’installer dans son ancien lieu de détention, Santa María752.

Après avoir refusé en 1845 l’offre des Perichón consistant à l’accueillir à Corrientes, il hésite en 1846 et 1847 entre demeurer à Santa Ana ou s’installer à Alegrete, Uruguaiana ou Montevideo753. Après la bataille de Vences livrée le 26

novembre 1847, il opte pour Santa Ana tout en conservant São Borja pour le cas où des troubles éclatent à Corrientes754, s’appuyant sur José Antonio Virasoro et Santa Ana d’une part755, Chaves et São Borja d’autre part. Mais en décembre 1849, l’occasion d’exploiter la yerba au Rio Grande do Sul lui échappe756. En mars 1850, Frederico de Vasconcellos757 conseille à Bonpland de quitter São

749 Cf. chapitre VIII, pp. 708-711.

750 « le petit nombre de mesures libérales décrétées (sinon mises à exécution) par le président, lui

ont été inspirées par l’habile ministre de l’empereur D. Pedro. », explique DEMERSAY Alfred,

Histoire physique, économique et politique du Paraguay et des établissements des jésuites, Paris,

Hachette, tome 1, p. LI.

751 AMFBJAD n° 373, Bonpland à J. A. Pimenta Bueno, São Borja, 8 novembre 1846 ;

AMFBJAD n° 1494, J. A. Pimenta Bueno à Bonpland, Asunción, 15 décembre 1846.

752 Mirbeck lui écrit à propos de cette option : « j’envisage cela pour vous comme le plus triste des

exils », AMFBJAD n° 455, A. de Mirberck à Bonpland, Uruguaiana, 26 juillet 1847.

753 AMFBJAD n° 455, A. de Mirbeck à Bonpland, Uruguaiana, 26 juillet 1847. 754 AMFBJAD n° 609, P. Igarzabal à Bonpland, Corrientes, 8 janvier 1848. 755 AMFBJAD n° 1610, J. A. Virasoro à Bonpland, Restauración, 13 juillet 1848. 756 AMFBJAD n° 1135, F. de Vasconcellos à Bonpland, Rio Pardo, 20 décembre 1849.

757 L’ingénieur des mines portugais Frederico Augusto de Vasconcellos de Almeida Pereira Cabral

(1820-1886) arrive dans le Rio Grande do Sul à la fin des années 1840 afin d’y préparer la venue de colons. Il est notamment chargé d’étudier les ressources du sous-sol. Vasconcellos retourne

Borja, espère même que la guerre l’y poussera, et de venir s’installer à Porto Alegre ou près de cette ville où l’attendent ses « vrais intérêts758 ». Bonpland choisit une nouvelle fois de rester car sa clientèle et ses débiteurs l’en empêchent759.

La confusion règne aussi dans l’esprit d’autres Français. A propos de São Borja d’abord, une lettre curieuse moins par son contenu que son contenant est adressée au naturaliste par Demersay depuis Asunción en 1846. En effet, le courrier est adressé à Monsieur Bonpland, « Saint Borgia, République de Corrientes760 ». Cette méconnaissance de la ville dans laquelle Demersay séjourne plusieurs semaines, comme du théâtre géopolitique dans lequel il se déplace est plus excusable que la seconde erreur accordant un peu vite l’indépendance à Corrientes qui, malgré ses pratiques souverainistes, n’est pas une république mais une province argentine se battant justement pour participer à l’organisation nationale. Ces erreurs de la part d’un géographe sont révélatrices du regard encore myope porté par les voyageurs sur cette région. Mais surtout, elles sont un élément à ajouter au statut d’Etat-frontière représenté par Corrientes dans la mesure où elle lui confère une dimension indéterminée.

Dès le début de la Guerra Grande un mouvement migratoire s’effectue. Les centaines de personnes concernées n’entrent pas dans le cadre de notre étude mais elles font écho à l’expérience de Bonpland761. Ce mouvement migratoire

interne s’intensifie probablement avec l’amplification de la terreur et sa propagation aux Européens, Mirbeck rapportant à Bonpland en 1845 le massacre de Verdun sous les ordres d’Urquiza, égorgés « avec el indulte en la mano762 ». Apollon et Ama de Mirbeck installés à Uruguaiana se trouvent pris dans la guerre sans savoir eux non plus où aller, Ama parvenant à s’embarquer pour Buenos Aires. En avril 1847 elle doit revenir d’Europe et en octobre elle est de retour à

ensuite au Portugal, puisqu’il étudie à partir de la fin des années 1860 la géologie de la zone du fleuve Douro.

758AMFBJAD n° 1136, F. de Vasconcellos à Bonpland, Col du Para-Saó, Picada de Santa Cruz, 16

mars 1850.

759AMFBJAD n° 1137, Bonpland à F. de Vasconcellos, São Borja, 22-25 avril 1850. 760 AMFBJAD n° 1632, A. Demersay à Bonpland, Asunción, 4 septembre 1846.

761 Ces expériences sont difficilement restituables. Pour la province de Corrientes seul le

témoignage de Louis Dupré demeure. S’adressant de Pay Ouvré au gouverneur le 27 mars 1841, il lui fait part de son souhait de sortir de la province en raison de son état de santé. Il appuie sa demande en rappelant qu’il a fait le voyage de la Esquina pour aller demander l’aide de l’escadre française ; AGPC, Correspondencia oficial, tome 107, fol. 120, L. Dupré à P. Ferré, Pay Ouvré, 27 mars 1841.

Uruguaiana763. Une vaste recherche reste à mener hors du cercle de Bonpland afin de reconstituer les mouvements migratoires au cours des années 1840, aussi bien pour les Européens que pour les Américains. L’expérience des Mirbeck montre encore une fois comment les relations et les interactions transatlantiques permettent de relier micro-histoire et histoire globale.