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Bonpland semble d’abord retomber dans une vision manichéenne et continentale de la politique : l’Amérique du Sud possède son tyran le plus cruel, Rosas, et son héros capable de le renverser par la seule force de son prestige, le général Lavalle, ce en quoi Bonpland sous-estime profondément le soutien populaire dont bénéficie Rosas611. L’opinion, mâtinée d’une référence au vieux

monde – référence servant à présent l’Amérique au lieu de lui être défavorable – reprend celle généralement admise par les partisans de Lavalle, dont Bonpland fait partie un moment avant de se rétracter à partir du mois de mai 1840 lorsqu’il se confronte à la réalité politique en allant à Montevideo pour la première fois. Le donquijottisme de Lavalle lui apparaît de plus en plus évident, tel que le décrit Ferré dans ses mémoires612.

En juin 1840, tandis que son confrère et compatriote Bocquin des Hilaires vante depuis le Rio Grande do Sul la civilisation et la liberté qu’est en train de faire triompher Lavalle613, Bonpland a changé de héros en choisissant Rivera. Cependant, le véritable sauveur est la France :

Nos différends avec Rosas ont amené une escadre française dans la Plata. La France devait par suite de cela se couvrir de gloire; faire le bonheur de toute l’Amérique du Sud. La France devait agir avec ses propres forces; seule elle devait abattre Rosas, dont toute la conduite l’a rendu indigne de traiter avec elle614

610 « Semejante mission no deja de dar de pensar. », AMFBJAD n° 34, Bonpland à P. Ferré, Salto,

20 novembre 1840. Penaud propose à Lavalle un asile et une pension en France ; BROSSARD Alfred de, Considérations historiques et politiques sur les républiques de la Plata dans leurs

rapports avec la France et l’Angleterre, Paris, Guillaumin, 1850, p. 252.

611 AMFBJAD n° 227, Bonpland à P. Serrano, Santa Lucía, 28 janvier 1840 ; AMFBJAD s.n. 612 Cf. FERRE Pedro, op. cit., tome I, p. 123.

613 AMFBJAD n° 510, Bocquin des Hilaires à Bonpland, Alegrete, 7 juin 1840. Il paraît sûr, écrit-

il, « que le general Lavalle marchera de triomphe en triomphe, et qu’il ira arborer le drapeau unitaire, le drapeau de la civilisation sur la cathedrale de Buenos-ayres. »

614 Bonpland à C. F. de Mirbel, Montevideo, 17 mai 1840, cité in HAMY Jules Théodore Ernest,

écrit-il dès son arrivée à Montevideo à un correspondant en France. Le ton et le temps utilisés dévoilent la place que doit occuper son pays dans le Río de la Plata et son comportement désastreux pour ses alliés comme pour lui-même. Néanmoins Bonpland surestime les visées françaises, l’intervention directe étant désormais écartée par le ministère Guizot et le crédit de la France déprécié en Uruguay.

A la fin de l’année 1840, alors que la France se retire du Río de la Plata après avoir signé un traité qui consacre l’abandon pur et simple de ses anciens alliés, Bonpland en explique posément aux autorités de Corrientes les motifs. La faute diplomatique n’est pas pour lui uniquement imputable à la France qui, croit- il, si elle parvient à éviter la guerre en Méditerranée doit revenir dans la région à la première occasion, comme le commande son honneur et ses intérêts615. Pour cette raison, il adhère totalement au discours prononcé par Pedro Ferré devant le Congrès le 28 novembre 1840616 et lui demande de le transmettre aux Orientaux le plus rapidement possible car, en plus de dénoncer les agissements de Lavalle pour glorifier ceux de Rivera, il place clairement Corrientes parmi les « peuples de la République » argentine. La lutte pour la liberté et la civilisation est affirmée, mais le combat est aussi mené pour la « souveraineté » et l’ « indépendance » de la province, en instaurant notamment un bureau des Affaires étrangères.

L’identité hispano-américaine ou continentale, après avoir été une utopie indépendantiste, est absente du plaidoyer de Ferré ; elle ne redevient une construction historique qu’ultérieurement par ses successeurs. L’absence de référence au ser americano est compensée par l’ « identité de principes » franco-

correntino sur laquelle s’appuie le discours, l’auteur regrettant le retrait de la

France sans pour autant recentrer son discours autour d’une base idéologique continentale617, au nom d’une tradition similaire à la française mais indépendante

615 AMFBJAD, n°1739, journal, s. l., 17-27 décembre 1840.

616 AMFBJAD n° 40, Bonpland à P. Ferré, Salto, 19 janvier 1841; FERRE Pedro, Mensage. El

Gobernador y Capitan General Al Honorable Congreso General Constituyente de la Provincia,

AGPC, Correspondencia official, 1840, tome 245.7, 28 novembre 1840.

617 Ferré condamne l’attitude française dans ces termes : « El almirante Makau olvidando los

compromisos de su nacion en esta parte del nuevo mundo, el pronunciamiento de la Camara de Paris y de sus compatriotas en el Rio de la Plata ha firmado un tratado [...] con el tirano de Buenos Ayres [...]; pero no necesitamos de sus auxilios para triunfar. [Mackau], faltando ã los deberes de una potencia grande y civilizada, [...] se ha prosternado ã los pies del que ha ofendido y vilipendiado el nombre Frances, [...] lleve tras si la maldicion de los Pueblos Argentinos y el desprecio de las naciones, mientras los libertadores, venciendo sin su apoyo, nos hacemos mas gloriosos y damos una idea clasica de nuestra constancia y valor », in ibid., p. 10.

de celle-ci. En effet, c’est l’identité et la valeur rioplatenses qui sont exaltées par opposition à la lâcheté française. Ce n’est d’ailleurs pas cette nation qui est mise en cause mais un de ses représentants, Mackau.

La réoccupation française des fleuves annoncée par le général Paz en mars 1841 fait espérer à Bonpland une prompte rectification de la « conduite honteuse » tenue par ses compatriotes618. Il compte particulièrement sur la médiation de Dupotet à Paris pour que Corrientes obtienne le soutien du gouvernement619. Mais son excès d’idéalisme est désavoué par la position française qui se manifeste au contraire à partir de 1841 par son manque de confiance vis-à-vis de Corrientes, ce qui pousse davantage la province à se situer à l’intérieur du cadre politique et idéologique rioplatense.

Bonpland est certainement sensible aux observations du général Paz qui, voyant les Anglais tenter de se rapprocher du Paraguay en août 1841, constate combien le France perd de son influence, autant en Orient qu’au Sud, autant en Europe qu’en Amérique620. Le rôle fondateur des entités provinciales dans l’organisation nationale paraît avoir totalement échappé aux diplomates français. L’attachement de la France aux formes de négociations d’Etat à Etat, de Buenos Aires à Paris lui masque une grande partie de la réalité politique. Bonpland est certainement frustré, car ses efforts pour obtenir l’aide de la France ne permettent pas de régler la question de la Plata. Son excès de patriotisme l’ayant amené à croire que l’intervention française serait capable de permettre une solution d’ensemble au conflit, il s’agit de la fin d’un rêve d’autant plus difficile à accepter que même Ferré, le plus francophile des alliés, y voit un éventuel danger pour la souveraineté nationale. Cette frustration est double, puisque ses efforts pour réaliser l’union s’effondrent eux aussi.

618 AGNBA, archivo del general José María Paz, leg. 100, año 1841, Bonpland à J. M. Paz, Santa

Ana, 25 mars 1841 : « la conducta de mis paysanos me tenia muy avergonzado pero ahora si la mancha inefaçable se va borrar un poco. »

619 Ibid.

3. La déception transnationale

En 1840, l’engagement politique d’Aimé Bonpland s’est déjà heurté aux antagonismes des alliés antirrosistas qui contribuent pour une bonne part au retrait français. Dès sa rencontre avec Dupotet, celui-ci déjà disposé à se désengager confirme son intention face à l’attitude de Lavalle. Les jalousies des gouvernements censés œuvrer ensemble contre Rosas incitent le contre-amiral à vouloir désengager la France de ce bourbier car, confie-t-il à Bonpland, les mesquineries des uns et des autres empêchent l’union nécessaire à la résolution du conflit621. Le seul à ne pas entrer dans ces intrigues est Pedro Ferré622, ce que l’intéressé confirme dans une lettre au général Paz623.

Cependant, face au danger rosista l’unique solution envisageable consiste à poursuivre cet engagement interne en tentant d’œuvrer pour unir les différents partis. Aussi entre 1841 et 1842 le Français tente-t-il d’éviter une implosion de la coalition, utilisant ses réseaux pour offrir des médiations transnationales. Mais les barrières partisanes ont des conséquences funestes sur le bien politique commun cher à Bonpland. En se basant sur les médiations de Bonpland, il s’agit de comprendre comment la problématique unitariste se dissout dans le nationalisme. En outre, de 1839 à 1852 les fluctuations de la diplomatie française entre neutralité et interventionnisme ne sont pas pour plaire à Bonpland, comme à ses correspondants. Tout au long de la Guerra Grande l’ambiguïté demeure624.