• Aucun résultat trouvé

Aborder l’analyse strictement politique de l’expérience américaniste d’Aimé Bonpland avant l’étude des enjeux scientifiques permet d’exposer les fondements sur lesquels reposent ces enjeux. Comme l’indique le titre de cette première partie, le politique précède le savant. En effet, à la lecture des sources le poids des événements politiques auxquels Bonpland paraît soumis semble orienter et souvent étouffer ses projets sans que jamais il ne puisse véritablement avoir prise sur eux. Entre 1789 et 1798 d’abord, le jeune homme ne prend pas clairement parti contrairement à son frère aîné, Michel-Simon Goujaud-Bonpland, partisan du nouveau régime. Ensuite, les impressions et les analyses politiques issues du voyage réalisé entre 1798 et 1804 sont entièrement rédigées par Humboldt, son compagnon de voyage se ralliant toutefois au Premier empire et à la cause indépendantiste hispano-américaine entre 1804 et 1814. En 1808, Bonpland obtient le poste d’intendant des domaines de l’impératrice Joséphine situés à Malmaison et à Navarre. Mais la mort de Joséphine de Beauharnais dont il est aussi le botaniste ainsi que la chute de l’empire napoléonien le placent dans une situation professionnelle incertaine. Les domaines offerts par Napoléon Ier à sa première épouse ne bénéficient plus alors des ressources financières fastueuses dont Bonpland profite jusqu’alors.

Bonpland opte en 1816 pour un voyage vers le Río de la Plata puis un retour en France après une mission scientifique ayant pour but l’exploration du Sud de l’Amérique équinoxiale, la fondation d’un établissement d’histoire naturelle et la création d’un établissement agricole, mais l’expédition s’achève en 1821 par son enlèvement pour des raisons politiques. En effet, Bonpland choisit de servir en même temps que ses intérêts ceux des dirigeants de la province de

Corrientes, frontalière du Paraguay. Or, le territoire agricole qu’il entend valoriser pour son profit et pour celui de Corrientes est aussi revendiqué par le gouvernement de la république du Paraguay indépendante depuis 1814. Après une captivité de neuf années, le savant s’installe au cours des années 1830 dans la région frontalière des Missions entre le Brésil, le Paraguay et l’Argentine afin d’accomplir ses projets économiques et scientifiques avortés en 1821. Pour cela il achète une propriété au Brésil en 1833 et en loue une autre dans la province de Corrientes à partir de 1837. Mais la sécession de l’Etat brésilien du Rio Grande do Sul de 1835 à 1845, puis la Guerra Grande ébranlant les provinces argentines et l’Uruguay au cours d’une guerre civile de quatorze années, entre 1839 et 1852, brisent les efforts du Français.

Entre 1852 et 1858, il profite des dernières années de sa vie pour accomplir en partie ses projets. Durant cette ultime période le savant s’appuie sur le nouveau dirigeant de la province de Corrientes, Juan Pujol. En effet, celui-ci décide de fonder un cabinet d’histoire naturelle à la tête duquel il nomme le Français. De plus, Pujol lui accorde la propriété de la terre qu’il cultive depuis 1837. Ces années de relative tranquillité lui permettent de finalement faire avancer ses objectifs économiques et scientifiques, grâce à l’appui politique de Pujol. L’impression qui se dégage de la biographie de Bonpland est alors moins celle d’un homme épris de liberté, comme cela a été généralement écrit, que celle d’un individu soumis à un contexte historique défavorable.

Pourtant, au-delà d’une interprétation faisant de lui un homme libre ou écrasé, nous voulons montrer que Bonpland effectue des choix raisonnés et adaptés à un contexte politique particulier dans lequel les enjeux locaux, provinciaux, nationaux et transatlantiques interagissent. Les décisions du Français sont d’abord guidées par sa formation scientifique, son exploration des colonies espagnoles et l’utilisation de cette expérience en France puis au Río de la Plata. A cet aspect scientifique s’ajoute la rencontre avec une civilisation, le désir de reproduire l’expérience du voyage, le choix de soutenir les indépendantistes américains et l’adhésion au projet politique rioplatense, autant d’aspects culturels et politiques façonnant une attirance vis-à-vis du Nouveau Monde. La conjonction de la connaissance et de l’attirance crée chez Bonpland une sensibilité américaniste qui mûrit lentement de 1798 à 1816.

Aucun scientifique européen avant lui n’effectue deux fois un voyage en Amérique avec comme objectif l’exploration, la publication de ses recherches auxquelles s’ajoute lors du second voyage la fondation d’un laboratoire. Ce choix le conduit du naturalisme avec Humboldt vers l’indépendantisme et par conséquent vers l’américanisme dans la mesure où une dimension idéologique s’ajoute à la perception scientifique de l’Amérique et dans la mesure où il concrétise dans les actes son engagement. Il semble certain que le premier voyage américain de Bonpland influence sa pensée politique puisqu’il prend parti pour les indépendantistes dès son retour puis demande à être mandaté auprès d’eux en 1808 si l’on se réfère à son témoignage daté de 181592. Bonpland se présente dans ce document comme un spécialiste du continent américain offrant à ce titre ses services afin de servir un projet politique. Cette juxtaposition de plusieurs projets politiques, scientifiques et économiques recouvre un champ d’action globalisant caractéristique de l’américanisme tel qu’il est institué depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à maintenant. En cela, les projets de Bonpland peuvent être analysés comme précurseurs de l’américanisme institutionnel. La part du politique et de l’économique étant indissociable de l’aspect scientifique, l’histoire des sciences ne peut en faire abstraction particulièrement vis-à-vis de l’américanisme. En effet, l’amélioration de la gouvernance coloniale est le fondement des voyages scientifiques organisés principalement à partir de la seconde moitié du XVIIIe

siècle par la couronne espagnole.

Cette particularité présente une différence essentielle vis-à-vis d’autres voyages et travaux effectués en Europe car dans l’Amérique hispanique, le savant n’est pas seulement un compilateur de savoirs mais aussi un instrument politique au service de son pays. La période 1815-1850 est particulièrement fondatrice car elle est définie pour l’Europe comme une longue attente entre la fin d’un ancien pacte colonial et la mise en place d’un nouveau, favorisé par l’industrialisation et l’essor démographique93. Durant cette période des modèles se construisent, se discutent et se confrontent. A ce titre, le discours prononcé par Simón Bolívar à Angostura en février 1819, s’il ne prend pas en compte l’interventionnisme des puissances-modèles libérales, se veut annoncer l’avènement d’une grande

92 AMFBJAD n° 1263, Mémoire historique sur l’émancipation de l’Amérique hispanique. s. l.,

1815.

93 CONNAUGHTON Brian F., « América latina 1700-1850: entre el pacto colonial y el

puissance hispanique continentale combinant déterminisme naturel94 et volontarisme culturel. Au niveau du traitement de l’information, l’interaction entre le scientifique et le politique connaît une nouvelle étape au moment des indépendances latino-américaines, les Créoles pouvant développer plus librement et plus radicalement leurs propres théories. Probablement aussi l’argumentation créole influence-t-elle à ce moment le discours européen. Dans ce schéma politique, le savant a une fonction civilisatrice essentielle car il doit moderniser, faire connaître et surtout contribuer au mouvement « civilisationniste » entendu comme sentiment d’appartenance à une civilisation.

En Amérique, la nature est un enjeu politique autant que scientifique car elle est surchargée d’une idéologie qui en fait un patrimoine à posséder, cultiver et développer depuis que les Européens y projettent leurs fantasmes, c’est-à-dire depuis le XVe siècle. Aussi le savant et particulièrement le naturaliste est-il chargé de produire un contre-discours replaçant les Etats indépendants dans le monde et de leur donner un rang parmi les nations anciennes ou en formation. Nous voudrions comprendre comment s’articule alors la dépendance entre le politique et le scientifique. L’expérience d’Aimé Bonpland permet d’aborder cette articulation en analysant les identités locales autant que les formes d’identité nationales et internationales. Pour cela, nous nous appuyons sur les travaux fondateurs de José Carlos Chiaramonte qui distingue trois formes d’identité en interaction : hispano- américaine, rioplatense et provinciale95.

Nous ajoutons à cette approche une dimension transatlantique, associant les acteurs locaux à des partis européens, qui paraît indissociable de la gestation étatique américaine. On peut aussi ajouter à ces identités la forme transnationale et partisane. A l’intérieur de la province en effet, les factions forment une subdivision assimilable au parti ; la forme transnationale associe quant à elle des provinces ou pays voisins porteurs de projets politiques différents. Bien qu’il ne faille pas retomber dans un comparatisme ou dans une subordination vis-à-vis d’un supposé « modèle européen96 », il s’agit d’analyser les interactions et les

94 Bolívar évoque le peuple « que podrá elevarse a la grandeza que la naturaleza le ha señalado »,

cité in ibid., p. 66.

95 CHIARAMONTE José Carlos, « Formas de identidad en el Río de la Plata luego de 1810 », in

Boletín del Instituto « Dr. E. Ravignani », Troisième Série, n° 1, premier semestre 1989, pp. 71-88.

96 Dès les premiers mouvements indépendantistes au Río de la Plata, Les constitutions rioplatenses

n’empruntent pas à l’Europe mais coïncident avec elle ; cf. VERDO Geneviève, « Le règne du provisoire. L’élaboration constitutionnelle au Rio de la Plata », in LEMPERIERE Annick,

barrières culturelles qui forment l’américanisme rioplatense. A ce titre, Bonpland permet de mieux en appréhender la dimension transatlantique. En outre, son immersion politique et culturelle met en lumière les formes d’identité en interaction au sein de la zone géographique qu’il habite au cours de la première moitié du XIXe siècle. Comment le voyageur mû par un projet indépendantiste devient-il un migrant participant à la construction d’une forme d’américanisme particulière ?

Pour répondre à cette question, le plan proposé est chronologique. Certes, certains aspects de la pensée du Rochelais se modifient peu et pourraient donc être analysés de manière thématique. Néanmoins ses réseaux, ses idées et ses actes évoluent avec le temps. Des ruptures les modifient, telle par exemple celle expérimentée en 1821 ou encore celles ayant lieu avec le début puis la fin de la

Guerra Grande. En outre, ces évolutions concernent autant la micro-histoire de

Bonpland, la macro-histoire rioplatense et transatlantique que les articulations se produisant entre elles. Le premier temps étudié couvre la période durant laquelle Bonpland évolue d’une pensée indépendantiste vers une pensée transnationale, c’est-à-dire depuis son voyage avec Humboldt jusqu’à son implication dans les conflits internes au Río de la Plata. Le deuxième temps recouvre la période de la

Guerra Grande pendant laquelle le savant s’immerge en s’engageant et en

s’adaptant aux mutations politiques régionales. Enfin, le troisième temps correspond à son adaptation à la construction américaniste née de la fin du conflit

rioplatense. C’est aussi l’occasion de dresser le bilan de sa pensée américaniste

depuis son arrivée au Río de la Plata afin d’en dégager les structures.

LOMNE Georges, MARTINEZ Frédéric, ROLLAND Denis (coord.), L’Amérique latine et les

modèles européens, Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 79-120 ; « In historia veritas : le modèle de

l’Antiquité chez les révolutionnaires hispano-américains », in QUEIROS MATTOSO Katia de, MUZART-FONSECA DOS SANTOS Idelette, ROLLAND Denis, Modèles politiques et culturels

au Brésil. Emprunts, adaptations, rejets. XIXe et XXe siècles, Presses de l’Université Paris- Sorbonne, 2003, pp. 107-122.