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Lors du banquet patriotique célébré à Buenos Aires par la communauté française en janvier 1832, Bonpland salue le « Restaurateur des lois » Juan Manuel de Rosas alors champion de la légalité et de l’ordre. A ce titre il se félicite de la nouvelle des captures de Lavalleja352 et du colonel Garzón, adversaires de

351 Ce débat naît avec l’indépendance, les analyses abondant depuis cette époque. Parmi les

travaux offrant une synthèse concernant l’espace et le temps de Bonpland, cf. TJARKS Germán O. E., « Momentos críticos en la búsqueda del ser nacional en el Río de la Plata », in Jahrbuch für

Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Lateinamerikas, Böhlau Verlag, n° 6, pp. 239-

256 ; QUATTORCHI-WOISSON Diana, Un nationalisme de déracinés. L’Argentine pays malade

de sa mémoire, Paris, CNRS, 1992 ; VELUT Sébastien, L’Argentine. Des provinces à la nation,

Paris, PUF, 2002 ; VILLAVICENCIO Susana, « Sarmiento y la emergencia de la nación cívica », in COLOM GONZALES Francisco (éd.), Relatos de Nación: la construcción de identidades

nacionales en el mundo hispánico, Madrid, Francfort, Iberoamericana, Vervuert, 2005, vol. 1, pp.

171-190.

352 Juan Antonio Lavalleja (1784-1853) est un militaire et patriote uruguayen. Il met en route le

Rosas, par le général brésilien Barreto Pereira Pintos353. Rosas apparaît probablement dans l’esprit de Bonpland comme l’héritier des Pueyrredón et des Rondeau tentant une quinzaine d’années plus tôt d’unifier le pays. Cette tendance à l’unité à laquelle adhère Bonpland correspond à sa vision de Rosas, mais Bonpland est aussi certainement attiré par l’homme providentiel capable de fédérer une nation et de permettre d’envisager des rapprochements idéologiques et tangibles entre la monarchie de Juillet et la Confédération Argentine rappelant les idéaux croisés exprimés entre 1815 et 1821.

Cette admiration vis-à-vis de Rosas est confirmée par l’ethnocentrisme politique du Français qui constitue une grille de lecture aboutissant à un jugement uniforme des gouvernements américains : aveugles, ambitieux, ayant « la folle prétention de s’assimiler à nos anciens gouvernements d’Europe ». Il prévoit leur chute infaillible, causée par l’imminence de guerres intestines comme extérieures. Cette société régresse, minée par les luttes de partis aveugles et ambitieux354. Quant aux Américains en général, « ils ne sont pas encore dignes d’être libres355 ». Ces phrases écrites elles-aussi en 1832 ne contredisent pas la pensée de ce bonapartiste partisan d’un régime fort mais traduisent sa vision manichéenne et continentale, c’est-à-dire globale, de la politique. Comme la plupart des voyageurs, Bonpland interprète difficilement la construction politique argentine. Darwin, pourtant non réputé pour son faible envers les dictateurs, écrit que « la tyrannie semble jusqu’à présent mieux adaptée à ces pays que le républicanisme356 » ; aussi le Britannique juge-t-il positivement Rosas en tant qu’homme d’Etat357. Pour sa part, Narcisse Parchappe le compare à un Hercule, moins homme d’Etat que chef de troupe mais capable, en 1836, de redresser le pays358. Aussi, les jugements assénés par Bonpland au début des années 1830

de Buenos Aires avec les Trenta y Tres Orientales d’où devait naître l’armée de l’indépendance définitive, proclamée en 1828. Il est secondé par Fructuoso Rivera, lequel devient le premier président de l’Uruguay en 1830.

353 AMFBJAD n° 1698, voyage de Buenos Aires à São Borja, 23 octobre 1832.

354 Bonpland à Humboldt, Buenos Aires, 12 juillet 1832, cité in HAMY Théodore Jules Ernest, op.

cit., p. 90.

355Ibid., pp. 90-91.

356 DARWIN Charles, Voyage d’un naturaliste autour du monde, Paris, La Découverte, 1992

(1875), vol. 1, p. 141.

357Ibid., vol. 1, p. 80.

sont-ils similaires à ceux d’autres voyageurs et penseurs contemporains qui prolongent, en substance, l’ancienne dispute du Nouveau Monde359.

Rosas apparaît donc comme le sauveur dont a besoin le pays. Cependant, il n’est pas le seul à faire l’admiration de Bonpland. En effet, Pedro Ferré aussi profite de ses louanges. Dès le contact établi avec le gouverneur de Corrientes, en 1831, Bonpland lui promet que

ma conduite et le temps vous donneront les preuves les plus sincères de ma plus profonde et sincère gratitude.360

Aussi décrit-il en 1832 avec la même emphase la province de Corrientes comme

la plus riche, la plus libre et la plus heureuse d’Amérique du Sud361. Pourtant le Français s’adresse à un adversaire de Rosas. Ce discours contradictoire laisse transparaître une incompréhension de la politique argentine.

Cette contradiction ainsi que la vision d’une société arriérée s’expliquent par la vision continentale de Bonpland. En effet, ses commentaires politiques sont en décalage avec l’espace et le temps dans lesquels il vit. Ses notes décrivent surtout les guerres d’indépendance passées, la vision voulant couvrir d’ailleurs le continent dans son entier. En effet, l’Amérique du Sud est le prisme par lequel Bonpland perçoit la vie politique, qu’il évoque les relations internationales ou provinciales. Ainsi de la France qui, en 1832, doit venir sauver l’Amérique. Ainsi d’Artigas, en qui il voit un homme capable de diriger le sous-continent entier ; ainsi de la province de Corrientes, qu’il décrit comme la province la plus prospère d’Amérique du Sud362. Cette généralisation du discours, outre qu’elle ne peut s’appuyer sur la décennie écoulée qu’il vit coupé des changements intervenus dans l’histoire des nouveaux Etats, dévoile aussi une absence de clairvoyance vis- à-vis de la situation politique et de ses nuances.

Le politique n’est qu’une toile de fond, et Bonpland dans un premier temps n’en atteint que la partie émergée, c’est-à-dire les plus hauts dirigeants : les présidents argentins et uruguayens, le gouverneur de Tucumán et celui de Corrientes bien sûr, dont l’amitié est basée sur un même attachement à l’esprit des Lumières. Mais le contenu des échanges entre Ferré et Bonpland ne fait nullement

359 Cf. GERBI Antonello, op. cit., pp. 559-721.

360 « mi conducta y el tiempo le daran las pruevas mas sinceras de mi mas profunda y sincera

gratitud. », AMFBJAD n° 25, Bonpland à P. Ferré, São Borja, 14 décembre 1831.

361AMFBJAD n° 24, Bonpland à P. Ferré, São Borja, 17 octobre 1831.

362 AMFBJAD n° 24, Bonpland à P. Ferré, São Borja, 17 octobre 1831 ; AMFBJAD n° 1698,

allusion aux tensions que connaît la province. Le consulat français et la haute société de Buenos Aires ferment le cercle de ses premières relations. Quant aux autorités subalternes, et avant tout militaires, l’image qu’il en donne dénote un mépris et une incompréhension des acteurs et des enjeux politiques. Mépris pour les titres militaires qu’il juge pompeux au vu de la réalité du commandement exercé, mépris pour les officiers dont il note la « nullité » ; incompréhension du fractionnement politique, de l’émergence des « Etats-provinces363 » qui prolongent par les luttes civiles les guerres d’indépendance – au lieu de s’y opposer.

La question de la construction nationale – mise au premier plan par Pedro Ferré – est tout au plus pour lui une gêne dans son travail scientifique, qui l’occupe entièrement jusqu’en octobre 1832, date à laquelle il remet au Muséum d’histoire naturelle de Paris vingt-cinq caisses de matériaux d’histoire naturelle364. Le discours est un discours d’ordre, au nom du bien public, défini comme le développement du commerce, du libre échange et du « bon gouvernement365 » qu’il retrouve à la fois chez Rosas et chez Ferré. Néanmoins, la clé de son aveuglement se trouve dans une note de son journal écrite lors de son départ de Buenos Aires au mois d’octobre 1832 ; elle concerne sa conviction de voir la fin proche du conflit entre unitaires et fédéralistes366.