• Aucun résultat trouvé

INTRODUCTION

En 1838 la situation politique se dégrade entre Buenos Aires et les provinces littorales, ce qui provoque l’année suivante leur entrée en conflit et l’embrasement du Río de la Plata504. Dans la province de Corrientes gouvernée par les fédéralistes depuis 1810, l’arrivée au pouvoir de Rosas entraîne une division interne entre libéraux antirrosistas et fédéralistes rosistas. En outre, la province est frontalière avec le Paraguay, le Chaco, Santa Fe, l’Entre Ríos, l’Uruguay, le Rio Grande do Sul et Misiones. Chacune de ces entités politiques possédant ses propres systèmes politiques, ses propres intérêts et le choix de ses alliances, les gouvernants de Corrientes doivent se positionner par rapport à cette situation frontalière complexe. Aux dissensions internes s’ajoutent donc des contraintes externes qui obligent les dirigeants comme les individus à s’engager et s’adapter selon un système de représentation basé sur l’attraction et la répulsion vis-à-vis de la politique suivie par les entités politiques frontalières. Pour cette raison des stratégies transnationales sont très vite mises en place par les

Correntinos.

Comment Bonpland s’adapte-t-il à cette situation ? S’il s’avère capable de s’adapter en tissant un réseau avec les clans correntinos, la fin de l’alliance inter-

504 Cf. HERRERA Luis Alberto de, Orígenes de la Guerra Grande, Montevideo, A. Monteverde y

clanique provinciale qui accompagne le début de la Guerra Grande en 1839505 l’oblige à modifier ses alliances et son approche politique. Il accompagne en cela la mutation politique que connaît le Nordeste et participe à la question de la construction d’une identité politique au sein de cette région. Il le fait non plus en spectateur mais en véritable acteur ; l’observateur devient partisan. Ce n’est pas un hasard puisque les conflits rioplatenses jusqu’alors en germe amènent la France à intervenir directement. C’est donc autant par nécessité que par conviction qu’il prend une position ferme dans le conflit qui éclate et c’est lors de cette période que les actes et le discours coïncident.

Ses prises de position au cours de la Guerra Grande diffèrent de celles des unitaires argentins chassés de Buenos Aires avec l’arrivée au pouvoir de Rosas. Bonpland prône l’unité mais non l’unitarisme, c’est-à-dire la tentative d’unir les opposants au dirigeant porteño grâce à une alliance transnationale. En ce sens, unitarisme et transnationalisme sont intimement liés dans son esprit car en privilégiant une action politique globale visant à rapprocher plusieurs entités politiques, Bonpland confirme par ses actes d’une part le morcellement politique

rioplatense, d’autre part l’impossibilité de recourir à une alliance limitée aux

provinces de la Confédération Argentine afin de résoudre le conflit. En 1840, Bonpland n’emploie plus un langage universaliste mais parle d’union, la plaie à l’intérieur du Río de la Plata continuant d’être la division. De même, l’espace dans lequel il se projette est moins défini par un continent que par une nation, des pays, des individus ou des lieux mis au service du développement de la civilisation.

Dans ce contexte de construction d’une frontière politico-culturelle il s’agit à la fois de se déterminer par rapport à la frontière atlantique, c’est-à-dire l’Europe, comme par rapport aux frontières internes qui ne sont qu’esquissées. A l’intérieur de ce processus de définition d’un sentiment national, la province périphérique de Corrientes joue un rôle central. Il s’agit donc de définir la frontière politico-culturelle que tente de construire l’entité politique correntina et d’analyser à travers ce statut frontalier la manière dont Bonpland s’y insère et construit sa propre frontière.

Là encore l’ordre chronologique prédomine mais les jalons ne sont pas figés car les événements, le temps et l’espace historique diffèrent selon les entités politico-culturelles concernées. Aussi les limites chronologiques peuvent paraître floues mais elles concordent avec les limites des aires culturelles analysées. Ici les frontières chronologiques ne peuvent pas être fixées par des batailles ou des traités, la question des repères temporels s’appliquant aussi bien à la définition des grandes ères historiques qu’à la micro-histoire dont Bonpland est le centre. Aussi dans un premier temps son engagement est-il analysé depuis 1839 jusqu’à la fin de ses missions diplomatiques menées au début des années 1840. C’est le temps le plus fort de son engagement puisque dans un second temps, du début des années 1840 jusqu’au début de la décennie suivante il se retire de l’action politique et s’adapte aux mutations de l’aire culturelle rioplatense grâce à la rénovation de son réseau transfrontalier. Dans un troisième temps, entre la fin des années 1840 et le début des années 1850, on assiste à un cloisonnement géographique corrélatif à l’élargissement de son réseau. Ces trois temps accompagnent les mutations politiques rioplatenses.

A. L’ENGAGEMENT POLITIQUE TRANSNATIONAL

L’engagement s’enracine profondément dans l’indépendantisme du Français qui rejoint la question de la construction nationale argentine. Les événements provoquent alors un changement de position, l’entrée en conflit simultanée de Corrientes et de la France contre Rosas en 1838 l’amenant à s’engager à son tour. En effet, Berón de Astrada s’allie d’une part avec Rivera en lutte pour la présidence de l’Uruguay contre Oribe, soutenu quant à lui par Rosas. D’autre part, l’attitude belliciste de la France signifie pour Bonpland l’espoir concret de voir s’installer la civilisation et redonne à son discours une dimension universaliste sous la forme d’un unitarisme transatlantique.

La province de Corrientes cristallise cette problématique puisqu’en 1839 elle porte le discours civilisateur auquel adhère Bonpland. De par son implication, il arrive alors à lier l’intérêt particulier et l’intérêt général. L’intérêt particulier de l’agriculteur, du colon allié au gouvernement de Corrientes et l’intérêt général du

pays et des partis qui entament un combat contre la « tyrannie » du « dictateur » Rosas – la province de Corrientes en tête, Berón de Astrada puis Pedro Ferré se faisant les champions de l’organisation constitutionnelle du pays506.

1. L’engagement dans la geste patriotique rioplatense

L’engagement politique d’Aimé Bonpland résonne comme une rupture dans la continuité. La rupture, constituée par une prise de risque politique, découle directement de l’immersion culturelle et politique vécue au cours des années 1830. A ce titre le gouvernement constitutionnel en place à Corrientes se développe dès les années 1830 non seulement dans le discours mais aussi, fait rare pour l’espace et le temps évoqués, dans les actes507. Il lui permet d’adhérer au

discours correntino autant par conviction – le retour du « bon gouvernement » incarné par le modèle européen des Lumières garant des progrès de la civilisation, écrit Bonpland508 – que par souci de ne pas être inpolítico509.