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Lors de ce conflit périphérique pour la France l’interventionnisme de leur pays est dans un premier temps mal vécu par beaucoup de ressortissants français, car le blocus de Buenos Aires oblige certains d’entre eux à émigrer vers Montevideo. Parmi les correspondants de Bonpland dans les villes-ports se trouvent des commerçants qui jugent cette intervention tout à fait contre- productive à leurs affaires. Les premières plaintes reçues par Bonpland à ce propos sont écrites au début de l’année 1839 par Alexandre Constantin, obligé de se transporter de Buenos Aires à Montevideo. Il se lamente de l’état de ces pays

où l’on se démêne comme des Diables dans un bénitier pour sortir du blocus et en faire sortir les autres.583

Le blocus est davantage ressenti comme une gêne ; la politique d’intimidation française restant sans effet est très mal perçue par les immigrés européens. Bonpland reproche en mai 1840 la stérilité du blocus car aucun arraisonnement systématique grâce auquel « on eviterait les communications et on oterait d’immenses ressources aux ennemis584 » ne se produit.

A ce moment le personnel diplomatique français devient la cible préférée des immigrés et le reste jusqu’après la Guerra Grande. Son inefficacité est ressentie au début du blocus comme un mal passager, d’autant qu’à Buenos Aires « Les fils du pays y sont jusqu’à présent moins bien traités que les Etrangers » selon Constantin qui attend en février 1839 « que tout finisse comme toujours par des chansons », malgré l’inefficacité d’un grand nombre de diplomates « de toutes grandeurs et de toutes formes […]. Tout le monde s’en mêle et nous autres prolétaires tous les premiers.585 » Constantin n’est pas Candide puisqu’il travaille

depuis plus d’une décennie dans les ports rioplatenses ; son jugement a posteriori ingénu concerne une situation inédite. Cet optimisme qui est une valeur sûre de l’histoire cyclique des conflits contredit mais donne raison au témoignage alarmiste de Bonpland.

En outre, la position britannique se durcit vis-à-vis de la France. Au mois de décembre 1839, Londres évoque pour la première fois la volonté française

583 AMFBJAD n° 889, A. Constantin à Bonpland, Montevideo, 26 février 1839. 584AMFBJAD n° 1733, voyage dans le Paraná, 7 mai 1840.

d’envahir le Río de la Plata afin de se rendre maître de l’approvisionnement manufacturier sud-américain et d’en exclure les Anglais586. Ajoutée à la question d’Orient, la question rioplatense entraîne les deux puissances au bord d’un affrontement qui freine les ardeurs guerrières du ministère Soult587. Aussi l’optimisme initial des expatriés s’avère de courte durée car l’enlisement du conflit entraîne les commentaires des traits d’esprit vers la critique amère et systématique des représentants français dont Bonpland ne peut que constater, malgré ses efforts, les divisions. Le contre-amiral Dupotet entretient un soutien équivoque vis-à-vis de Rosas et de Rivera tandis que son supérieur hiérarchique, le vice-amiral Leblanc, adhère depuis Rio de Janeiro aux vues de Lavalle588. A cela s’ajoute la mésentente entre Dupotet d’une part et son chef d’état-major Auguste-Nicolas Vaillant, les consuls Buchet de Martigny et Baradère d’autre part589 qui rejoignent les vues de Bonpland.

Le ton n’est plus à la plaisanterie car le comportement du consul de France à Buenos Aires, plus occupé à soigner ses relations avec Rosas que de protéger ses nationaux, inquiète puisqu’au début de l’année 1841 « on insulte hommes et femmes dans la rue590 ». Le colonel rosista Antonio Ramírez ne manque pas de

rappeler que « los asquerosos ynmundos pirates Franceses » empêchent l’accomplissement de « la Causa Santa de la Confederación Argentina ». A la devise désormais familière « Mueran los Unitarios » s’ajoute « Mueran los asquerosos ynmundos Franceses591 ». La terreur s’installe à Buenos Aires tandis que le consul britannique Mandeville est plus occupé à faire la cour à la fille de Rosas que de protéger les intérêts de sa nation. En mars 1841 l’ambiance est à la débâcle chez les Français ; le consul de Montevideo vend les toilettes de son épouse avant de partir, suivi par nombre de ressortissants592.

586 L’éditorial du périodique United Services Gazette est cité in GRAHAM-YOOLL Andrew,

Pequeñas guerras británicas en América latina, Buenos Aires, Editorial Legasa, 1985 (1983), p.

118.

587 Sur les motifs du retrait français, cf. ARANA Enrique, « La intervención francesa en el Río de

la Plata (1838-1840). El tratado de paz Mackau-Arana », in Segundo congreso internacional de

historia de América, Buenos Aires, Jacobo Peuser, 1938, vol. IV, pp. 18-35 ; CAILLET-BOIS

Teodoro, « La “convención Mackau” – 1840 », in Segundo congreso internacional de historia de

América, Buenos Aires, Jacobo Peuser, 1938, vol. IV, pp. 121-140 ; NARI Estela, op. cit., pp. 126-

134.

588 AMFBJAD n° 1734, journal, Montevideo, 14 mai et 27 juin 1840. 589Ibid., 14 mai 1840.

590AMFBJAD n° 1741, voyage de Montevideo à Corrientes, février-mars 1841. 591 AGNBA, colección Carlos Casavalle, proclama de A. Ramírez.

Ainsi le plaidoyer de John Lelong adressé à la presse en avril en tant que « vice-délégué de la population Française de la rive gauche de la Plata » insiste avant tout sur l’absence de protection envers ses compatriotes et marque le début d’une distanciation entre les expatriés et leur pays. Ce mémoire, ainsi que celui lu un an plus tard à l’Assemblée nationale593 restant sans réponse, les Français mais aussi les Européens se regroupent à Montevideo au sein de la Légion Française à partir de 1843, à Buenos Aires au sein du Club des Etrangers, refuge identitaire dont la création s’explique par la détérioration de leur situation. Dès mars 1841, le climat d’incertitude est parfaitement résumé par Dominique Roguin :

L’horizon politique est de tous les côtés que l’on se tourne chargé à Mitraille, et […] personne n’est assez avancée encore en astrologie (judiciaire) pour pouvoir faire ses affaires d’après la connaissance des astres. Cet état de choses durera-t-il longtemps ? C’est là la grande question.594

Un an plus tard, après le total désengagement français, Bonpland installé à São Borja converse avec son voisin Francisco Meabe. Ils prédisent un « [u]n triste avenir595 » politique pour les régions qu’ils habitent. Puisque l’Europe se désengage, la politique de la lance doit faire son apparition à défaut d’une politique de la canonnière définitivement abandonnée en 1842 :

La question sera uniquement décidée par les lances, et l’Union, et non par l’intervention Etrangère. Le fait est que les hommes qui aujourd’hui président nos destinées, se sont déjà convaincus de cette vérité596.

Désormais les discours de Bonpland et de ses compatriotes se focalisent contre Rosas et identifient la cause unitaire à celle de la civilisation. Ils enracinent la polarisation du discours entre une vision européocentriste chargée des thèmes civilisateurs et progressistes et une vision américaniste empruntant à l’indépendantisme et au nationalisme. Cette polarisation touche donc tous les protagonistes et donne lieu à l’élaboration d’un combat idéologique façonnant la construction politique rioplatense. Dans cette optique, le fait que la sphère privée

593Le mémoire de 1841 est intitulé « Question de la Plata », et une copie parvient aux mains du

général Paz ; cf. AGNBA, Sala VII, archivo del general José M. Paz, leg. 100, año 1841. Quant au mémoire de 1842, il est qualifié d’ « absurde » par le représentant argentin à Paris ; cf. AGNBA, Sala IV, leg. 10. 1. 4. 12, Sarratea à F. de Arana, Paris, 28 avril 1842.

594AMFBJAD n° 1024, D. Roguin à Bonpland, Montevideo, 16 mars 1841. 595 AMFBJAD n° 1743, voyage de Santa Ana à Salto, 4 juin 1842

596 « la cuestion solo sera desidida pr las lanzas, y la Union, y no por la intervencion Estrangera.

Caso que los hombres que hoy presiden nuestros destinos, se han ya convencidos de esta verdad », AMFBJAD n° 334, F. Meabe à Bonpland, Curuzú Cuatiá, 7 octobre 1842.

de la plainte devienne un enjeu public par le biais de l’intervention française et de ses répercussions participe à l’élaboration d’une identité américaniste, d’autant plus que la dimension démographique – les Français se comptent par milliers à Montevideo – s’ajoute à celle politique.