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L’interprétation européenne de Bonpland vis-à-vis des mouvements indépendantistes s’avère maladroite. Cet imaginaire se construit dès avant 1817 ; au cours des Cent-Jours Bonpland énumère les atouts dont il dispose sur le

continent sud-américain. Il compte particulièrement sur les rapports développés avec les hispano-américains entre 1799 et 1804 pour s’y implanter :

J’ai voyagé pendant cinq ans dans l’Amérique Espagnole, j’ai étudié ce pays, je connais personnellement et je suis même lié d’amitié avec ses principaux habitants106.

Le premier voyage apparaît comme le socle sur lequel le savant construit ses convictions indépendantistes. Contrairement à Humboldt qui ne va pas au-delà du discours107, Bonpland souhaite s’engager activement pour cette cause grâce au réseau tissé avec des hommes qu’il estime disposés à accueillir l’aide de la France par son intermédiaire108.

A son retour en France, il a plusieurs fois l’occasion de prouver sa sympathie envers le mouvement indépendantiste. En 1815, l’extrait reproduit ci- dessus montre que Bonpland ne se détrompe pas en définissant cette aire culturelle par l’intermédiaire d’une identité hispano-américaine109. Néanmoins, le vocabulaire employé montre une méconnaissance de la profonde réalité américaniste. En effet, l’Amérique espagnole est perçue comme une seule entité ; Bonpland emploi le terme de « pays » pour qualifier l’ensemble des vice-royautés en décomposition. Il s’agit pour lui d’un ensemble continental qui semble sans nuances. Ce n’est qu’une fois à Buenos Aires qu’il constate les divisions et les conflits partisans, même si là encore il emploie les termes de « pays » et de « capitale110 » pour qualifier une entité politique embryonnaire, à savoir les Provinces Unies du Río de la Plata proclamées le 10 mai 1810.

Or, suivant la thèse d’Oscar Oszlak111 l’Etat rioplatense manque des trois conditions essentielles pour s’affirmer comme tel, ne possédant ni la souveraineté

106 AMFBJAD n° 1263. Mémoire historique sur l’émancipation de l’Amérique hispanique, s.l., s.d.

[1815].

107 Cf. SCHNEIDER Hans, « La idea de la emancipacion de América en la obra de Alexander von

Humboldt », in Revista Nacional de Cultura, n°147, 1961, pp. 73-96.

108 Cependant, aucun écrit de sa main ne précise l’identité de ces hommes ni leurs idées. S’il est

toutefois aisé de les connaître grâce aux récits de Humboldt, il est impossible de reconstituer les rapports entretenus entre eux et Bonpland.

109 Cf. CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), Historia general de las relaciones exteriores

de la República argentina, Buenos Aires, Nuevohacer, Grupo Editor Latinoamericano, 1998, tome

II, p. 253.

110 Bonpland à J. Lebreton, Buenos Aires, 18 novembre 1818, cité in RUIZ MORENO Aníbal,

RISOLIA Vicente A., ONOFRIO Rómulo d’, op. cit., p. 61.

111 OSZLAK Oscar, La formación del Estado argentino, Buenos Aires, Editorial de Belgrano,

1985, cité in CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), Historia general de las relaciones

exteriores de la República argentina, Buenos Aires, Nuevohacer, Grupo Editor Latinoamericano,

internationale, ni les moyens d’affirmer son autorité à l’intérieur de son territoire, ni la présence d’institutions publiques différenciées et fonctionnelles. La souveraineté fragmentée entre cités et nation mise en lumière par Geneviève Verdo112 contrarie davantage la construction de l’identité collective nécessaire à l’émergence d’une nation113.

L’optimisme initial du Rochelais s’efface donc rapidement une fois l’océan franchi. Le 29 janvier 1817, il débarque à Buenos Aires laissant derrière lui de nombreux amis et alliés, devant constituer in situ et quasiment ex nihilo un second pôle relationnel puisqu’il n’a pas parcouru cette partie de l’hémisphère américain114. En effet, la majorité des Américains connus en Europe disparaissent de son horizon épistolaire et la recommandation qu’écrit son principal interlocuteur et soutien à Londres, Bernadino Rivadavia, manque cruellement de poids et de conviction si on la compare aux attentes du Français115. Pour sa part, la France est faiblement présente dans le Río de la Plata ; aussi doit-il se tourner vers les autorités d’une nation fantôme – non reconnue par les Européens – afin d’obtenir toutes garanties concernant la poursuite de son travail et de sa carrière.

De 1817 à 1820, Adeline Delahaye et Aimé Bonpland commettent une série de maladresses s’avérant néfastes à leur situation. Pourtant bien intégré au sein de la société porteña, le savant surévalue les appuis politiques dont il dispose ainsi que la capacité des élites à soutenir ses projets. Le couple amène avec lui une forme de sociabilité fort éloignée de celles en vigueur au Río de la Plata et au lieu d’y trouver la liberté escomptée, il se voit confronté aux spasmes indépendantistes entraînant une suspicion à l’égard des étrangers. Pourtant la problématique indépendantiste correspond aux espérances du Français qui espère beaucoup de l’émancipation hispano-américaine à la veille de son départ :

112 VERDO Geneviève, op. cit.

113 Cf. CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), op. cit., tome I, p. 70.

114 Il le fait en conscience et sans regret : « j’ai tout cedé, je devais le faire et je m’en feliciterai

toute ma vie. », AMFBJAD n° 318, Bonpland à Humboldt, Buenos Aires, 7 mai 1832.

115 Le 21 octobre 1816, Rivadavia recommande à Pueyrredón « Mr Bompland, bien conocido p.r su

Viage con el Baron de Umbolt, y p.r su merito en la Botanica, á mas de sus calidades morales q.e le

recomiendan mucho mas. Es un Amigo particular mio, cuya circunstancia me obliga á recomandartelo muy especialm.te » ; « Comisión de Bernardino Rivadavia ante España y otras

potencias de Europa (1814-1820) » in Senado de la Nacion Argentina, tome I, in Coleccion de

obras y documentos para la Historia Argentina, Buenos Aires, Imprenta de la Universidad, 1933-

1936, p. 167. On peut s’étonner que les motifs scientifiques du voyage soient oubliés dans cette lettre ; le seul appui de Rivadavia est cause de son amitié et de ses qualités morales. L’auteur ajoute que Bonpland est chargé de transmettre à Pueyrredón des nouvelles de l’Europe, et rien ne concerne la mise en place d’une structure scientifique.

Cette partie du Nouveau-Monde qui dejà compte plus de 20. millions d’habitants offre a elle seule toutes les productions des Tropiques, de l’Europe et des grandes indes, ouvrira ses ports a toutes les nations. Toutes les nations excepté l’Espagne porteront bientôt les fruits de l’industrie dans l’amérique Espagnole et rapporteront en échange […] tous les produits de l’amérique et des grandes Indes. Mais il est probable que quelque nation sera particulièrement favorisée et cette préférence sera pour celle dont le caractère simpatise le plus avec le caractère américain et celle qui d’après ses moyens aura le plus contribué à son indépendance.116

Cette longue citation mérite d’être reproduite car elle replace le projet personnel de Bonpland dans son contexte politique et illustre cette la problématique construite autour de la mise en place d’une coopération transatlantique interdépendante et profitable à la France à condition qu’elle assume ses responsabilités diplomatiques. En effet, Bonpland insiste ensuite sur la nécessité évidente de damer le pion aux Britanniques, car leur ligne politique hispano-américaine est équivoque : ils défendent les indépendantistes au Río de la Plata mais soutiennent la couronne espagnole au Mexique et se montrent dans la première région

très interessés, très avides d’argent et qu’ils n’ont pas sçeu d’ailleurs se concilier l’amitié des habitants du pays117,

tandis qu’une présence française bien organisée paraît en mesure de stimuler l’adhésion des indépendantistes, avec en arrière-plan l’idée d’un intérêt commun aux deux partis118.

116 AMFBJAD n° 1263, Mémoire historique sur l’émancipation de l’Amérique hispanique, s. l., s.

d. [1815].

117Ibid.

118 « Les américains […] aiment et comptent plus sur la France que sur toutes les autres nations :

Deux choses […] offrent le plus grand interêt a la France. la première serait de consolider l’independance de l’amérique Espagnole. Si cette idée est d’accord avec sa politique [l’Empereur] peut avec une seule promesse et quelque protection être de la plus grande utilité aux américains et obtenir je crois une partie de terrein plus utile que toutes les possessions françaises dans les Antilles. La seconde serait de s’assurer dès à présent des liaisons très intimes de commerce avec les divers points […] independants.[…] à ces avantages je pense qu’on doit ajouter ceux qu’il y aurait de voir des français de toute classe mais choisis et connus par leur bonne conduitte se decider a aller sur le continent de l’amérique Espagnole. ces hommes seraient essentiellement utiles au pays, y gagneraient bientôt la confiance des américains, et ils les affermiraient dans leurs dispositions pour la France et les résultats tourneraient à l’avantage de notre pays et des américains. », ibid.