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A sa sortie du Paraguay, Bonpland choisit immédiatement de consolider les contacts esquissés en 1821 avec l’oligarchie correntina. Malgré la protection offerte par Fructuoso Rivera, le président du nouvel Etat uruguayen, il préfère se tourner vers celle proposée par le gouverneur de Corrientes Pedro Ferré avec

363 L’expression est employée in CHIARAMONTE José Carlos, op. cit.

364 AMFBJAD n° 1698, voyage de Buenos Aires à São Borja, octobre 1832. En 1837, il ne remet

que trois caisses au Muséum.

365 AMFBJAD n° 1695, voyage de São Borja à Corrientes, 28 décembre 1831 ; AMFBJAD n°

1737, voyage de Corrientes à Montevideo, octobre 1840 ; AMFBJAD n° 2036, Banquet Patriotique célébré par les Français habitant à Buenos Aires, 29 juillet 1832. Rappelons que Ferré emploie des moyens similaires à l’intérieur de la province qu’il dirige ; en effet, il obtient en janvier 1831 la sanction d’une loi lui octroyant les pleins pouvoirs en matière de châtiment pour toute atteinte à l’ordre public, loi de « facultés extraordinaires » selon l’analyse de CASTELLO A. Emilio, op. cit., p. 252.

lequel il est lié d’amitié depuis 1821 et qui est alors le chantre de l’identité

correntina, se prononce contre les traîtres à la province installés à Buenos Aires

dès le début des années 1820367. Cette position annonce les choix futurs de Ferré comme de Bonpland, à savoir pour ce dernier une rupture d’avec les atermoiements des années 1810-1820368. Elle est stimulée par les liens noués avec Ferré devenu gouverneur de la province, l’intégration de ses anciens compagnons de voyage grâce à la protection accordée par les autorités locales et le désir de mener à bien son entreprise avortée en 1821. Aussi poursuit-il en 1831 dans la voie de l’intégration en cherchant des soutiens au plus haut niveau.

De 1831 à 1834, Bonpland entretient peu de rapports avec les Américains, ce qui s’explique par son statut de voyageur. Ses notes de voyage datant de 1834 font apparaître une esquisse d’étude économique de la province. Il désire que le gouvernement correntino mette fin à la fraude des mesures369 et se montre soucieux du bien public, comme en témoigne ses commentaires sur la production de sirop évaluée à 80 000 arrobes et piastres pour l’année 1833 – qui est mauvaise – ; cela est « peu pour un état » mais, nuance-t-il, il s’agit d’une autonomisation louable vis-à-vis de l’importateur traditionnel de canne à sucre paraguayen. Surtout, cela représente beaucoup pour « un nombre infini de particuliers370 »,

l’exploitation se développant autour de petites structures contribuant « beaucoup à l’existence des habitants de la Province de Corrientes371 ». La production du tabac

367 « no debéis tener confianza en aquellos que viven entre esos hombres », FERRE Pedro, op. cit.,

tome I, p. 36.

368 L’installation de Bonpland dans cette partie du Río de la Plata n’est pas effectuée dans le but

d’attendre la venue d’une compagne paraguayenne, comme l’écrit Philippe Foucault dans sa vision romantique. Il semble plus logique d’y voir au contraire la concrétisation d’un projet esquissé en 1821 mais non réalisé en partie à cause des réticences de sa compagne déjà peu encline à supporter les conditions de vie bonaerense. Sa disparition aide probablement Bonpland dans son choix de s’installer dans les Missions ; cf. FOUCAULT Philippe, op. cit., p. 285. Aucune source ne prouve que Bonpland fonde une famille durant sa détention paraguayenne.

369 AMFBJAD n° 1705, voyage de São Borja dans la province de Corrientes, août 1834. 370Ibid.

371 Ibid. La canne à sucre « est la branche d’agriculture favorite pour tous les hommes qui ont

quelques capitaux. » Bonpland énumère les principaux lieux où la canne est cultivée : d’abord Caá Catí, San Antonio de M’burucuya, San Luis del Palmar, San Antonio, Arrerumgua. Moins importants sont Saladas, San Roque, les bords du San Lorenzo, el Sombrero, Corrientes, las Lomas, las Encenadas, Itatí, Goya et Bella Vista. La culture utilise les terrains occupés par les bois de palmiers. Son intérêt pour cette branche est sans cesse stimulé par les chiffres que lui donnent les particuliers. Basterrechea installé sur les bords du San Lorenzo, lui affirme que 100 plants de canne donnent deux azumbres ou huit frascos, et quatre azumbres de mosto donnent une azumbre de sirop. A Sombrero, Serapio Mantilla obtient les mêmes résultats. Ces chiffres sont nettement supérieurs à ceux du Paraguay, de Caá Catí et de Corrientes. Pour cette dernière ville, la proportion est de 5 ou 6 pour 1 ; AMFBJAD n° 1706, voyage de São Borja dans la province de Corrientes, 20 et 21 août 1834.

pour la même année est évaluée à 12 000 arrobas, dont 5 000 pour le département de Caá Catí, donnant un produit de 48 000 piastres372. Ces notes, destinées à une publication, montrent néanmoins une curiosité et une implication qui croissent rapidement.

A partir de 1834, il commence à se lier véritablement avec la communauté française de la province de Corrientes mais surtout avec les notables et les militaires de cette province. On peut constater un changement dans la nature de sa correspondance d’après le graphique n° 1, européenne pour 40% depuis sa libération au mois de février 1831 jusqu’à la fin de l’année 1834, puis de plus en plus américaine.

Graphique n° 1

Correspondants d'Aimé Bonpland

(1831-1845) 0 50 100 150 200 250 300 0 50 100 150 200 250 300 1831 1833 1835 1837 1839 1841 1843 1845 C o rr e s p o n d a n c e s é c h a n g é e s Années Corrientes Brésil

Pays limitrophes Europe

Sources : AMFBJAD, CAIC, AGPC, MNHN, AGNBA, AGNM.

Comme en 1817, Bonpland acquiert rapidement un statut de notable à partir de 1831. Dans la capitale provinciale tout d’abord, après un premier séjour au début de l’année 1832 Bonpland est appelé au chevet de la famille Araujo en 1834. Apprenant ce voyage et apprenant que Bartolomé Noguera lui offre

372 AMFBJAD n° 1705, voyage de São Borja dans la province de Corrientes, août 1834. Pour

l’année 1834, Bonpland estime la récolte de miel de Caá Catí à 3 000 arrobas, celle de M’burucuyá à 7 500 arrobas. Concernant le tabac, la production respective de Caá Catí et M’burucuyá est estimée à 6 ou 8 000 arrobas, et 3 à 4 000 arrobas ; AMFBJAD n° 1706, voyage de São Borja dans la province de Corrientes, 20 août 1834.

l’hospitalité, Esteban María Perichón lui demande, sur la requête de son épouse Pastora, de venir s’installer chez eux. Dans le même temps, Pedro Ferré charge un employé de venir à ses devants et de l’accompagner jusque chez lui373. Ces petites luttes hospitalière vis-à-vis du savant sont caractéristiques des sociabilités privées et révélatrices du statut dont Bonpland jouit auprès des élites de la ville. Elles se poursuivent de manière récurrente jusqu’en 1839374.

Il noue dans le même temps des relations d’amitié avec les familles Fonseca, Gramajo375 et Perichón, cette dernière devenant particulièrement intime. Très fiers de leur ascendance française, cette identification des Perichón facilite sûrement leur amitié376. Ils permettent à Bonpland d’entrer en relation notamment avec Serapio Mantilla, figure politique de la ville, à propos d’une affaire de biens377. En 1835, Esteban María Perichón va jusqu’à lui demander de venir vivre à leurs côtés, arguant qu’il pourrait vivre en paix, au milieu des plantes dont il pourrait découvrir les vertus médicinales et au milieu des personnes qui toutes l’apprécient378.

Lors de son séjour à Curuzú Cuatiá, les 28 et 29 décembre 1831, Bonpland fait connaissance avec la petite oligarchie du village379 et prend l’habitude de

loger chez les Araujo380, une famille correntina notable. A San Roque, en 1834, il

en fait une fois de plus l’expérience :

373 Avec toutes les formes usitées : « espera sera Vd firme y constante a no despreciar su antiguo

rancho en donde lo aguardamos con ancia », AMFBJAD n° 346, E. M. Perichón à Bonpland, Corrientes, 20 août 1834 ; AMFBJAD n° 105, P. Ferré à Bonpland, oratorio del Carmen, 30 août 1834.

374 AMFBJAD n° 1726, journal, Corrientes, 10 novembre 1839.

375 AMFBJAD n° 358, J. Perichón à Bonpland, Corrientes, 21 octobre 1842. 376 AMFBJAD n° 345, E. M. Perichón à Bonpland, Corrientes, 27 mai 1821.

377 Il lui conseille de laisser ses chevaux chez Serapio Mantilla au lieu de les emmener jusqu’à

Corrientes pour qu’ils soient en sécurité ; AMFBJAD n° 346, E. M. Perichón à Bonpland, Corrientes, 20 août 1834.

378 Bartolomé Noguera partage ce sentiment ; AMFBJAD n° 347, E. M. Perichón à Bonpland,

Batel, 1er janvier 1835 ; AMFBJAD n° 734, B. Noguera à Bonpland, Corrientes, 15 février 1835. 379 Il s’agit du commandant Mariano Araujo et de son frère le capitaine Antonio, de l’ancien

commandant Ledesma, des négociants et estancieros Juan et José María Barañado, du colonel Ramírez, d’Antonio Vivar et Joacquín Madariaga ; AMFBJAD n° 1695, voyage de São Borja à Corrientes, 28-29 décembre 1831. Lors de la fête célébrée le 25 mai 1837 les autorités principales sont : Araujo et Ramírez, le colonel López chico et le lieutenant-colonel Berón de Astrada. AMFBJAD n° 1719, voyage de Concordia à Curuzú Cuatiá, 24 mai 1837.

aussitôt mon arrivée les visites propres des pays Espagnols ont commencé. M.Mr rolon, Delgado, Romero, fernandez, Rodriguez et une

multitude d’habitants sont venus augmenter à la fatigue du voyage.381

Il devient familier de l’oligarchie de Caá Catí la même année382 puis de celle de San Roque en 1836383. En 1837, Mariano Araujo étant absent de Curuzú Cuatiá il rencontre pour la première fois le commandant Pucheta384. Enfin, il rencontre celle de Bella Vista en 1838385.

Le compadraje lui permet de devenir familier des clans correntinos car il s’intègre en outre à la logique terrienne provinciale386. En 1835 un premier projet auquel est associé Symonds fait appel aux relations du lieutenant-colonel Berón de Astrada387 qui s’enquiert des terrains disponibles. Il est question d’acquérir un terrain au Rincón de la Merced, mais l’affaire échoue malgré l’appui d’Araujo388, son réseau n’étant pas encore assez puissant. A cette date, Bonpland se considère lui-même encore comme un voyageur et commence seulement à tisser un véritable réseau. Aussi lui faut-il attendre deux ans pour qu’il obtienne un terrain, signe de l’acquisition d’un réel statut social.

En même temps qu’il tisse un réseau Aimé Bonpland acquiert un rôle d’intermédiaire très rapidement. Dans une lettre datée du début de l’année 1834, Pierre Nascinbene se flatte de son amitié reçue à Corrientes, qui lui a permis

381 AMFBJAD n° 1704, voyage dans la province de Corrientes, 4 mai 1834. L’intérêt manifesté

par les élites hispano-américaines vis-à-vis des savants est déjà expérimentée par Bonpland et Humboldt lors de leur voyage commun, par exemple à Caracas ; cf. ACUÑA MENDOZA Enrique, « Alejandro de Humboldt y su relación con la élite criolla en la ciudad de Caracas, 1799- 1810 », in Ensayos Históricos, n° 10, 1998, pp. 35, 39-40.

382 Francisco Bernabé Esquivel commandant, Benigno Alcaras, Remigio et Alejandro Soleil ;

AMFBJAD n° 1705, voyage de São Borja dans la province de Corrientes, août 1834.

383 Il y rencontre madame Vivar et la famille Fernandez ; AMFBJAD n° 1711, voyage de São

Borja à Corrientes. 22 septembre 1836.

384 AMFBJAD, n° 1719, voyage de Concordia à Curuzú Cuatiá, 9-10 avril 1837. 385 AMFBJAD n° 1723, voyage de Corrientes à Santa ana, 2 juillet 1838.

386 AMFBJAD n° 374, Juan B.Pucheta à Bonpland, à São Borja, La Cruz, 14 février 1836.

387 Genaro Berón de Astrada (1801-1839) suit une carrière militaire dans la province de

Corrientes ; nommé gouverneur à la mort de Rafael de Atienza, en 1837, il réveille les conflits latents avec Buenos Aires. Corrientes exige la libre navigation de ses fleuves, l’habilitation de ports pour le commerce outre-mer ainsi que l’élaboration d’une constitution nationale à court terme. En outre, l’Entrerriano Echagüe envahit la province en 1838 pour la punir de ne pas avoir envoyé de troupes à Oribe. Pour se protéger d’une nouvelle invasion, Berón de Astrada cherche l’appui de Rivera, ce qui le convertit en ennemi déclaré de Rosas. Le 31 mars 1839 il est défait et tué par l’allié entrerriano de Juan Manuel de Rosas, Pascual Echagüe.

388 Le terrain doit être acheté à une veuve 600 pesos, en sus des frais, avec près de 900 terneros

pour 2 pesos pièce, prix jugé exorbitant, ainsi que tous les outils. Elle donne la préférence à Francisco Cartis de Goya ; AMFBJAD n° 1113, E. Symonds à Bonpland, Curuzú Cuatiá, 30 mars 1835.

d’obtenir un traitement par Ferré389. En 1836 son degré de respectabilité est tel qu’il obtient un passe-droit pour faire passer du cheptel hors de la frontière argentine390. Appelé en septembre au chevet de Pedro Cabral, chef du parti fédéral de la province, il se heurte à Faustino Ríos, jeune homme à l’« air suffisant » qui lui dénie le passage du río Miriñay. Face au peu d’attention portée à la recommandation du commandant Serapio Pucheta, Bonpland s’emporte et note dans son journal :

obligé de me facher. j’inspire de la crainte et on se determine à me conduire et à me faire passer le Miriñan.391

Comme d’autres étrangers, un facteur important réside dans l’immersion rapide au sein des sociétés locales, surtout par le biais de l’associationnisme économique392 ; ils forment ou intègrent des sociétés mixtes et emploient de la main d’œuvre locale. Mais s’ils sont immergés, ils sont loin d’être bien reçus. Bonpland fait figure d’exception dans la mesure où il parvient à intégrer la plupart des clans de Corrientes. Aussi joue-t-il les intermédiaires auprès de ses compatriotes pour obtenir des concessions de terrain, des marchés publics ou diverses recommandations auprès des autorités. Il devient lui-même rapidement un personnage auquel il faut rendre visite lors de son passage. Enfin, en 1839 le vainqueur de Pago Largo s’adresse à lui pour obtenir la garantie de la neutralité des étrangers, Bonpland se positionnant désormais comme un représentant éminent de la petite communauté européenne393.

389 AMFBJAD n° 167, P. Nascinbene à Bonpland, Paraná, 17 février 1834.

390 Malgré l’autorisation nécessaire au déplacement des bêtes, Juan B. Pucheta compte livrer celles

de Bonpland à São Borja « por qe estoy seguro qe mi Gobno no me hã de desaprobar toda cosa qe

remitida para V. », AMFBJAD n° 374, J. B. Pucheta à Bonpland, La Cruz, 14 février 1836.

391 AMFBJAD n° 1711, voyage de São Borja à Corrientes. 19 septembre 1836.

392 Les sociétés commerciales fondées à ce moment s’inscrivent dans l’émergence de nouveaux

rapports sociaux contractuels qui se superposent ou remplacent les formes d’organisation sociale fondées sur les réseaux familiaux ; cf. GONZALEZ BERNALDO Pilar, op. cit., pp. 94-95.

393 AMFBJAD n° 727, Bonpland à L. Nascinbene, Santa Ana, 4 juin 1839 ; AMFBJAD n° 616, J.

Ingres à Bonpland, Salto, 14 mars 1839. AMFBJAD n° 1592, Bonpland à P. Echagüe, Santa Ana, 9 juin 1839.