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INTRODUCTION

Proportionnellement à l’énorme masse de documents écrits de sa main, Bonpland livre peu d’indices de sa propre représentation des colonies espagnoles puis du Río de la Plata. Au cours d’une de ses rares confidences à Alexandre de Humboldt, il explique ne pas vouloir s’engager outre-mesure sur ce terrain97. Le Prussien, au contraire, s’exprime longuement à ce sujet et se montre en accord avec une grande partie des revendications créoles. Sa liberté de parole et ses prises de position sont une conséquence directe de sa liberté d’action ayant permis une immersion parmi les Américains peu avant le début de la geste indépendantiste. Ainsi, les essais politiques sur la Nouvelle-Espagne et Cuba, édités en France98, permettent à l’auteur de ne pas ménager ses critiques à l’égard du système colonial espagnol.

Un autre exemple d’adaptation aux circonstances politiques est fourni par les ouvrages d’Auguste de Saint-Hilaire, dont les descriptions géographiques s’ajustent aux changements politiques intervenus en Amérique du Sud entre les

97 « je me suis limité autant que possible et ne t’ai pas dit la millième partie de ce qu’on peut dire

sur semblable sujet » ; Bonpland à Humboldt, Buenos Aires, 12 juillet 1832, cité in HAMY Jules Théodore Ernest, op. cit., p. 90.

98 HUMBOLDT Alexandre de, op. cit. ; Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne,

Paris, A. A. Renouard, 1825 (seconde édition) ; Essai politique sur l’île de Cuba, Paris, Gide, 1826, 2 tomes.

années 1820 et 1830, au fur et à mesure de l’édition de ses travaux99. Alcide d’Orbigny part quant à lui pour les colonies espagnoles mais regagne la France en provenance d’Etats dont l’indépendance est reconnue, ce qui se ressent fortement dans son discours construit au contact des élites locales100.

Quant à Aimé Bonpland, il ne reste presque aucun élément relatif à sa vision du lors de son expédition en compagnie de Humboldt, le récit du voyage ayant été écrit par celui-ci101. C’est de cette première rencontre avec le Nouveau Monde que naît pourtant le désir d’y retourner, désir réalisé en 1817 lorsqu’il parvient à Buenos Aires. La destination qu’il choisit après plusieurs années de réflexion est choisie en fonction de l’engagement pris par les émissaires de la jeune république des Provinces Unies du Río de la Plata102, Bernadino Rivadavia103 en tête, à faire naître les sciences naturelles sur le sol sud-américain. Si la guerre civile empêche Bonpland de mener à bien ce projet, elle nous permet en revanche de mettre à jour quarante années d’impressions de voyages et de confrontation aux réalités politiques rioplatenses. Car s’il se montre peu disert concernant son premier voyage, Bonpland lègue lors de sa seconde rencontre avec l’Amérique une abondante documentation, essentiellement sous forme de correspondances et de journaux de voyage. L’approche du discours est donc différente de celle d’un Alcide d’Orbigny, puisque si le récit qu’offre celui-ci est structuré et surtout publié – a posteriori – le témoignage de Bonpland se présente

99 SAINT-HILAIRE Auguste de, Province de S. Pedro de Rio Grande do sul, au brésil, Paris,

Pihan de la Forest, 1823 ; Voyage dans la province de Rio de Janeiro et de Minas Geraes, Paris, Grimbert et Dorez, 1830, 2 tomes ; Voyage dans le district des diamans et sur le littoral du Brésil, Paris, Gide, 1833, 2 tomes.

100 ORBIGNY Alcide d’, Voyage dans l’Amérique méridionale (le Brésil, la République Orientale

de l’Uruguay, la République Argentine, la Patagonie, la République du Chili, la République de Bolivia, la République du Pérou) exécuté pendant les années 1826, 1827, 1828, 1829, 1830, 1831, 1832 et 1833, Paris, P. Bertrand, Strasbourg, Levrault, tomes I et II, Partie historique, Paris,

Bertrand ; Strasbourg, Levrault, 1835-1843.

101 Les seules notes de la main de Bonpland à propos de ce voyage tiennent en quelques lignes ; cf.

MNHN, ms 456.

102 Cette république se donnant pour frontières les limites de l’ancienne vice-royauté du Río de la

Plata est proclamée en 1811, succédant aux Provinces du Río de la Plata créées lors de la Révolution de Mai 1810. De nombreux changements et superpositions de noms interviennent, le terme de Confédération Argentine étant majoritairement employé à partir de 1835 jusqu’en 1860, lorsque le terme de République Argentine est adopté. Les principaux lieux explorés par Bonpland figurent sur la carte n° 1, p. 51.

103 Bernardino Rivadavia (1780-1845) est successivement plénipotentiaire, ministre puis président

des Provinces Unies de la Plata. Il occupe cette dernière charge de 1824 à 1826 mais doit démissionner et s’exiler l’année suivante, sa politique de tendance unitaire donnant un grand poids à Buenos Aires au détriment des autres provinces qui demandent davantage d’autonomie par le biais d’un système fédéral ; cf. PICCIRILLI Ricardo, Rivadavia y su tiempo, Buenos Aires, Peuser, 1943.

pour sa part comme une suite sans interruption d’impressions construisant une vision mouvante dans le temps. Enlevé en 1821 par le dirigeant du Paraguay, libéré neuf ans plus tard alors que le Río de la Plata est confronté aux difficultés qui suivent son indépendance, Bonpland est alors un précieux témoin de cette construction politique.

Quatre phases jalonnent cette partie du parcours de Bonpland. De 1817 à 1821 il s’installe dans une région et se confronte avec une nouvelle réalité politique qu’il ne connaît qu’à travers ses représentations forgées lors de son premier voyage dans un espace politique différent. Ensuite, de 1821 à 1831 il demeure isolé au Paraguay. De 1831 à 1834, Bonpland libéré conserve un regard de voyageur, puis entre 1834 et 1839 il se conforme à la vie politique grâce à une adaptation aux enjeux rioplatenses mais sans y participer directement. Il demeure un observateur et un médiateur projeté dans un espace – le Río de la Plata – et une réalité – les conflits générés par les tentatives de construction nationale – qui structurent la représentation de son espace de vie et plus généralement de l’Amérique du Sud.

Durant ces phases les cercles relationnels de Bonpland évoluent tout comme les représentations qu’ils suscitent. A l’image de l’Amérique du Sud se superpose celle de la France, et l’on peut se demander si, en 1839, après plus de vingt ans passés sur le sol américain, la vision ne s’est pas inversée ; le Río de la Plata serait mieux compris, mieux assimilé par Bonpland alors que la France se serait idéalisée dans son esprit. Quelles articulations entre les réseaux, les discours et les actes amènent ce changement, cette acclimatation ? Comment s’effectue le glissement d’une sociabilité du voyageur vers une sociabilité du migrant ?

Dans un premier temps, Bonpland développe une appréhension globale, continentale et universaliste des enjeux politiques locaux en contradiction vis-à- vis d’une réalité nettement fractionnée. En effet, la dissolution de l’apparente unité coloniale hispano-américaine au Río de la Plata104 entraîne son remplacement par d’autres modèles politiques mêlant héritage colonial et rupture

104 Dans les faits, cette unité masque de profondes divergences. Concernant l’aire culturelle

principalement parcourue par Bonpland, cf. CHIARAMONTE José Carlos, « Legalidad constitucional o caudillismo: el problema del orden social en el surgimiento de los Estados autonomos del litoral argentino en la primera mitad del siglo XIX », in Desarrollo Economico, vol. 26, n° 102, juillet-septembre 1986, pp. 175-196, et surtout Ciudades, provincias, Estados :

orígenes de la Nación Argentina (1800-1846), Buenos Aires, Ariel, 1997 ; GARAVAGLIA Juan

Carlos, Poder, conflicto, y relaciones sociales. El Río de la Plata, XVIII-XIX, Rosario, Homo Sapiens, 1999.

indépendantiste. A ces échelles coloniales et indépendantistes se superposent les échelles provinciales et nationales, l’aire politique et culturelle rioplatense faisant apparaître ses discontinuités et ses oppositions. Dans ce contexte de fractionnement et d’instabilité, Bonpland prend pour appui une culture politique caractérisée par un bonapartisme et un patriotisme qui structurent sa pensée et ses actes. Cependant, son immersion politique et culturelle sur le long terme oblige le naturaliste à métisser ses prismes. Entre le discours et les actes, plusieurs impératifs interagissent et le font basculer de l’observation vers l’action.

A. LA FIN DU MIRAGE INDEPENDANTISTE

L’analyse des discours et des actes ne serait pas fondée si elle ne comprenait pas une étude des réseaux qui les sous-tendent. Sur le terrain, les facteurs relationnels déterminent la structure intellectuelle du voyage. Le choix de l’itinéraire, les recommandations, les guides, les interlocuteurs nourrissent une réflexion qui, si elle a pour base une formation culturelle européenne ou ethnocentriste, se transforme dans le temps et l’espace. Ensuite l’élaboration du récit se place dans la continuité du voyage, car l’écrivain part à la rencontre de ses publics. En recourant à la figure du voyage littéraire, le parcours du savant peut être appréhendé comme un cheminement sur le long terme. En effet, la construction du discours implique un rapprochement avec les attentes du public profane et spécialisé. L’articulation mixte entre le récit pittoresque et la formulation scientifique traduit ce double impératif. Pour cela, le recours aux appuis corporatistes les plus larges105 permet de créer ou prolonger la crédibilité et l’existence de l’ancien expatrié. Dans ce contexte, l’adaptation du discours et des actes est une conséquence logique des contacts développés avec les réseaux.

Le problème réside dans la définition du processus de formation et d’évolution des réseaux intégrés par Bonpland. Quelle est l’incidence de ceux-ci sur l’évolution des actes et du discours du savant ? Comment s’effectuent les rapprochements transnationaux ? Pour aborder ces questions, il faut dans un premier temps considérer la mixité sociale et nationale des relais dont il s’entoure,

éclairant la nécessité d’une adaptation aux réalités américaines. De cette adaptation découle ensuite la formation d’un réseau transfrontalier régional, national et international déterminé par un choix de lieu de vie favorable à ce type d’échanges. Les rencontres avec d’autres réseaux d’intérêts et d’autres logiques politiques permettent enfin d’étudier les réseaux idéologiques auxquels le Français s’identifie. A chaque niveau d’analyse, le problème des liens entre le Río de la Plata et l’Europe s’avère essentiel pour comprendre l’évolution des problématiques.

1. Le règne du provisoire

Lorsqu’il aborde les côtes rioplatenses, Aimé Bonpland perçoit l’ensemble de la région à travers le prisme indépendantiste. Son implication répond à cette vision qui ne distingue pas les affrontements en germe ou déclarés. Les principales motivations du voyage entrepris par Bonpland à l’intérieur des Provinces Unies du Río de la Plata, son aboutissement tragique puis l’heureux dénouement – l’exploration de 1817 à 1821, la détention entre 1821 et 1831, la libération et la mise en place de nouveaux repères jusqu’en 1839 – permet de mettre en relief un profond changement dans la représentation et dans l’appréhension de l’Amérique de Bonpland. Il nous livre les éléments nécessaires à l’analyse de son adaptation aux réalités américaines. En effet, lors de la période comprise entre 1817 et 1839, le regard gagne en compréhension ce qu’il perd en distanciation, c’est-à-dire qu’au gré de ses positionnements – scientifiques ou politiques – Bonpland développe une vision plus fine des enjeux américanistes et de son rôle en tant que scientifique.