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Plusieurs mois s’écoulent avant que Bonpland ne traverse de nouveau l’Uruguay. Il tergiverse ; doit-il demeurer en retrait ou franchir le Rubicon et risquer de se jeter dans la gueule des Madariaga ? Pour résoudre cette question il adresse très tôt une première demande à Joaquín Madariaga679 afin de connaître

son opinion sur un éventuel retour, puis une seconde à son frère Juan en juin 1843 dans laquelle il propose ses services comme batelier, médecin et probablement informateur. Une troisième lettre datée du 21 juin indique que Bonpland s’est occupé de soigner Pedro Madariaga, l’un des frères du clan. L’aspect médical joue sans doute un rôle important dans les lettres que les Madariaga adressent à Bonpland en juin 1843680, Joaquín s’excusant d’avoir tant tardé à lui répondre, ses obligations politiques l’ayant obligé à le faire attendre. Il est probable, bien qu’aucune source ne l’atteste, que le silence des nouveaux dirigeants s’explique par un temps de réflexion qu’ils se donnent afin de décider de l’utilité ou non du

678 Après la défaite de Ferré à Arroyo Grande, les frères Madariaga l’accusent d’avoir lâchement

abandonné la province aux mains de l’ennemi, lui prohibant l’accès à Corrientes. De fait, si Ferré entreprend dans un premier temps de rassembler les restes de son armée, la désagrégation de celle- ci et les appels désespérés – ou désespérants – de Ferré ne permettent plus d’offrir la moindre résistance face à l’armée rosista. Avant de s’exiler, Ferré désigne lui-même à son poste Pedro Cabral, homme de gouvernement correntino allié de Rosas ; cf. CASTELLO A. Emilio, op. cit., pp. 333-336.

679 Joaquín Madariaga (1799-1848) est élu député de Curuzú Cuatiá en 1838. L’année suivante,

Ferré le nomme commandant de Mercedes. Allié à Rivera et Paz, la défaite d’Arroyo Grande l’oblige à se retirer à Alegrete, d’où il prépare la reconquête de Corrientes menée à bien en 1843. Elu gouverneur jusqu’en 1847, il est à cette date définitivement battu par Urquiza et termine ses jours au Brésil.

Français. Les secondes et troisièmes lettres de Bonpland, appuyées par des offres de services, renforcent cette hypothèse681.

En effet, une intervention européenne se profile et les Farrapos peuvent s’avérer d’utiles alliés682. En outre les négociations pour obtenir un nouveau soutien de Rivera rendent l’amitié de Bonpland indispensable. Les Madariaga sont prêts à oublier son compadraje vis-à-vis de Ferré car Bonpland est moins considéré comme un homme de clan que comme quelqu’un au service du bien commun. Il l’a montré au début de la Guerra Grande en tentant de concilier les différents partis, et ce rôle de médiateur peut s’avérer très utile aux Madariaga.

Aussi préfère-t-ils voir en lui un allié, le Français obtenant en juin de Joaquín Madariaga « les félicitations, comme patriote ami de mon pays » ajoutant qu’il peut

quand il le souhaite venir jouir de la liberté qui fleurit de nouveau dans la Province, dans laquelle vous avez acquis des considérations tant méritées.683

Juan Madariaga684 insiste quant à lui sur les idéaux partagés :

Ami, comme je sais que vous l’êtes de la liberté, l’humanité et la civilisation, je ne doute pas que vous l’êtes de nous et de la cause qui depuis si longtemps a guidé Corrientes et qu’elle soutiendra avec dignité.685

681 Cf. AMFBJAD n° 153, 154, 155, Joaquín et Juan Madariaga à Bonpland, 26 juin, 10 juillet et

15 août 1843.

682 Bonpland est en contact avec eux, au point qu’il échappe de peu en 1838 à une tentative

d’assassinat. Les meurtres étant devenus journaliers depuis plusieurs semaines, Bonpland trouve alors refuge à Santa Ana. En 1839 les Brésiliens l’accusent encore une fois de soutenir les révoltés. A la fin de la guerre civile riograndense, les officiers républicains qui contrôlent Santa Ana le reconnaissent comme un des leurs. AMFBJAD n°1724, voyage dans le haut de l’Uruguay, 27 janvier-1er février 1839 ; AMFBJAD n°773, Pinheiro de Ulhôa à Bonpland, Alegrete, 8 janvier

1843 ; AMFBJAD n°1748, voyage de Corrientes à São Borja, Santa Ana, 14 juillet 1844.

683 « como à patriota amante de mi pais […]. U. puede cuanto guste venir à gozar de la libertad qe

florece otra vez en la Prova, en qe U. ha adquirido tan merecidas consideraciones. », AMFBJAD n°

153, J. Madariaga à Bonpland, Corrientes, 17 juin 1843.

684 Juan Madariaga (1809-1879), originaire de Corrientes, combat à partir de 1839 sous les ordres

de Juan Lavalle. Après la mort de celui-ci, il retourne à Corrientes, prend le pouvoir en 1843 puis envahit l’Entre Ríos. Battu et capturé par Urquiza à la bataille de Laguna Limpia, ce qui permet la signature du traité d’Alcaraz en août 1847. Mais le rejet du traité par Rosas entraîne l’invasion de Corrientes par les forces entrerrianas et la fin du pouvoir des Madariaga. Juan participe ensuite à la campagne de 1851-1852 contre Rosas, soutient la révolution porteña du 11 septembre et s’installe définitivement à Buenos Aires où il occupe plusieurs postes honorifiques.

685 « Amigo, como sé qe es vm de la libertad, la humanidad y la civilizacion, no tengo duda qe lo es

de nosotros y de la causa qe por tanto tiempo ha conducido Corrientes y qe sostendrá con

Dans le même temps, la demande de Ferré pour revenir à Corrientes est rejetée ; il lui faut attendre 1848 pour qu’il puisse revenir s’installer dans la province d’Entre Ríos686. Faute de cette présence, le Français hésite encore à repasser l’Uruguay.

A la fin de l’année 1843, Bonpland transborde un premier chargement probablement lié à un autre dont il s’entretient au début de l’année suivante avec un membre de la famille Madariaga, avant de se rendre au chevet de Joaquín à Corrientes687. Son voyage coïncide avec le retour en grâce du général Paz, de nouveau appelé à la tête de l’armée. Le retour de Paz en juin 1844, ainsi que la politique d’alliance du gouverneur rassure Bonpland ; les Madariaga n’hésitent pas à faire confiance à des hommes ayant servi le clan ennemi. Néanmoins, durant leur gouvernement Bonpland demeure majoritairement à São Borja malgré les assurances reçues de la fratrie correntina. Les soins médicaux donnés à Madariaga finissent de rétablir une certaine confiance688, néanmoins insuffisante pour que les rapports excèdent quelques services commerciaux. Bonpland ne joue aucun rôle politique – il n’entre pas en contact avec les Français ni avec Paz qui finit par se retourner contre les Madariaga – et demeure au Brésil le temps de leur gouvernement. Cette entente tout au plus cordiale montre la réserve du Français vis-à-vis d’un clan qui a exilé Ferré, confisqué les biens de ses ennemis – employant les mêmes méthodes que Rosas – et qui adopte des méthodes militaires contraires aux principes du Français689.

De plus, ces pactes sont fragiles et soumis aux aléas militaires. Au vu de cette situation, il nous semble que la frontière la plus mince soit celle qui sépare les factions des nations. En extrayant les principales caractéristiques de ces relations et en en définissant les frontières, il apparaît qu’une mésentente cordiale règne parmi ces groupes. Les Madariaga s’appuient sur les factions et non sur les clans tandis que leurs successeurs expérimentent des mésententes internes à leur

686 CASTELLO A. Emilio, op. cit., pp. 341-342. La demande de Ferré, qui intervient un mois

après celle effectuée par Bonpland, est peut-être une tentative de l’ancien gouverneur pour profiter des bonnes dispositions des Madariaga envers son ami.

687 AMFBJAD n° 1745, Lettre de retour à São Borja pour A. Bonpland, J. F. Valle, commandant

du Passo, décembre 1843; AMFBJAD n° 1746, passeport du Quartier Général de Frontière pour A. Bonpland et son cortège, 23 novembre 1843 ; AMFBJAD n° 156, J. L. Madariaga à Bonpland, Santo Tomé, 9 janvier 1844.

688 La mère de Joaquín ne tarit pas d’éloges et de gratitude à propos de l’intervention de bonpland ;

AMFBJAD n°159, M. de los Angeles Acosta de Madariaga à Bonpland, Corrientes, 13 juillet 1844.

689 En décembre 1843, les premières opérations menées dans l’Entre Ríos se caractérisent par une

consigne plusieurs fois réprouvée par Bonpland, à savoir l’exécution des déserteurs ; cf. CASTELLO A. Emilio, op. cit., pp. 344-345.

fratrie. En effet, les Virasoro qui en 1843 prennent parti pour le camp rosista se réfugient dans l’Entre Ríos. Cette attitude paraît guidée par une lutte de clans, mais le clan Virasoro est divisé entre le cadet Benjamín, marié à une cordouane et célèbre pour sa cruauté héritée de ses coreligionnaires Echagüe et Urquiza, et l’aîné Miguel, marié à une sœur de Pedro Ferré et nettement plus tolérant. La méfiance de Bonpland envers les frères Virasoro provient des nombreuses exactions commises par Benjamín, à commencer par l’exécution des quatre colonels commandant l’armée vaincue690. De plus, l’accession de Benjamín au poste de gouverneur ne satisfait pas les rosistas soutenant sans succès la candidature de Gregorio Araujo691, un compadre de Bonpland jugé trop tendre par les soutiens des Virasoro.

2. L’adaptation dans les actes : une restructuration relationnelle

Il est question d’individualisation de la politique au cours des années 1840 à Corrientes, celle-ci participant à la formation d’une nouvelle pratique politique non plus clanique mais partisane. Des parallèles historiographiques peuvent être effectuées avec d’autres situations analogues. Un modèle qui pourrait s’appliquer en raison des luttes intrafamiliales est celui de la guerre civile révolutionnaire telles celles subies par la France ou l’Espagne, mais afin d’éviter l’anachronisme et parce que la situation de Corrientes est spécifique le modèle révolutionnaire

porteño nous semble le plus proche, en y ajoutant la dimension frontalière de

Corrientes. Ce changement rend la position de Bonpland plus vulnérable dans la mesure où son réseau prend en compte des pratiques politiques qui tendent à devenir obsolètes.