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Le projet esquissé par Bonpland en 1815 est en voie de réalisation deux ans plus tard non plus au profit de Napoléon mais au bénéfice de son successeur. Dans un contexte politique européen totalement différent, la pertinence de l’analyse concernant une nécessaire fortification de la présence française dans les colonies espagnoles est cependant plus que jamais d’actualité. En effet, l’ambassadeur français aux Etats-Unis Hyde de Neuville propose en 1817 au président du conseil des ministres, le duc de Richelieu, la création de deux monarchies constitutionnelles à Mexico et Buenos Aires afin de contrecarrer l’influence politique et idéologique nord-américaine et surtout britannique, la Grande-Bretagne disposant des moyens matériels suffisants pour imposer son influence. Au contraire, les multiples faiblesses de la France – matérielles, politiques, diplomatiques – disposent son gouvernement à œuvrer dans la discrétion119.

Aussi, des négociations secrètes s’engagent-elles entre Paris et Buenos Aires. Au cours de l’année 1817 un dialogue s’initie entre le négociant Richard Grandsire et le Directeur suprême de Buenos Aires Pueyrredón. Bien que Grandsire ne dispose pas de mandat du gouvernement français, il obtient un accueil favorable de la part du Directeur et du secrétaire général du gouvernement Gregorio Tagle120. Brossant un tableau économique florissant de la région et des avantages que la France est susceptible d’en tirer, notamment au détriment des Anglais, Grandsire suggère l’établissement d’une représentation nationale commerciale ou politique121. De retour à Paris au mois de décembre 1817, il rapporte au gouvernement les bonnes dispositions des Rioplatenses envers la France122. En effet, le chef de l’Etat des Provinces-Unies Juan Martín de

119 Cf. CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), op. cit., tome II, pp. 244-245.

120 Gregorio García de Tagle (1772-1845), étudie la philosophie et le droit, s’implique en politique

à partir de 1810. Membre de la Loge Lautaro, il est appelé au gouvernement par Pueyrredón en 1817. Ce dernier destitué en 1819, Tagle l’accompagne dans l’exil. Il revient en 1820 et prend la tête de deux conspirations contre les réformes ecclésiastiques de Rivadavia ce qui le conduit de nouveau en exil en 1823. En 1833, Balcarce le nomme ministre des Finances. En 1840 il est définitivement emprisonné pour conspiration.

121 HAMY Jules Théodore Ernest, « Les voyages de Richard Grandsire de Calais dans l’Amérique

du Sud (1817-1827) », in Journal de la Société des Américanistes, Paris, 1908, tome 5, p. 7.

122 BELGRANO Mario, La Francia y la monarquía en el Plata (1818-1820), Buenos Aires, A.

Pueyrredón123 tente de se rapprocher de la France dont les sujets sont nettement plus appréciés que leurs rivaux britanniques124, lesquels cherchent, eux aussi, à tirer parti de l’élan indépendantiste rioplatense, malgré le discrédit né de leurs tentatives d’invasion des années précédentes125. En mars 1818, Pueyrredón encouragé par le soutien d’une partie de l’opinion politique parisienne126 demande au duc de Richelieu l’établissement de relations entre les deux pays127.

Or, tandis que Buenos Aires recherche l’aide française, les agissements autour de Bonpland inquiètent suffisamment le pouvoir pour qu’il l’admoneste une première fois le 28 juillet 1818 à propos des

scandaleuses réunions qu’il permet dans sa maison où sont critiquées les mesures et les plans du gouvernement, par les étrangers introduits le plus souvent par son épouse l’avertissant que si l’ingratitude de celle-ci ne se corrige pas la Supériorité prendra les mesures qu’elle jugera nécessaires.128

L’avertissement prononcé à l’encontre de l’épouse s’adresse indirectement au mari, certainement moins en vertu de son rôle de chef de foyer que pour son statut d’hôte des Provinces Unies129. Cette anicroche, suffisamment sérieuse pour faire

123 D’origine française, Juan Martín de Pueyrredón (1777-1850) est nommé gouverneur de

Córdoba en 1810 par la Junte révolutionnaire, puis représentant de la province de San Luis au congrès de Tucumán et enfin élu Directeur Suprême des Provinces Unies du Río de la Plata le 3 mai 1816. En 1819 il démissionne, conscient de son incapacité à ne pas pouvoir faire face aux dissensions internes du pays.

124 Lors d’un rapport remis au ministère des Affaires étrangères en décembre 1817, Richard

Grandsire fait part de la mauvaise réputation des Britanniques comme des grandes marques de sympathie exprimées par Pueyrredón vis-à-vis des Français dont il aime à rappeler ses origines ; cf. BELGRANO Mario, op. cit., p. 35.

125 Cf. ROBERTS Carlos, Las invasiones inglesas del Rio de la Plata (1806-1807), Buenos Aires,

J. Peuser, 1938.

126 Parmi laquelle figure celle de l’abbé de Pradt dont les écrits en faveur des régimes du Río de la

Plata retiennent l’intérêt du gouvernement français ; cf. CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), op. cit., tome II, pp. 245-246.

127 BELGRANO Mario, op. cit., pp. 32-35.

128 « escandalosas reuniones que permite en su casa donde se critica asi delas providencias del

Gobno como de sus planes, pr los extrangeros inducidos las mas veces pr su esposa

recombiniendole qe si la ingratitud de esta no se enmienda la Superioridad tomará las providencias

que crea conducentes. », cité in RUIZ MORENO Aníbal, RISOLIA Vicente A., ONOFRIO Rómulo d’, op. cit., p. 38.

129 Cet épisode mettant en scène une fois de plus les mauvaises intentions d’Adeline Delahaye,

consacrée par beaucoup de biographes comme la fauteuse de troubles, décrite comme « una persona intolerante, dotada de un carácter atrabilario [un] temperamento querellante », d’après RUIZ MORENO Aníbal, RISOLIA Vicente A., ONOFRIO Rómulo d’, op. cit., p. 38, ne doit pas masquer l’implication du mari dans cette affaire. Certes, les auteurs défendent Aimé Bonpland car « no existió en el ánimo del Gobierno la intención de responsabilizar a Bonpland en forma absoluta por la conducta de su consorte, desde el momento que poco después lo designó profesor de Historia Natural. », écrivent les auteurs. Il n’en demeure pas moins que Bonpland est en contact avec les Français impliqués quelques mois plus tard dans une conjuration contre le gouvernement

l’objet d’un rapport ministériel, constitue un avertissement très clair au sujet de l’obéissance que doit observer le savant vis-à-vis de ses protecteurs parmi lesquels Rivadavia ne figure plus, celui-ci étant reparti en mission en Europe.

L’implication d’« étrangers » doit attirer l’attention sur l’inquiétude du gouvernement sud-américain vis-à-vis du comportement du cercle formé par Aimé Bonpland. Son avertissement intervient alors que le premier agent français Richard Grandsire est reparti à la fin de l’année 1817 dans son pays négocier des accords entre son gouvernement et celui de Pueyrredón130, tandis qu’un second agent non officiel en provenance de France, Le Moyne, envoyé par le marquis d’Osmond représentant la couronne française à Londres, n’est pas encore arrivé à Buenos Aires. Durant ce laps de temps Puyrredón adopte une position pro- française à laquelle se joignent Manuel Belgrano131 et San Martín. La latence de six mois pendant lesquels aucun émissaire français ne négocie directement à Buenos Aires, de la fin 1817 jusqu’à l’arrivée de Le Moyne en août 1818, permet d’émettre l’hypothèse qu’un cercle d’émigrés ait pu se constituer autour de Bonpland sans qu’il soit possible d’en identifier les membres. Bonpland connaît Grandsire ainsi que ses opinions politiques qu’il partage, Grandsire étant resté attaché à l’Empire132. Avant son départ pour l’Amérique il est d’ailleurs

soupçonné d’armer son navire pour tenter d’aller libérer Napoléon133 mais son

attitude postérieure démontre qu’il reprend pour le compte du nouveau régime l’ancien projet esquissé sous l’Empire, l’intérêt national primant sur celui de parti. Dans ce contexte diplomatique trouble, les agissements d’un groupe bonapartiste ne peuvent que brouiller davantage une situation politique interne et diplomatique fragile134.

bonaerense. Finalement, cet avertissement s’avère peut-être salutaire dans la mesure où Bonpland

échappe au sort de ses compatriotes exilés ou exécutés.

130 Grandsire entreprend à ce moment de développer un négoce de transport fluvial sur le Río de la

Plata ; cf. HAMY Jules Théodore Ernest, op. cit., p. 10.

131 Manuel Belgrano (1770-1820) participe activement au développement économique de la vice-

royauté du Río de la Plata et de sa capitale comme secrétaire du consulado de Buenos Aires. Brillant intellectuel, il joue un rôle politique éminent lors des évènements de mai 1810 puis s’engage dans la geste indépendantiste comme général, mais avec moins de succès.

132 « Entré à S. Carlos. L’Eglise, le College, les maisons tout est detruit à l’exception d’une seule

chambre où on à reuni quelques saints de bois. Dans cette chambre on trouve ecrit en lettre de [...] sur la muraille vive napoleon. Cette inscritption je suppose à été mise par Mr. De grandcire. »,

AMFBJAD n° 1649, journal, sortie du Paraguay, 10 février 1831.

133 HAMY Jules Théodore Ernest, op. cit., p. 3.

134 La fragilité dans laquelle se trouve le régime porteño est mise en évidence par l’accueil et

Carte n° 1. Régions explorées par A. Bonpland (1817-1858)

Source : BELL Stephen, A life in shadow. Aimé Bonpland in southern south America, 1817-1858,

Stanford, Stanford University Press, 2010, p. XIII.

voyageur particulier. Il n’est muni d’aucune prérogative, mais toutes les initiatives de particuliers sont examinées avec un grand sérieux par les indépendantistes en quête de reconnaissance.

Si ce cercle probablement constitué de bonapartistes n’a pas intérêt à contrarier le rapprochement franco-rioplatense en cours, en revanche il est possible que ses membres désapprouvent la constitution d’obédience monarchique que prépare le gouvernement de Puyerredón ou qu’ils soutiennent au contraire les candidatures d’Eugène de Beauharnais ou de Joseph Bonaparte proposées au Directeur Suprême135. Quatre bonapartistes se trouvent précisément à Buenos Aires jusqu’au mois d’août 1818. Il s’agit de Jean Lagresse, Charles Robert, Marc Mercher et Georges Jung avec lesquels Bonpland a l’occasion de s’entretenir136. Il se peut qu’ils qu’il s’agisse des personnes mises en cause par le gouvernement

porteño en juillet, car hormis Jung ils publient entre mars et mai 1818 L’Indépendant du Sud, un périodique rapidement interdit à cause de sa campagne

de presse ouvertement favorable à l’instauration d’une protection française sur les Provinces Unies137, avant d’être impliqués dans un complot contre le gouvernement porteño.

Leur départ pour Montevideo en même temps que l’arrivée du colonel Le Moyne au mois d’août 1818 ne permet pas de douter que le cercle de Bonpland est alors mis à l’écart des plans du gouvernement de Buenos Aires, le nouvel agent français ayant pour consigne d’éloigner les bonapartistes de Pueyrredón138.

Alors qu’au mois de septembre 1818 les membres du Congrès préparent les esprits en faveur des Français139, Aimé Bonpland s’entretient avec Le Moyne

mais ne peut que constater que celui-ci est un

ami de notre ambassadeur, et l’on découvre d’après quelques phrases, qu’il a de grands pouvoirs, ou une grande influence140.

L’ambassadeur auquel fait référence Bonpland est le représentant des commerçants français reconnu comme consul – sans mandat officiel lui non plus – Antoine François Leloir. Celui-ci parvient à introduire Le Moyne auprès de Pueyrredón dont il connaît les intentions pour en être politiquement et

135 A propos des prétendants au trône, cf. BELGRANO Mario, op. cit., p. 50.

136 Cf. RUIZ MORENO Aníbal, RISOLIA Vicente A., ONOFRIO Rómulo d’, op. cit., pp. 49-50,

53.

137 PAPILLAUD Henry, Le journalisme français à Buenos Aires de 1818 à nos jours, Buenos

Aires, Luis Lasserre, 1947, pp. 24-26.

138 CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), op. cit., tome II, p. 246. 139 BELGRANO Mario, op. cit., p. 57.

140 Bonpland à C. Robert, 7 septembre 1818, cité in RUIZ MORENO Aníbal, RISOLIA Vicente

A., ONOFRIO Rómulo d’, op. cit., p. 56. Dès le mois d’août, Bonpland fait part à Charles Robert de son désenchantement vis-à-vis de la situation politique, plusieurs arrestations ayant été effectuées à partir du mois d’août ; cf. ibid., pp. 54, 56.

personnellement très proche car il est marié à une des nièces du Directeur141. Mais Bonpland n’en apprend pas davantage, n’étant d’aucune manière mis dans la confidence de la mission confiée au colonel Le Moyne, laquelle consiste à remettre entre les mains du duc d’Orléans ou d’un autre prince européen le pouvoir de la vice-royauté du Río de la Plata142. Néanmoins, le savant s’attend d’ici à quelques mois à un « changement considérable143 » sans en préciser la teneur. Fait-il référence aux menaces de complot interne, aux négociations franco-

bonaerenses ou à la crainte de voir arriver une expédition militaire espagnole ?