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Nanti d’un rôle de médiateur de plus en plus notable, ami intime du consul Roger, Bonpland reçoit par ce biais les échos de la xénophobie dont sont victimes ses compatriotes et, plus généralement, les Européens. Qu’il s’agisse de problèmes d’accession à la propriété, de mise à l’écart des marchés, d’enrôlements forcés ou de pertes de nationalité, sans doute le préjudice le plus gravement ressenti, les plaintes reviennent de manière récurrente. En 1836, les antagonismes se cristallisent autour d’Hyppolite Bacle. Ce natif de Genève qui ne connaît pas Bonpland personnellement lui confie depuis Buenos Aires ses déboires

286 Cf. LEDUC Jean, D’un empire à l’autre. Les Pellion cavalier et marins au service de la

France, 1809-1868, Paris, Editions du Gerfaut, 2003, pp. 216-217.

287 Cf. COOKE John W., GUARDO Ricardo C., « Reforma de la Constitución Nacional : Proyecto

de ley y fundamentos », in COOKE John W., Obras completas. Acción parlamentaria, tome I, Buenos Aires, Colihue, 2007 (1948), pp. 203-205.

économiques et, alors que ses rapports avec Rosas se détériorent, son intention d’immigrer en Bolivie ou au Chili288. Choisissant finalement de s’installer au Chili en octobre 1836, il retourne à Buenos Aires en 1837 afin de terminer ses préparatifs de départ. Rosas le fait alors emprisonner plusieurs mois pour avoir aidé les ennemis du régime et avoir envoyé des informations stratégiques au gouvernement français. A peine libéré, il meurt des suites de sa détention le 4 janvier 1838289. D’autres cas de mauvais traitements sont évoqués290, cette question du droit des étrangers s’ajoutant à d’autres complications diplomatiques. Mais contrairement au renoncement de La Forest en 1832, Roger refuse de céder à Rosas qui demande sa réfutation. Appuyé par le gouvernement français, il rédige un ultimatum en septembre 1838 dans lequel il exige ce qui n’a pas été négocié en 1830, à savoir le statut de la nation la plus favorisée égal aux Britanniques291.

Le débat autour des prétentions d’Aimé Roger mérite une attention particulière puisqu’elles aboutissent à des conséquences diplomatiques graves. L’ultimatum édité en français et en anglais par l’imprimerie de l’Etat de Buenos Aires dès 1838 prouve l’importance des enjeux. Il reprend les demandes de Roger, la réponse du gouvernement ainsi que plusieurs autres pièces. D’un point de vue international, l’intervention française a des visées plus globales292. Cependant à

Buenos Aires, la question du droit des gens n’apparaît pas comme un simple prétexte mais véritablement comme un enjeu politique primordial majeur. L’approbation de Paris acquise provisoirement marque un rapprochement de vues mais contient aussi le début du processus de rupture entre les Français présents au Río de la Plata et leur patrie d’origine.

288AMFBJAD n° 901, H. Bacle à Bonpland, Buenos Aires, 15 août 1836.

289 SZIR Sandra M., « De la cultura impresa a la cultura de lo visible. Las publicaciones periódicas

ilustradas en Buenos Aires en el Siglo XIX », in GARABEDIAN Marcelo H., SZIR Sandra M., LIDA Miranda, Prensa argentina siglo XIX. Imágenes, textos y contextos, Buenos Aires, colección Investigaciones de la Biblioteca Nacional, Teseo, 2009, pp. 64-65 ; ROGER Aimé, Ultimatum adressé par M. A. Roger, consul de France au gouvernement de Buenos-Ayres chargé des relations extérieures de la Confédération Argentine, avec la réponse de ce dernier et d'autres pièces à l'appui, Buenos-Ayres , Imprimerie de l’Etat, 1838, p. 22.

290 Ceux de Pierre Lavie, Blaise Despouy, Martin Larre, Jourdan Pons, Salvat Garrat ; cf. ibid., pp.

22-30.

291 ROGER Aimé, Ultimatum adressé par M. A. Roger, consul de France au gouvernement de

Buenos-Ayres chargé des relations extérieures de la confédération Argentine, avec la réponse de ce dernier et d'autres pièces à l’appui, Buenos Aires, Imprimerie de l’Etat, 1838, p. 34.

292 Comme détourner l’attention de la Grande-Bretagne des questions méditerranéennes ; cf.

PUENTES Gabriel A., La intervención francesa en el Río de la Plata. Federales, unitarios y

En 1838 les objectifs de la France justifient une intervention armée. Les mots utilisés sont révélateurs de la position des émissaires français sur place puisqu’il s’agit d’en terminer avec le régime de Rosas comme avec celui d’Alger. Le discours menaçant tenu par le contre-amiral Leblanc en 1838, usant de

l’exemple qui ne peut se justifier d'Alger, pour […] rappeler la manière dont elle chatie les imprudents qui s'exposent à l’offenser293

exprime en sus du mépris vis-à-vis de la place des porteños sur l’échelle de civilisation telle que la France la conçoit, une intention plutôt qu’une conséquence. La référence à l’Algérie et conséquemment à la sujétion de Buenos Aires, bien qu’elle s’inscrive dans l’orgueilleuse et grande maladresse diplomatique française, est avant tout un moyen pour assurer un statut et une protection jugés prioritaires non seulement vis-à-vis du gouvernement de Rosas, mais encore et surtout après sa chute.

De cette tension résulte la formation d’une pratique américaniste fondée sur l’appartenance à des réseaux d’intérêts patriotiques décentralisés. Il s’agit d’un point primordial à évoquer lorsque l’on étudie les modèles politiques et culturels, car s’il y a des copies et des adaptations, il existe surtout un profond rejet constitutif de l’indépendantisme. Roguin en est victime dans la Bande Orientale, puisqu’il voit ses terres acquises en 1827 avec Joachim Meyer redistribuées en 1837294. Aussi, les réactions patriotiques – dont le discours interventionniste est la résultante – s’expliquent-elles d’abord par un réflexe défensif plutôt que par une prédisposition à l’agressivité que sous-tendrait un devoir de civilisation. Le réseau construit autour de Bonpland demande à être complété par des recherches approfondies sur les personnes avec lesquelles il s’associe, mais il offre tout de même un modèle non négligeable relativement aux solidarités françaises à l’intérieur du Río de la Plata. Ces solidarités alimentent un discours avant tout à usage interne, bénéficiant toutefois d’une portée externe limitée mais existante. Cette portée se traduit parfois dans les actes, c’est-à-dire au travers d’engagements politiques vis-à-vis d’une cause américaniste en conformité avec une idéologie impérialiste.

293 AMAEN, Buenos Aires, Légation n°1, 1838. La citation provient de Felipe de Arana, ministre

des Affaires étrangères argentin. La position d’Arana est très claire vis-à-vis de cette question : pour lui la « patrie adoptive » prévaut sur la patrie d’origine. La proclamation traduite en espagnol se retrouve dans les archives de Bonpland ; cf. AMFBJAD n° 1017, ordre du jour, s. l., s. d.

294 KLEINPENNING Jan M. G., Peopling the Purple Land: an Historical Geography of Rural

Quant à Corrientes, si l’on se place du point de vue français, la province est quasiment absente de la correspondance diplomatique, particulièrement celle de Corrientes. A l’inverse, il s’agit du thème majoritairement développé en Argentine et par Bonpland car le bon gouvernement, selon lui, est incarné par le modèle européen des Lumières qui se développe à Corrientes non seulement dans le discours mais aussi, fait rare pour l’espace et le temps évoqués, dans les actes295. Pour comprendre la situation des Européens, il est nécessaire de rappeler que les lois et la pratique politique de la province de Corrientes sont nettement plus favorables aux étrangers que celles de la province de Buenos Aires296.

La Constitution de décembre 1821 se caractérise par une volonté d’intégration des étrangers à la province correntina297. Dès la fin des années 1820, Corrientes accueille les Français fuyant la menace d’un recrutement militaire bonaerense suite à la guerre argentino-brésilienne, augmentant leur nombre qui passe de 2 en 1814 à 41 en 1833, soit le double des Britanniques à cette date298. A titre d’exemple, c’est un Français qui en 1831 obtient le monopole pour l’exercice de la pharmacie. En 1833, une affaire concernant le Français Serrus, remis au consul Mendeville alors que la loi de Corrientes pèse sur lui, montre les bons rapports entretenus par la province envers la France299. Le faible

nombre d’immigrants prohibe toute tentative d’analyse quantitative ; ce n’est d’ailleurs pas notre ambition, puisqu’il s’agit d’aborder des transferts culturels ne

295 En effet, José Carlos Chiaramonte souligne qu’à Corrientes « nous constatons une création

constitutionnelle précoce à l’aide d’un régime représentatif effectif […], et avec des gouverneurs se succédant au pouvoir selon des normes constitutionnelles, au point de réussir à canaliser légalement les rivalités politiques s’intensifiant au début des années 1830 », CHIARAMONTE José Carlos, op. cit., p. 48.

296 GOMEZ Hernán Felix, Historia de la provincia de Corrientes. Instituciones de la provincia de

Corrientes, Corrientes, Amerindia, 1999 (1922).

297 Bien que les étrangers ne puissent se déplacer dans la province, « se exceptúa al extranjero que

fomentase establecimientos de agricultura » ; cité in FERRE Pedro, op. cit., tome I, p. 242. Pour des motifs similaires, Alcide d’Orbigny obtient de Ferré l’autorisation de parcourir la province en avril 1827. La Constitution de 1821, comme celle de 1824, réserve le commerce provincial aux natifs, pour compenser le quasi-monopole des étrangers sur le trafic portuaire. Mais dès le 8 mars 1822, le premier étranger est naturalisé, en la personne de Francisco Meabe ; cf. CASTELLO A. Emilio, op. cit., pp. 177, 217. Francisco Meabe (1794-1853), basque s’installant à Corrientes vers 1815, assume un rôle notable dans les finances publiques de la province.

298 Cf. CHIARAMONTE Juan Carlos, Mercaderes del Litoral. Economía y sociedad en la

provincia de Corrientes, primera mitad del siglo XIX, Buenos Aires, FCE, 1991, p. 64.

299 AGNBA, fondo Pedro Ferré, leg. 4, Mendeville à P. Ferré, Buenos Aires, 3 décembre 1833.

Mendeville se met à la disposition du gouverneur pour tout ce qu’il peut nécessiter d’Europe et spécialement de France.

nécessitant point ce socle300. Cependant un facteur important d’appartenance résidant dans le rejet, voire la xénophobie dont sont victimes les Français ou plus généralement les Européens, la prise de position de Bonpland comme d’autres en faveur de Corrientes à la fin des années 1830 acquiert tout son sens. En effet, l’appui naval français donne confiance aux unitaires en conflit avec Rosas et facilite l’alliance entre Corrientes et les forces uruguayennes de Rivera en février 1839301.

3. Un cercle lié par l’économie

L’intégration du Français aux circuits économiques locaux, et particulièrement les connexions entretenues avec ses compatriotes, permet d’esquisser un tableau des solidarités françaises en ce domaine. Au-delà des qualificatifs, la plupart de ces voyageurs se constituent en réseaux d’intérêt. Bonpland appartient à la catégorie d’investisseurs constituée par les voyageurs s’intéressant de plus ou moins loin aux applications des découvertes scientifiques, associés ou non à des techniciens, et pour la plupart bonapartistes302. Nous voudrions dégager l’importance, lors des premières décennies de l’indépendance de cette partie du continent ibéro-américain, de ce réseau.

300 « Alors que les recherches démographiques analysent des mouvements de masse, la recherche

sur les transferts, sorte d’histoire sociale de la vie culturelle, se préoccupe de pourcentages infimes de la population globale dont la part dans le développement du système culturel est sans rapport avec la définition quantitative du groupe », explique Michel Espagne, op. cit., p. 96. Nous adhérons à cette approche qui correspond à la conjoncture rioplatense – et tout à fait applicable à l’expérience de Bonpland – bien qu’elle doive être nuancée par ailleurs. En effet, l’immigration que connaît l’Argentine à la fin du XIXe siècle modifie profondément les cadres culturels. Il faut

donc prendre soin de ne pas revenir à une lecture superficielle du phénomène.

301 SALVATORE Ricardo, « Consolidación del régimen rosista », in GOLDMAN Noemí (dir.),

op. cit., p. 373. Fructuoso Rivera (1784-1854), né dans le département actuel de Durazno, en

Uruguay, est issu d’une famille modeste. Il prend part à la lutte pour l’indépendance de son pays en combattant au service de José Artigas. Après la défaite de ce dernier, il entre au service des Portugais puis rejoint de nouveau les indépendantistes commandés par Juan Antonio Lavalleja en 1825. Ses victoires l’amènent à devenir le premier président de la république de l’Uruguay de 1830 à 1834. En 1836 il tente de renverser son successeur et rival Manuel Oribe, reprenant le titre de président entre 1838 et 1843. Mais le soutien de Rosas permet à Oribe de reprendre le pouvoir, Rivera devant s’exiler une première fois en 1845 puis une seconde fois en 1847 à Rio de Janeiro. Il meurt alors qu’il est rappelé au pouvoir, après la défaite de Rosas.

302 Cf. POTELET Jeanine, Le Brésil vu par les voyageurs et les marins français, 1816-1840, Paris,