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Depuis São Borja jusqu’à Buenos Aires, l’immersion de Bonpland est d’une ampleur réduite, périphérique – non plus continentale mais régionale – et transnationale, puisqu’elle se dessine autour de l’artère fluviale séparant l’Uruguay, le sud du Brésil et la région du nord-est ou Litoral argentin, et aboutissant à Buenos Aires puis à Montevideo et Porto Alegre. D’un débouché à l’autre, le naturaliste modifie son approche de la région : de l’abstrait vers le concret, du global au local, du passé au présent. Il abandonne ses projets d’agriculture en grand, que ce soit en Europe ou en Amérique. On peut constater un changement dans la nature de sa correspondance419, européenne pour 40% depuis sa libération jusqu’à la fin de l’année 1834, puis de plus en plus américaine ; en 1835 seulement 15% des échanges épistolaires concernent le vieux continent. De plus, cette même année, l’essentiel des lettres américaines ont pour auteurs ou destinataires des personnalités locales420. De fait, Bonpland adhère à une pratique sociale qui privilégie les réseaux transfrontaliers. Le temps du récit est désormais le présent.

Entre 1831 et 1834 il existe peu de rapports épistolaires avec le Brésil, Bonpland privilégiant Corrientes. De 1835 à juin 1842, date de son dernier échange épistolaire avec l’Europe jusqu’en 1849, seulement 9% de sa correspondance est échangée avec le vieux continent et 18% avec des résidents étrangers, en majorité français421. Le réseau transfrontalier est de loin le plus constant ; les ruptures y sont très rares422. Suivant sa logique de prospérer à

419 Cf. graphique n° 1, p. 114.

420 Sur les lettres américaines, seulement 10% en 1835 sont adressées ou reçues des capitales ; le

reste est constitué par des communications locales, contre 50% lors de la période précédente.

421 68% de la correspondance est localisée.

422 AMFBJAD n° 739, B. Noguera à Bonpland, Buenos Aires, 1er janvier 1851 ; BCNBA,

l’intérieur, le savant s’ancre en périphérie et choisit de travailler à l’échelon local. Au début des années 1830 un projet de société transfrontalière est esquissé, visant le débouché porteño423. En cela le projet de Bonpland n’est pas en conformité avec la réalité économique des régions se tournant vers leurs marchés respectifs, et dans le cas du Litoral vers le Rio Grande do Sul et l’Uruguay ; Bonpland a une vision subcontinentale encore en décalage avec l’évolution historique, car si Buenos Aires demeure le centre visible de la Confédération Argentine, l’unité est grandement mise en danger par le développement de liens économiques périphériques424.

Sa vision économique est gênée par la réalité politique car, s’il est vrai que les provinces du Litoral établissent des rapports étroits avec leurs voisins, elles se coupent en revanche de Buenos Aires à cause de l’absence de pouvoir centralisé. Cette partition explique les reproches adressés par Bonpland, au nom du bien commun, aux différentes factions qui l’empêchent de mener à bien ses projets économiques. Afin que la richesse espérée puisse se conserver, le naturaliste- entrepreneur accorde peu à peu ses vues économiques au contexte politique, s’appuyant pour cela sur « plusieurs amis puissants » comme il aime à le rappeler425.

Le lien fluvial s’avère à ce titre primordial, les communications le long de l’Uruguay et du Paraná en faisant un réseau transfrontalier qui, au début des années 1830 et malgré un contrôle frontalier étroit entre le Brésil, le Paraguay et Corrientes426, n’empêche pas la contrebande. La frange orientale de la province de Corrientes, peu peuplée et peu contrôlée, empêche la régulation du commerce des deux côtés de l’Uruguay, car les capitales sont très éloignées de leurs frontières respectives, surtout à partir de la guerre des Farrapos en 1835427. Le gué de Santa Ana, par exemple, est facilement traversable, étant à gué de janvier à juin428. Face à la ville du Paraná, Bonpland constate en 1832 que la pointe séparant le Paraná

423 AMFBJAD n° 1658. s. l., s. d.

424 Cf. CHIARAMONTE Juan Carlos, op. cit., pp. 51-52. 425 Cité in HAMY Théodore Jules Ernest, op. cit., p. 123.

426 Le domestique riograndense qui accompagne Bonpland lors de ce voyage est aussi un soldat, et

n’obtient pas la permission de passer la frontière ; AMFBJAD n° 1695, voyage de São Borja à Corrientes, 22-23 décembre 1831.

427 CHIARAMONTE Juan Carlos, op. cit., pp. 70, 77.

d’un de ses affluents, le Cañami, est « très utile dans les temps de guerre et de tout tems aux contrebandiers429 ».

Cette importance accordée aux fleuves coïncide avec le développement de sa propriété de São Borja acquise en 1833, centre d’une zone frontière et commerciale prospère mais exposée entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay. Après trois tentatives, Bonpland se relance dans une entreprise agricole dirigée une nouvelle fois avec succès. Ne seraient-ce les entraves politiques, les bénéfices s’avèrent certains :

Buenos Aires est une grande ville qui augmente chaque année. Il y a constamment de quatre-vingts à cent navires sur rade ; tous les bords du fleuve Uruguay sont couverts d’habitations qui augmentent prodigieusement et qui font un commerce actif. San Borja, où je fais ma résidence principale, a plus que triplé en population depuis quatre ans. La province de Corrientes, la Savana ou l’Ente-Rios, depuis dix ans ont acquis une population et une augmentation de fortune au-delà de toute expression; la Cisplatine qui, depuis trois ans, a été deux fois le théatre de la guerre, offre des sources de richesses inépuisables430

confie-t-il en 1836. Cette vision de la situation florissante dont jouit le Río de la Plata explique une persévérance peu commune. Elle définit aussi le milieu géographique à l’intérieur duquel Bonpland se situe désormais, d’une ampleur réduite – non plus continentale mais régionale – et transfrontalière, puisqu’elle se dessine autour de l’artère fluviale séparant l’Uruguay, le sud du Brésil et la région du nord-est ou Litoral argentin, et aboutissant à Buenos Aires.

Cependant, une nouvelle fois l’insécurité joue en défaveur du Français. Il constate dès 1832 le dépeuplement dû à la guerre à Colonia431 puis remarque l’insécurité régnant à la frontière cisplatine, notamment à Salto432. Ce climat d’insécurité se développe du côté oriental de l’Uruguay ; il en a connaissance d’après des nouvelles indirectes et parfois infondées433. Alors qu’il se trouve à Alegrete en 1835, il constate déjà la diversité et la haine partisane notamment du

429 AMFBJAD n° 1696, voyage à l’estancia de D. J. Santos Maciel afin de connaître la plante

connue à Santa Fe sous le nom de Raiz de Guaycurú, 20 février-5 mars 1832.

430 Bonpland à M. Gigaud, Buenos Aires, 1er décembre 1836, cité in HAMY Jules Théodore

Ernest, op.cit., p. 100.

431 AMFBJAD n° 1698, voyage de Buenos Aires à São Borja, 14 octobre 1832. 432 AMFBJAD n° 1718, voyage de Buenos Aires à Concordia, mars 1837.

433 Julián Montaña se retire de l’Uruguay par peur des tueries et pillages commis par Juan

Chiberte, rumeurs s’avérant fausses ; AMFBJAD n° 723, J. Montaña à Bonpland, Arroyo de Miriñan, 27 janvier 1835.

parti lavallejista contre Fructuoso Rivera et les « Bruits faux que ce parti répand chaque jour. » Les vols de bétail à la frontière du río Quareim qui sont attribués « aux Charrouas aux Correntinos et a d’autres semblent être faits par les mêmes Portugais.434 » Cette clairvoyance vis-à-vis de la situation politique globale lui fait écrire que « tous les esprits sont fixés sur l’intrigue, la formation des Provinces, la nomination de la régence435 ». Cette apparition de la province est un premier pas vers une appréhension plus fine de la situation rioplatense.

Mais en 1837 l’insécurité se rapproche avec l’arrivée des Farrapos, aussi traverse-t-il la frontière436. Son capataz José Mariano Cardozo l’informe du mouvement de population, les familles de São Borja passant elles-aussi de l’autre côté de l’Uruguay. Le lieutenant-colonel Soares da Silva, commandant de la ville, se met en marche pour Itapúa avec sa famille, passe par São João Mini avant de s’arrêter finalement à San Mateo. En juillet 1837, São Borja est désert437. Yuca Louveiro passe l’Uruguay pour recruter des hommes afin de défendre São Borja, mais le chef des Farrapos Bento Manuel Ribeiro doit y arriver le 29 juin et se proclamer dictateur puis nommer Lima e Silva général en chef438.

Mais ce n’est que lorsque les ennuis le touchent personnellement que Bonpland prend la mesure des événements. En juillet 1837, lorsque les républicains du Rio Grande do Sul arrivent à São Borja, ses commentaires changent de teneur. Il suppose d’abord une disposition à la violence de la part de João Manuel de Lima e Silva, un des chefs du mouvement439, mais sa rencontre avec celui-ci et d’une manière générale avec les Farrapos s’avère finalement une agréable révélation :

en faisant compliment à Lima sur la subordination et le bon ordre qui règne dans ses troupes, il me dit ce sont des Elèves du général Lavalle. 434 AMFBJAD n° 1701, journal, notes diverses, 1833-1835.

435 Ibid.

436 Bonpland à Humboldt, Buenos Aires, 2 mars 1837, cité in HAMY Théodore Jules Ernest, op.

cit., p. 122.

437 AMFBJAD n° 917 et 919, J. M. Cardozo à Bonpland, São Borja, 23 septembre 1836 et 8

janvier 1837. AMFBJAD n° 1720, 1721, journaux, São Borja, juillet 1837.

438 AMFBJAD n° 1720, 1721, journaux, São Borja, juillet 1837.

439 João Manuel de Lima e Silva (1805-1837) est issu d’une famille de militaires apparentée au duc

de Caxias dont il est l’oncle. Lima e Silva se marie à la sœur du colonel farrapo José de Almeida Corte Real. Détaché en 1828 au Rio Grande do Sul afin d’y commander le 28ème bataillon de

chasseurs allemands, il est colonel de garnison à Porto Alegre quand la révolte des Farrapos éclate en 1835. Il s’engage alors à leurs côtés et assume leur commandement militaire, étant promu à cette occasion premier général de l’armée farrapo. Il meurt près de São Borja le 29 août 1837, suite à une attaque des forces impériales brésiliennes qui le capturent puis l’assassinent lors de sa détention.

Aucun général n’instruit aussi bien ses soldats et ne maintient la subordination comme ce général. Ami de toute la famille de Lavalle sans connoitre le général cet éloge toucha mon cœur. [Il] occupera certainement une page dans l’histoire de la revolution de l’Amerique du Sud. […] je ne peux dissimuler le plaisir que j’ai éprouvé à voir cet homme440.

La représentation n’est plus calquée sur le schéma classique admiration- répulsion, mais sur l’adaptation aux acteurs et aux événements, Bonpland n’hésitant pas à remettre en cause ses préjugés, voire ses fidélités. Les hésitations de 1837 traduisent en effet la confrontation entre les préjugés, la fidélité à ses soutiens, et la rencontre avec les Farrapos qui forcent son respect441. Le Français commence à se rapprocher des tendances politiques proches de ses propres idéaux, la faction républicaine en ce qui concerne le Brésil, le parti constitutionnel pour Corrientes.

Serny, ami intime de Bonpland, résume l’opinion des étrangers sur la guerre brésilienne :

Ils se sont tappé dur. pour peu que cela dure, les deux partis se détruiront & alors nous pourrons avoir espoir d’être tranquille.442

Mais Bonpland, s’il est toujours partisan de la paix, se range du côté des

Farrapos. C’est le résultat de son intégration et le début d’une autre logique qui

demeure cependant attachée à la dialectique indépendantiste qui domine encore la vie politique443. Il se place dans l’historicité, l’observation ; il s’agit d’une phase de transition vers l’engagement mais aussi vers une vision davantage archéologique et américaniste.

Il s’adapte à la vie politique rioplatense caractérisée par « l’inexistence d’une classe dirigeante à niveau interprovincial, la seule existence de classes – ou groupes – sociaux de portées locales444 », immersion palpable puisqu’elle se traduit par le passage de la neutralité vers une attitude politique active, caractérisée justement par une action visant à rapprocher les dirigeants locaux,

440 AMFBJAD n° 1721, journal, São Borja, 8 juillet 1837.

441 Cf. AMFBJAD n° 1007, Bonpland à Mendeville, Corrientes, 18 juin 1838 ; AMFBJAD n°

1721 journal, São Borja, juillet 1837.

442 AMFBJAD n° 1170, B. Serny à Bonpland, São Borja, 2 décembre 1837.

443 La fête du 25 mai, « jour à jamais mémorable dans lequel les habitants de Buenos-Ayres ont

déclaré leur independance », est célébrée à Curuzú Cuatiá ; AMFBJAD n° 1719, voyage de Concordia à Curuzú Cuatiá, 23 mai 1837.

non au niveau interprovincial mais transnational. Pour cela Bonpland construit son réseau de manière transfrontalière. A la mort d’Atienza, il renoue avec le parti de Ferré en la personne du successeur au poste de gouverneur de la province, Genaro Béron de Astrada. En outre, il se tient écarté de Rivera qui maintient des relations avec les Impériaux brésiliens445.

En 1838, dès son installation à Santa Ana effective, Bonpland est mis au courant des événements politiques par Maciel, commerçant originaire de Montevideo et lavallejista, ainsi que par Fortunato Boaventura Soares da Silva446. Il constate les ravages qui en 1839 continuent de toucher le Rio Grande do Sul, 25 chaumières d’émigrés brésiliens subsistant sur la côte de Corrientes à hauteur de Mercedes, dont les principaux sont la famille du lieutenant Philiberto de Nelo447. L’insécurité à l’est du río Uruguay explique finalement le choix du Français de s’installer sur la côte orientale, d’autant plus qu’il y jouit d’un réseau incomparable beaucoup plus solide.