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En 1840, une remarque anecdotique écrite à Santa Ana signale qu’il doit aller au Brésil pour se procurer des choux, de l’étoupe, du brai et d’autres biens utiles à la prospérité de l’estancia correntina en plein développement712. La rive

orientale de l’Uruguay n’est encore qu’un lieu d’approvisionnement, sa propriété de São Borja étant laissée entre les mains d’un contremaître laissant à son tour celle-ci à l’abandon. En retrouvant Ferré à Alegrete en janvier 1843, il acquiert « la certitude que toute les calomnies dont on avait couvert Mr Ferre se trouvaient fausses713 » et lui procure les appuis nécessaires pour qu’il puisse mettre sa famille à l’abri à São Borja. Ferré, ne connaissant absolument pas ce terrain et soucieux de ne pas provoquer de remous politiques, a donc recours aux relations du Français afin d’obtenir des légalistes brésiliens un sauf-conduit jusqu’à Porto Alegre avec l’espoir de se placer sous leur protection, pour profiter des garanties qu’offre un gouvernement « légal et constitué714 ».

Ce changement d’attitude politique de la part de Ferré vis-à-vis de ses anciens alliés farrapos reflète la transparence idéologique caractérisant l’Etat- frontière. L’éphémère république du Rio Grande do Sul, n’est d’abord pas considérée comme un agglomérat de révoltés ou de factieux, dans la mesure où ils acquièrent une légitimité et une légalité au regard de certains de leurs voisins, Corrientes en particulier mais aussi Rivera qui signe un traité d’alliance avec eux.

709 Luchi se rendant à Itapúa propose son entremise pour Bonpland et leur ami Marcelino ;

AMFBJAD n° 1407, L. de Luchi à Bonpland, s. l., 27 août 1843.

710 Cf. CISNEROS Andrés, ESCUDE Carlos (dir.), op. cit., pp. 121-123. 711 A propos de cette expression, cf. chapitre VII, pp. 642-645.

712 AMFBJAD n° 1737, voyage de Corrientes à Montevideo, Santa Ana, 3 novembre 1840. 713 AMFBJAD n° 1744, journal, Santa Ana, janvier 1843.

Bonpland se fait leur porte-parole auprès du gouvernement correntino715 et ils partagent un même projet d’autonomie face au centralisme politico-administratif de la « métropole716 » ; ils construisent aussi leurs propres codes de représentation717. Les oppositions à un tel modèle politique sont aussi nombreuses que les belligérants. La démonstration politique ou les preuves de civisme semblent ne pas peser lourd face aux intérêts personnels ou claniques. En deçà des réseaux provinciaux, les réseaux familiaux brouillent la lisibilité des projets publics. Au niveau supranational, les querelles de personnes guident les conduites diplomatiques. Toutes ces difficultés confirmées par le jugement de Ferré semblent inhérentes au pré-Etat riograndense.

Aimé Bonpland ne pouvant quitter ses avoirs poursuit une stratégie transnationale se focalisant vers le Brésil même si en 1844 l’aspect de sa propriété n’a guère changé, ses terres prenant doucement l’allure d’un potager718. Ce n’est qu’à partir de 1845 que São Borja devient un réel point d’ancrage, les correspondances brésiliennes prenant de plus en plus de place notamment d’un point de vue politique. Entre 1848 et 1851 21% des échanges sont effectués avec Corrientes, 15% avec les pays limitrophes, 9% avec l’Europe et 55% avec le Brésil. Les échanges internes au Rio Grande do Sul sont remarquables par leur intensité car Bonpland reconstruit à partir de ce moment des réseaux solides, preuve d’un dynamisme et d’une implantation le poussant vers l’intérieur des terres ou, plus exactement, vers l’Atlantique.

715 Cf. AMFBJAD n° 1721, journal, São Borja, juillet 1837 ; AMFBJAD n° 58, Bonpland à J.

Gramajo, gouverneur intérimaire, São Borja, 15 juillet 1837 ; Dr. Juan Gramajo gobernador interino.San Borja 15 de julio de 1837 ; AMFBJAD n° 602, J. Gramajo à Bonpland, Corrientes, 2 août 1837 ; 1170, AMFBJAD n° 1170, B. Serny à Bonpland, São Borja, 2 décembre 1837.

716 Ce terme pertinent de par sa connotation coloniale est emprunté à PELUFFO Gabriel,

« Alegoría y utopía republicanas. Consideraciones sobre la producción alegórica en el Río de la Plata en el siglo XIX », in ACHUGAR Hugo, MORAÑA Abel (éd.), Uruguay : imaginarios

culturales. Tomo I : Desde las huellas indígenas a la modernidad, Montevideo, Trilce, 2000, p.

225.

717Ibid., pp. 224-229.

Graphique n° 3

Correspondants d'Aimé Bonpland

(1845-1858) 0 20 40 60 80 100 120 140 160 0 20 40 60 80 100 120 140 160 1845 1847 1849 1851 1853 1855 1858 C o rr e s p o n d a n c e s é c h a n g Années Corrientes Brésil

Pays limitrophes Europe

Sources : AMFBJAD, CAIC, AGPC, MNHN, AGNBA, AGNM.

Tout comme Ferré, Bonpland effectue un revirement politique après 1843. Pour l’expliquer, il faut rappeler que sa position est complexe puisqu’il est au centre d’une aire culturelle extrêmement complexe. Il soutient Ferré tout en devant soutenir ses adversaires au pouvoir à Corrientes, il se trouve dans un pays où il a soutenu les républicains alors que les impériaux sont en train de gagner la guerre et enfin le río Uruguay est aux mains des partisans de Rosas. Bonpland se trouve effectivement isolé politiquement mais il administre cette situation en se positionnant comme un intermédiaire indispensable.

Désormais isolé des questions d’honneur ou de justice, il s’adapte à la pratique politique nouvelle dans cette région en développant un double jeu. Déjà familiarisé avec la pratique du renseignement qu’il effectue pour Atienza au cours des années 1830, le savant s’engage dans un rôle d’agent de renseignement vis-à- vis des Madariaga. Il profite des liens créés avec les clans auparavant et utilise le phénomène d’intra-clanisme pour recevoir des renseignements de Corrientes et en transmettre à son tour. Le schéma est similaire à celui développé avec Atienza, à la différence près que les services rendus concernent un nombre d’acteurs plus varié et surtout interagissent avec les clans correntinos. Au début de leurs relations Joacquín Madariaga s’étonne auprès de Bonpland de la cause que

viennent défendre les Argentins719 présents dans la Bande Orientale comme ceux de Santa Fe720, dévoilant dans ces lettres la nouvelle pratique politique en œuvre. En effet, si l’attitude de Santa Fe est répétitive, celle des Argentins révèle la transformation du panorama politique auquel Corrientes prend part.

Le Français fait office d’agent triple. Tandis qu’il soutient les Madariaga à Corrientes, il reste lié à Ferré auquel il transmet sans doute les informations obtenus de ceux-ci. Il les transmet certainement aussi aux Farrapos et aux légalistes avec lesquels il s’entretient tour à tour. La ligne de front se situant près de São Borja, il peut rencontrer en janvier 1843 le président républicain721 puis en février les principaux chefs légalistes. Les armées des républicains riograndenses étant de plus en plus acculées par les légalistes, il semble être parvenu à imposer sa neutralité bien qu’il conserve des relations privilégiées avec les Farrapos comme en témoigne la correspondance amicale échangée lorsqu’il se trouve dans leur zone d’influence722 et les renseignements militaires qu’il transmet à un proche de leur dirigeant723. En 1844 leur discours est celui d’une participation de la France aux côtés des « peuples opprimés724 » ne pouvant que séduire le patriote. Son estancia de Santa Ana devient un point de passage utilisé par les républicains brésiliens auxquels il fournit son chaland afin qu’ils puissent se transborder de Corrientes en Uruguay725. En 1845, alors que leur mouvement est

presque dissous, les officiers républicains qui contrôlent la zone de Santa Ana le reconnaissent comme un des leurs et l’informent des événements militaires, le commandant Acuña profitant de son hospitalité726.

Dans la province de Corrientes, le clan Virasoro propose lui aussi sa protection à Bonpland après avoir chassé les Madariaga en 1847. Bonpland hésite

719 «Yo distribuo á U. las felicitaciones, como à patriota amante de mi pais, y de la causa qe tan

bizarramente, vienen hoy à defender los Argentinos. », AMFBJAD n° 153, J. Madariaga à

Bonpland, Corrientes, 17 juin 1843.

720 AMFBJAD n° 154, J. Madariaga à Bonpland, Corrientes, 26 juin 1843.

721 AMFBJAD n° 773, Pinheiro de Ulhôa Cintra à Bonpland, Alegrete, 8 janvier 1843. 722Ibid.

723 AMFBJAD n° 1052, J. A. Silveira à Bonpland, s. l., 17 octobre 1844. 724 « povos opprimidos », ibid.

725 Le major Berón chargé du transport la laisse au paso de Higos ; AMFBJAD n° 1748, voyage de

Corrientes à São Borja, Santa Ana, 14 juillet 1844. Depuis le mois d’avril de cette année, les

Farrapos qui se trouvent proches de la défaite se réfugient dans les pays voisins favorables à leur

cause ; cf. HARTMANN Ivar, Aspectos da Guerra dos Farrapos, Novo Hamburgo, Feevale, 2002, p. 70 ; POENITZ Gustavo Enrique, « Actividad diplomática y militar del Gral. José M. Paz como Director de la Guerra en Corrientes (1845-1846) » in Temas de Historia Argentina y

Americana, n° 5, 2004, pp. 140-141.

car écartés du pouvoir, les Virasoro n’entretiennent plus alors aucun échange avec lui, excepté une trace de soins donnés au cours de l’année 1844, lors d’un voyage effectué pour rendre visite au nouveau gouverneur Madariaga727. Il s’agit d’une nouvelle preuve du double jeu déployé par Bonpland, celui-ci profitant des divergences d’intérêts à l’intérieur du clan. A son tour, José Antonio Virasoro lui demande des informations concernant l’état politique du Brésil où se trouvent les « sauvages réfugiés728 », c’est-à-dire ses anciens amis du gouvernement Madariaga. Bonpland correspond mais demeure encore en retrait, la désunion clanique que ne connaissent pas les Madariaga ne lui offrant pas une sécurité suffisante – il ne s’aventure pas jusqu’à Corrientes – car il ne rompt pas avec les opposants regroupés à San Donato près de la frontière correntina. Ceux-ci entretiennent une correspondance active avec le nouveau protégé de leurs adversaires. Par l’intermédiaire de Gregorio Valdés, désavoué par Madariaga en 1843729 mais de nouveau réuni avec lui dans l’exil730, Bonpland informe les proscrits des événements politiques se déroulant en Argentine.

Une nouvelle stratégie d’identification basée sur le réseau franco-