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Cette culture ajoutée à l’engagement indépendantiste de Bonpland permettent d’expliquer ses attitudes politiques ainsi que celles vis-à-vis de ses compatriotes. Afin de comprendre comment se construisent les solidarités au sein de la communauté française, il faut d’abord appréhender la manière dont s’effectue ce regroupement. A partir de quelles valeurs, de quels intérêts communs ces expatriés s’identifient-ils ? La petite colonie française qui se forme dans le Río de la Plata arrive par vagues successives. D’abord, quelques royalistes parmi lesquels figure Liniers profitent après 1789 du pacte de famille et parviennent à acquérir des positions prééminentes. D’une manière générale, le Río de la Plata apparaît dès avant les indépendances comme un lieu où l’ascension sociale semble relativement aisée. A ce propos, les familles dirigeantes de la province de Corrientes sont issues à la fois d’anciens lignages mais aussi d’enfants de migrants parvenant très rapidement à intégrer, s’associer ou former leur propre clan261. Juan Martín de Pueyrredón est lui-même le fils d’un commerçant français, aussi est-il important de rappeler que jusqu’aux années 1810 la société rioplatense apparaît comme une société ouverte262.

260AMFBJAD n° 338, Bonpland à Napoléon III, Montevideo, 12 janvier 1854. Nous utilisons les

accolades pour signaler les mentions raturées dans le document original.

261 Cf. AYROLO Valentina, op. cit. L’étude généalogique réalisée par Juan Cruz Jaime met en

lumière ce phénomène dans la province de Corrientes ; cf. CRUZ JAIME Juan, Corrientes. Poder

y Aristocracia, Buenos Aires, Letemendia, 2002.

262 A ce sujet, rappelons que dernier vice-roi, Santiago de Liniers, comme le premier dirigeant

indépendantiste porteño, Juan Martín Pueyrredón, sont d’origine française. Carlos A. Stoetzer explique qu’en 1776 la création de la vice-royauté du Río de la Plata développe la façade atlantique et entraîne des « changements extraordinaires » grâce à un afflux nouveau de migrants espagnols issus du milieu du commerce et de l’industrie. Ceux-ci bouleversent une société jusqu’alors fondée sur le clergé et l’armée ; cf. STOETZER Carlos A., « La Révolution française,

Il existe probablement un lien entre l’intégration aisée des étrangers jusqu’aux années 1830 et leur faible nombre, un changement se produisant à partir de la seconde moitié de cette décennie. Dans son étude portant sur le parcours d’un immigrant français en Argentine au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, Pauline Raquillet reprend la thèse de James R. Scobie qui distingue les étrangers et les immigrants, les premiers se définissant par un statut social élevé au contraire des seconds263. Or, ce processus d’intégration est jusqu’aux années 1850 le seul en vigueur étant donné la faiblesse du nombre de migrants parvenant dans le Río de la Plata, à l’exception de l’Uruguay qui en accueille dès les années 1830 un nombre important.

Avec l’arrivée des bonapartistes, des divisions apparaissent parmi les Français. Si Aimé Bonpland s’en entoure, il sait dans un premier temps demeurer en retrait politiquement comme il l’a fait lors de son retour en France en 1804. Il s’agit alors de connaître les hommes qui l’entourent à partir de la fin des années 1810 et les rapports entretenus entre eux. Tous les auteurs s’accordent à placer Bonpland parmi les notables de la petite communauté française de Buenos Aires à son arrivée, le plaçant sur un pied d’égalité avec le consul royaliste Leloir. Certains soulignent aussi que les deux hommes sont les premiers à soutenir leurs compatriotes condamnés après le complot raté de 1818. Un bonapartiste et un royaliste apparaissent donc côte à côte afin de défendre des Français. En ce sens, comment s’effectue ce rapprochement ? Bonpland est-il au même titre que le consul Antoine François Leloir un point de ralliement majeur, comme le pensent certains historiens264, ou n’occupe-t-il qu’une position secondaire ? S’il est en contact avec les Français arrivant à Buenos Aires, peu nombreux il est vrai, son influence semble bien maigre en ce qui concerne les affaires politiques.

le Río de la Plata et le Chili (1770-1808-1816/1817-1830-1833) », in HERMANN Christian, MANIQUIS Robert M., MARTI Oscar R., PEREZ Joseph (dir.), Les révolutions dans le monde

ibérique (1766-1834), tome II. L’Amérique, Bordeaux, PUB, 1991, pp. 364-365. Dans la province

de Corrientes beaucoup de gouverneurs sont issus de l’immigration européenne ; leurs aïeuls occupent pour la plupart des professions commerciales. La facilité avec laquelle ces migrants intègrent les élites correntinas ainsi que la rapidité avec laquelle ils acquièrent des responsabilités politiques n’a pas encore été analysée. Cependant, la synthèse effectuée par Michel Bertrand concernant les réseaux des élites hispano-américaines montre que leurs intérêts économiques, leur souci pour la pureté du sang et les rapports de clientélisme ou de compadraje favorisent l’exogamie ; BERTRAND Michel, op. cit., pp. 69-72.

263 RAQUILLET Pauline, Alfred Ebelot. Le parcours migratoire d’un Français en Argentine au

XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 40 ; SCOBIE James R., Buenos Aires, del centro a los

barrios, 1870-1910, Buenos Aires, Solar, Hachette, 1977 (1974).

L’affaire de la conjuration des Français entraîne une réaction de solidarité immédiate de la part d’un certain nombre d’immigrés vis-à-vis de leurs deux compatriotes condamnés à mort. La pétition signée par 31 d’entre eux explique qu’

à une distance si grande de leur patrie, tous les français se considèrent comme faisant partie d’une même famille. Que le bras de la justice atteigne quelques uns dentre eux, le coup qui les frappe ne peut pas demeurer sans effet sur les autres.265

Les recherches menées ne permettent pas d’identifier avec certitude tous les signataires, mais hormis Leloir266 ceux que les sources permettent de reconnaître s’avèrent être d’anciens serviteurs du Premier empire. L’absence du colonel Dauxion Lavaysse, bonapartiste passé au service de Pueyrredón, s’explique par le rôle de délateur qu’il joue lors du premier complot tenté par les frères Carrera. La présence d’un nommé Durand parmi les pétitionnaires étonne car le délateur du complot des Français, appelé « Dr D. » par les juges, serait le docteur Durand. Or la présence du docteur Jean-Charles Durand à Buenos Aires en 1818, ancien chirurgien de l’état-major de l’Empire, est attestée267.

S’il s’agit du même, cela confirme qu’au sein du milieu bonapartiste des dissensions existent, évidemment. Si leur compromission force certains à partir de France, alors que nombre d’anciens serviteurs de Napoléon parviennent à conserver des places honorables dans leur pays, leurs ambitions ou leurs intérêts les poussent dans des directions différentes. Ainsi de Lagresse qui choisit de servir Carrera, de Dauxion Lavaysse qui choisit Pueyrredón ou de Freycinet qui après avoir servi la cause indépendantiste retourne en France en 1820268. Bonpland lui-même n’est pas inquiété à la Restauration mais choisit pourtant de partir. Aussi ne faut-il pas surestimer l’existence d’une solidarité et d’un pouvoir – que certains croient détenir – plutôt fantasmatique. Les exemples de Robert et

265 La colonie française se réunit après l’exécution de Robert et Lagresse pour faire célébrer des

funérailles en présence du consul Leloir ; cf. PAPILLAUD Henry, op. cit., pp. 32, 36.

266 Cf. HAMMERLY DUPUY Daniel, « El naturalista Bonpland y la conpiración de José Carrera

contra O’Higgins y San Martín », in Historia, vol. IV, n° 13, 1958, p. 87.

267 PAPILLAUD Henry, op. cit., p. 33 ; RUIZ MORENO Aníbal, RISOLIA Vicente A.,

d’ONOFRIO Rómulo, op. cit., pp. 69-71.

268 Cf. DUVIOLS Jean-Paul, Voyageurs français en Amérique. Colonies espagnoles et

portugaises, Paris, Bordas, 1978 ; KIRCHEIMER Jean-Georges, Voyageurs francophones en Amérique hispanique au cours du XIXe siècle : répertoire bio-bibliographique, Paris, Bibliothèque

nationale, 1987 ; PUIGMAL Patrick, « Indépendance, politique et pouvoir au Chili et en Argentine : Attitudes des officiers napoléoniens dans les armées de libération (1817-1830) », in Napoleonica.

Lagresse montrent d’une part qu’ils peuvent rapidement devenir des pions aux mains des factions ; d’autre part s’il existe des noyaux on ne peut pas encore parler de communauté soudée. Il y a simplement une adaptation aux réalités en fonction des intérêts de chacun.

Entre 1817 et 1820, des affinités apparaissent clairement autour de l’héritage bonapartiste. Lors du séjour bonaerense de Bonpland, celui-ci fréquente le cercle des partisans du Premier Empire les plus impliqués dans l’action politique en faveur des intérêts français. En effet, les bonapartistes s’avèrent de remarquables agents de Louis XVIII au Río de la Plata. A cet égard, il faut souligner qu’il n’y a pas contradiction entre bonapartisme et patriotisme, même si cette deuxième posture sert les vues du nouveau régime. De la même manière qu’en France, beaucoup de partisans de Napoléon Ier passent au service de Louis XVIII, des agents français en Amérique du Sud mettent leurs réseaux à la disposition du nouveau régime. Loin d’être une punition, la diplomatie officieuse menée par ces Français269 constitue un moyen de rachat ou, plus prosaïquement, une manière de se réorienter tout en demeurant en conformité avec leurs valeurs. Les agissements de Richard Grandsire confirment cette hypothèse, puisque ce bonapartiste apparaît comme un intermédiaire privilégié entre le ministère royaliste et la communauté française rioplatense d’obédience bonapartiste. A la fin des années 1810 et au début des années 1820, il se charge particulièrement de coordonner l’action française vers le Paraguay, afin d’en ouvrir le marché à son pays270.

A la fin des années 1810, deux attitudes se dessinent par rapport à la France de la part des bonapartistes. Soit à l’instar de Richard Grandsire, ils choisissent de servir le nouveau gouvernement ; soit ils demeurent en retrait en attendant un changement de régime, une amnistie ou un adoucissement du régime pour retourner en France tel Narcisse Parchappe271. Ainsi des réseaux se forment

269 L’alliance officielle avec l’Espagne empêche toute intervention diplomatique ouverte.

L’utilisation des bonapartistes permet donc de couvrir les agissements de la monarchie.

270 Cf. WHIGHAM Thomas, « Bonpland, el Dr. Francia y la realidad paraguaya: unas cartas de

Richard Grandsire », in Anuario del Instituto de Investigaciones Históricas Dr. José Gaspar

Rodríguez de Francia, vol. 9, n° 9, septembre 1990, pp. 45-50.

271 A l’exemple de Parchappe, le cercle des Français de Corrientes encore plus restreint connaît

aussi ses divisions. En effet, Parchappe dénonce au gouverneur Ferré son compatriote Lacour décrit comme un homme « de talentos escasos, de comportaciones bastante mala y genio pesimo ». Parchappe explique que Lacour n’a jmais été militaire, qu’il vint de France comme precepteur du fils de monsieur Belmar qui lui-même était venu à Buenos Aires pour y fonder un établissement d’agriculture, Après l’échec et le retour de Belmar en France, Lacour prpose au gouvernement

comme celui entretenu par la maison Roguin, Meyer et Cie d’obédience bonapartiste qui joue un rôle d’intermédiaire pour les transactions – notamment celles scientifiques de Bonpland – entre Montevideo et Buenos Aires. Cette maison est en contact avec une autre société basée à Montevideo, la société des bonapartistes Brayer et Cavaillon, ce dernier servant à son tour de relais avec la France. Cavaillon représente le commerce français à Montevideo au moins depuis 1819 avant de devenir le représentant du régime français en 1825272. C’est au sein de cette société que Charles Robert connaît José Miguel de Carrera273. En 1820, Dominique Roguin lui aussi sollicite l’appui officiel du ministre des Relations Extérieures pour défendre les intérêts des résidents français au Río de la Plata274. Ainsi, le bonapartisme cède peu à peu la place au patriotisme. A ce titre il apparaît un réflexe patriotique dans la façon dont Bonpland s’entoure, explicable par la similitude de parcours avec ses différents compatriotes.

Comme l’action scientifique que Bonpland souhaite mener se veut profitable aux deux parties, il ne se contente pas d’appuyer les intérêts français dans la région mais, à l’instar de ses compatriotes engagés aux côtés des

Libertadores, participer à l’épanouissement d’une civilisation prolongeant

l’expérience révolutionnaire française. Cette notion prédomine à l’intérieur du cercle bonapartiste qui en plus de se racheter ou de se réorienter, compte soutenir l’influence politique de la monarchie française pour seconder la construction d’un régime républicain outre-Atlantique.

porteño de se rendre dans l’Interior lever des plans mais ses capacités mises en doute lui font

essuyer un refus. Il part alors « a la campañia » pour s’installer à son compte mais Parchappe n’en sait pas plus, hormis sa réputation de buveur et l’exécrable considération dont il jouit parmi ses compatriotes. Aussi demande-t-il à Ferré qu’il ne s’engage pas auprès de lui et que cette dénonciation demeure confidentielle. Les Français qui côtoient Bonpland mettent en avant l’absence de solidarité de leurs compatriotes non par manque de patriotisme mais par méfiance envers les « aventuriers », la réputation et l’honneur du nom français étant très présent dans leur conduite.

272 Il exerce officiellement à partir de 1825 la fonction de vice-consul honoraire à titre gratuit, en

raison probablement de son aisance financière ; cf. BERAUD Gilles (éd.), MIRET Enric, DORY Daniel (coll.), Lettres d’Amérique d’Alcide d’Orbigny, La Rochelle, Rumeur des Ages, 2002, p. 23.

273 RUIZ MORENO Aníbal, RISOLIA Vicente A., d’ONOFRIO Rómulo, op. cit., p. 47. 274 AMAEP, D. Roguin au ministre des Relations Extérieures, Le Havre, 3 octobre 1820.

2. L’engagement patriotique

Aimé Bonpland trouve à sa sortie du Paraguay, en 1831, une situation diplomatique clarifiée. Les nouveaux Etats sud-américains ayant été reconnus par la France, de nouveaux enjeux se mettent en place. Les sources diplomatiques offrent une vision « officielle » de la France sur l’Amérique latine. Mais bien qu’ils en soient la voix, les diplomates français représentent-ils leurs compatriotes émigrés ? A la lecture de correspondances privées, on se rend compte que souvent les Français du Rio de la Plata sont en désaccord avec la politique suivie par leur pays. A ce titre, des dissensions grandissent entre les résidents français de plus en plus nombreux, leurs représentants et leur gouvernement. Dans ce nouveau contexte aboutissant à l’intervention armée de la France contre Buenos Aires, Bonpland comme d’autres est amené à choisir son camp.

Entre enjeux nationaux et enjeux privés, nous voudrions saisir la réception de la politique française en Amérique du Sud par une partie de ses « sujets- citoyens ». En effet, les émigrés français créent leur propre stéréotype de ce que doit être et faire la France dans une Amérique en construction politique, économique, sociale et culturelle. A travers le corpus d’un médecin naturaliste Français résidant quarante ans au Rio de la Plata, il s’agit d’analyser l’évolution d’un certain regard patriotique. La correspondance entretenue par Aimé Bonpland avec ses compatriotes permet de mieux connaître les attentes d’une petite communauté se voulant, elle aussi, la représentante d’un grand pays.