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Peut-on verrouiller des choix sociaux dans des indicateurs ?

Aux étapes identifiées par Desrosières, on peut relier des études sociologiques sur les effets de la catégorisation, de la quantification et de la modélisation. A chaque fois, cela me permettra de repositionner la question du verrouillage à laquelle je répondrai au chapitre 3.

La mise en mots : ombres et lumières sur la réalité

Le contenu cognitif que véhiculent les mots eux-mêmes et les classifications a été très bien étudié par Michel Foucault dans « les mots et les choses » (Foucault 1966). Les différentes façons de nommer les choses dans les pays occidentaux depuis la Renaissance reflètent des

paradigmes dominants relatifs à la définition de la science. Par exemple avant le XVIIIème

siècle, la faune et la flore sont décrites à travers des histoires qui mêlent les observations aux mythes. Alors que l’Age Classique opère une restriction dans le champ de la connaissance, en limitant l’histoire naturelle aux observations reproductibles et en privilégiant dans cette observation le sens de la vue. Ce qui est retenu dans une classification laisse de côté de nombreuses informations qui ont du sens pour certains acteurs, mais qui vont devenir anecdotique si la classification se propage. La mise en mots peut donc induire un effet de marginalisation de certaines spécificités et un effet de médiatisation de certaines autres.

La mise en nombres : violence symbolique de la commensurabilité

Ce qui est visible d’un point de vue social, c’est un problème ou une solution. En matière d’environnement, on constate que la quantification de ces nouveautés est un passage obligé pour la publicisation. Porter (1995) explique cela par le fait que ce type d'objectivité a plus de valeur dans certaines circonstances : quand les décisions ou les connaissances affectent des

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groupes divers, dispersés, quand des preuves doivent être données à des tiers puissants, quand les décisions sont publiques, controversées et politisées de telle sorte qu'un consensus est difficile à trouver et quand ceux qui prennent la décision sont peu légitimes et faibles (cité par Espeland 1998, p.175). Remarquons que la faiblesse et la légitimité contestée des décideurs en matière d’environnement est une situation fréquente (Mermet 1989).

Plusieurs sociologues se sont intéressés à la violence symbolique de la quantification. Pour quantifier il faut pouvoir ajouter des éléments commensurables, or la commensurabilité n’est pas perçue de la même manière par tous et certaines identités sont construites sur la revendication de la spécificité d’un métier, d’un rôle (Desrosières et Thévenot 1988; Espeland et Stevens 1998), pourquoi pas d’une espèce qui se trouve niée par la quantification. De plus, la quantification peut introduire des pondérations qui peuvent être discutables (Espeland 1998).

Cette violence existe aussi pour la mise au point des indicateurs biologiques de qualité de l’eau. Il s’agit d’exprimer de la biodiversité aquatique à travers un nombre. La question de la commensurabilité se pose dès lors que l’on se demande si l’on peut compenser la perte de certaines espèces par la présence d’autres espèces. La question de la pondération se pose pour savoir si tout être vivant a la même importance qu’un autre. Il s’agit de questions engageant des représentations morales de la nature.

La mise en variables : violence symbolique de la catégorisation

Pierre Bourdieu (Bourdieu 1982) souligne que la catégorisation a pour étymologie kategoresthai qui signifie à l’origine accuser publiquement. Pour cet auteur, l’usage d’une catégorie dans le discours n’est pas neutre. Cet usage a une vertu performative, c'est-à-dire c'est à dire « le pouvoir […] d'agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel » (p.124). L’auteur prend pour exemple les institutions sociales qui signifient aux personnes ce qu’elles sont et comment elles doivent se conformer pour être ce qu’elles sont. Ainsi l’héritier d’une famille est désigné héritier et se trouve investi de cette catégorie qu’il lui impose des devoirs et des avantages. En ce qui concerne les catégories relatives à la faune et la flore, il est plus difficile d’imaginer ce que peut être la vertu performative de la classification. Mais que l’on pense aux catégories « espèces nuisibles » ou bien « espèces nobles » et l’on voit bien que les mots sont porteurs d’usages et de droits. Il sera ainsi intéressant d’étudier dans la construction des indicateurs biologiques la relation entre les mots utilisés pour parler de la nature et les notions juridiques associées.

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La mise en modèle permet de stigmatiser des causes

Qu’il s’agisse de comprendre l’eutrophisation, le colmatage, la colonisation par des espèces invasives ou la dynamique du transport solide, les scientifiques qui cherchent quels sont les déterminants du phénomène qu’ils étudient ont toujours une idée de ce qu’ils cherchent. Cette idée est influencée par la mise en mots qui propose des catégories toutes faites et par les stigmatisations sociales liées au phénomène.

J’ai évoqué la mise en mots pour l’information naturelle, mais elle existe aussi pour les informations sociales. Il existe des bases de données sur les métiers, sur les impacts, sur l’occupation du sol qui sont structurées d’une certaine façon et plus ou moins accessible à chaque centre de recherche. Si les données sur l’occupation du sol accessibles au modélisateur distinguent les prairies semées des prairies permanentes, cela ne coûte pas très cher de tester l’effet de ces deux variables séparément dans un modèle. Mais si les données sur l’occupation du sol ne font pas la différence entre ces deux types de prairies, le modélisateur va devoir argumenter au préalable la nécessité de consacrer de l’argent pour discerner les deux types. Or ces données sont construites selon une mise en mots qui résulte d’une étape antérieure où l’on a mis un phénomène à l’agenda. A cette occasion les entrepreneurs de morale qui pointaient ce phénomène du doigt ont également stigmatisé des groupes sociaux. Cette stigmatisation a structuré la mise en mots. Le nouveau phénomène que le modélisateur veut étudier correspond également à une mise à l’agenda et donne lieu probablement à de nouvelles stigmatisations qui dépendent des groupes sociaux positionnés sur ces sujets. Le modélisateur lui-même est amené à se positionner vis-à-vis de ces mises en exergue. Son modèle a moins d’intérêt s’il ne permet pas à aucun groupe de défendre son point de vue et de proposer des actions. Il est toujours possible de modéliser « dans son coin » un phénomène en utilisant des variables qui ne « parlent » à personne. Mais caler un tel modèle avec des données requiert beaucoup de temps pour construire ces données et beaucoup de « pouvoir social » pour convaincre qu’il s’agit là de données crédibles.

Un modèle institué fonctionne de manière aussi performative qu’un concept. Il permet de pointer du doigt des dysfonctionnements et de les mettre à l’agenda politique. Il agit sur le réel à travers sa représentation comme l’évoque Pierre Bourdieu. Il est susceptible de modifier les représentations cognitives des personnes relatives à l’action, c'est-à-dire les algorithmes de leurs référentiels. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref

3. Méthode d’investigation

Mon investigation s’appuie sur des entretiens individuels, des réunions collectives, un questionnaire et une analyse de documents écrits. L’objet de cette section est d’aborder la méthode que j’ai choisie pour collecter le sens que les acteurs donnent à leur action et à leur contexte. Si l’on admet que les institutions sont continuellement redéfinies en situation, que leur sens et leur pouvoir sont constamment réinterprétés par les acteurs en fonction des interactions qu’ils sont en train de vivre, alors il faut en tenir compte dans la manière d’enquêter, à la fois dans la manière de mener les entretiens et dans la manière d’analyser les documents écrits. En effet, l’entretien est une interaction qui va influencer la perception de l’enquêteur et de l’enquêté. « Le monde naturel observé par le scientifique ne signifie rien aux molécules, aux atomes et aux électrons. Mais le champ d’observation du sociologue – la réalité sociale – a une structure particulière de sens et de pertinence pour les êtres qui y

vivent, qui y agissent et qui y pensent … »53 (Alfred Schutz 1962 cité par Bryman et Burgess

1994). De même un document a toujours été élaboré pour un lectorat particulier et il est important de comprendre cette intention pour en analyser le contenu.

Dans un premier temps, je vais justifier mon choix pour une analyse qualitative des pratiques de quantification. Puis j’expliquerai comment ma conduite des entretiens contribue à faire émerger un discours de stratégie et de justification. Je présenterai la diversité du matériau rassemblé. Enfin je préciserai les difficultés rencontrées et les solutions trouvées.

3.1. Le choix d’une analyse qualitative sur les pratiques de

quantification

L’insuffisance des catégories existantes pour expliquer les indicateurs

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