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Des cadres de l’industrie, héritiers de Saint-Simon

Le « dimensionneur » sans états d’âme n’est pas la figure incontestée de l’inconscient collectif des ingénieurs. Les ingénieurs ont des aspirations politiques et croient souvent sincèrement à la notion de progrès. Comme l’ont montré Boltanski et Thévenot (1991), ces aspirations trouvent chez Saint-Simon la théorie politique qui permet de justifier la performance en tant que bien commun. « Même si la "chambre d'invention", armature de la cité dessinée par Saint-Simon, comporte une section de poètes ou "autres inventeurs en littérature" (cinquante personnes) et une section rassemblant vingt-cinq peintres, quinze sculpteurs ou architectes et dix musiciens, l'essentiel de la chambre est constituée par une première section composée de deux cents ingénieurs civils. Le produit de cette chambre est un projet, "projet de travaux publics" à entreprendre pour accroître la richesse du pays et améliorer le sort de ses habitants. Ce projet est mis à jour annuellement par la chambre du pays qui donne son avis sur les additions à faire à son plan primitif (Saint-Simon 1820, p.51). Enfin la chambre produit un autre travail en relation avec ce plan, l'organisation des "fêtes

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d'espérance" au cours desquelles les orateurs exposent au peuple les projets de travaux arrêtés par le Parlement et stimulent ainsi "les citoyens à travailler avec ardeur en leur faisant sentir combien leur sort se trouvera amélioré quand ils auront exécuté ces projets" (ibid., p.53-54). A ces fêtes d'espérances font pendant des "fêtes du souvenir" mais leur orientation vise toujours le progrès attaché au projet. Loin de valoriser traditions ou patrimoines et de participer à la mise en valeur d'un ordre de grandeur domestique, ces fêtes du souvenir donnent l'occasion aux orateurs de "faire connaître au peuple combien sa position est préférable à celle dans laquelle ses ancêtres se sont trouvés" » (Thévenot 2006, p.125-126). Il est important de souligner la place que prend le projet dans cette cité. En effet, le projet vise l’accroissement de la richesse du pays et l’amélioration du sort de ses habitants mais ce mieux-vivre nécessite une célébration et un argumentaire pour que le peuple y adhère. L’argument passe par des fêtes du souvenir qui sont une relecture du passé depuis la logique du projet, c'est-à-dire une histoire racontée du point de vue des vainqueurs. La dynamique de projet qui crée une émulation collective est un bien commun qui peut être considéré pour lui- même puisqu’un peuple sans projet serait un peuple triste. La logique de projet permet d’entretenir la satisfaction de l’aboutissement, quitte à ce que le « projet [soit] remis à jour annuellement » pour tenir compte de contingences imprévues.

L’horizon politique de l’ingénieur saint-simonien est la réception, le moment où le maître d’œuvre visite l’ouvrage avec le commanditaire, fait les dernières vérifications de fonctionnement et lui remet les clés. Le maître d’ouvrage réceptionne l’ouvrage (mais peut aussi le refuser s’il constate des malfaçons, on remet alors la réception à plus tard). Cette réception se fête. L’élu inaugure la station de pompage, la mise en eau du barrage, l’ouverture du pont avec une bouteille de champagne. Le projet a été conçu et porté, sa réception est un baptême. Il n’y a pas de contradiction politique à faire un projet dans un objectif puis un autre pour un objectif contraire parce que l’évaluation du bien commun se fait à l’aune de cette réception. Deux naissances sont deux occasions de se réjouir. C’est avec l’objectif du second que l’on jugera l’erreur du premier. L’ingénieur n’a pas à se déjuger sur cette apparente contradiction parce que « les projets de travaux [sont] arrêtés par le Parlement ». Le peuple est souverain, l’ingénieur est exécutant.

La question de la légitimité du porte-parole du peuple n’est pas du ressort de l’ingénieur. « De nombreux historiens ont souligné à quel point le milieu ingénieur semble ne se poser aucune question vis à vis du patronat ou du système social que celui-ci incarne » (Lasserre 1989). Historiquement, les ingénieurs ont cherché à se distinguer des mouvements ouvriers au

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moment du Front Populaire en créant des syndicats d’ingénieurs indépendants. Ce positionnement affiché de contre-pouvoir à la CGT a servi de pôle d’identification à une classe moyenne hétéroclite qui s’est appropriée l’appellation cadres (Boltanski 1982). « Dans la législation prud’homale, l'ingénieur est considéré comme un représentant du patronat » (Lasserre 1989). Même si l’évolution récente montre une certaine précarisation des cadres, dans l’imaginaire collectif, l’ingénieur reste le bras droit du pouvoir.

Le cadre aborde plus de missions que celles de conception et de réflexion abstraite pour aborder l’ensemble de ce que dans le domaine de l’eau on appelle la maîtrise d’ouvrage et le service. En s’identifiant à cette catégorie, un ingénieur fait davantage référence à l’exercice de la responsabilité qu’aux spécificités techniques de son métier. Lasserre (1989, p.124) parle ainsi de dualité d'identification de l'ingénieur, en montrant que celle-ci est liée à l'entreprise pour les uns et à la profession pour les autres. En passant du projet à l’entreprise, l’ingénieur dépasse l’univers de l’ouvrage pour intégrer l’ensemble des ouvrages et leur gestion. Alors que l’ingénieur du Génie n’a pas pour mission d’entretenir les ouvrages qu’il conçoit, le cadre assume la responsabilité de gestion d’un patrimoine matériel et immatériel de l’entreprise. Cette gestion peut être très technique, elle peut exiger de la réflexion abstraite, elle est pluridisciplinaire et inclut aussi la gestion comptable et les ressources humaines. Si l’ingénieur du Génie se sert d’une planche à dessin et d’un casque de chantier et si le scientifique manie des paramètres et des variables, le cadre utilise des instruments de gestion. Comme l’a souligné Jean-Claude Moisdon (1997), ces instruments peuvent être des outils pour contrôler la conformation à des normes mais aussi des outils d’exploration du réel pour mieux comprendre le monde. Alors que l’ingénieur du Génie va s’intéresser à des données de terrain que le scientifique traduira en variables, le cadre s’intéresse à des indicateurs de toute sorte qui lui servent de tableau de bord pour orienter son action tenant compte des directives de la hiérarchie mais aussi pour exploiter ses marges de manœuvre.

On trouve ainsi dans la littérature, trois images correspondant à l’ingénieur : l’éclaireur conquérant, l’inventeur moderne et le cadre gestionnaire. La première figure est un héritage de l’ingénieur militaire. Dès le Moyen Age, celui-ci étudiait les moyens de prendre d’assaut une place forte dans un univers naturel dont il fallait tirer parti de manière plus ou moins intuitive pour l’occasion. La seconde image de l’ingénieur est héritière des Lumières qui opèrent un grand partage entre ce qui existe indépendamment des hommes et ce qui est du ressort du choix politique. L’idéal universaliste des Modernes est d’accéder par l’abstraction à ces objets épurés qui permettent aux hommes de connaître les lois générales de la Nature pour

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échapper à l’arbitraire du politique. L’image du cadre gestionnaire se nourrit des deux précédentes pour penser en terme de performance, c'est-à-dire pour coupler des objectifs politiques à des moyens techniques alliant terrain et abstraction sans remettre en cause ces choix politiques. Dans la filière eau, le partage des métiers entre la conception (maîtrise d’œuvre) et la gestion de service s’accompagne de représentation différente de l’ingénieur. Les concepteurs sont inspirés par la figure de l’éclaireur conquérant quand ils inspectent le terrain pour en tenir compte dans leurs projets, puis ils se réfèrent à l’inventeur moderne pour justifier le dimensionnement de leurs projets. Les gestionnaires de service se retrouvent beaucoup plus dans la quête de la performance du cadre d’industrie. La différenciation des métiers s’accompagne d’une différenciation des outils d’exploration du réel. D’un côté les ingénieurs concepteurs travaillent sur des variables qu’ils assemblent en modèles non stabilisés pour s’ajuster à la situation (paramétrage, calage, …), de l’autre les gestionnaires utilisent des indicateurs stabilisés pour suivre les évolutions du système dont ils assurent le bon fonctionnement.

2.3. Des règles de droit qui entretiennent des distinctions de rôles

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