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Justification du détour emprunté pour la thèse

L’obligation de résultats : la grande nouveauté

2. Justification du détour emprunté pour la thèse

Ce détour était motivé au départ par la volonté de chercher des exemples d’épreuves comparables, dans l’histoire récente et dans des organisations proches. Pour comprendre l’épreuve, il faut pouvoir entrer dans l’organisation de gestion et en sortir pour prendre du recul. Il faut savoir se rendre utile au quotidien pour observer les conflits, les tentatives d’innovation, les échecs, pour bien appréhender les contraintes que les acteurs ressentent. Mais il faut pouvoir se détacher de l’organisation pour penser son changement. Je crois que cette double contrainte de l’accompagnement des groupes de travail de l’agence et d’une réflexion théorique plus large a été fructueuse tout au long de l’analyse.

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Cette complémentarité de la réflexion interne et externe a permis notamment de remettre en cause les termes utilisés par mes interlocuteurs pour qualifier l’épreuve de la directive cadre. Il me semblait au départ qu’il y avait un large consensus pour qualifier cette épreuve de passage d’une obligation de moyens à une obligation de résultats. En réalité, la situation s’est avérée moins simple, car l’AESN a eu des obligations de résultats par le passé mais elles ne sont pas qualifiées de cette façon aujourd’hui. Par exemple, Elsa Priet a étudié historiquement l’évolution des critères de financement et d’évaluation des différents programmes des agences (Priet 2004). La période 1987-1991 s’est avérée très intéressante. Pendant cette période (cinquième programme d’intervention) certains sites dont la pollution menaçait certains usages ont été jugés prioritaires. Ils ont été stigmatisés sous l’appellation « points noirs ». Les projets visant la restauration de ces points noirs pouvaient bénéficier d’une aide majorée. L’agence annonçait un objectif de résultat : une proportion de résorption de ces points noirs à laquelle elle est effectivement parvenue. Nous avons soumis cette politique à la critique du groupe de travail interne à l’agence sur l’évaluation pour obtenir des réactions sur cette qualification « obligation de résultat ». Cette politique n’était pas considérée par ce groupe comme une obligation de résultat parce que, selon ce groupe, l’obligation venait du Conseil d’Administration de l’Agence et non pas de l’Union européenne, il n’était pas mentionné de sanctions en cas de non atteinte des résultats, les points noirs étaient des sources de pollution et non pas des milieux, enfin tous les points noirs n’avaient pas été résorbés et l’on ne savait rien de ce qui se serait passé si ces points noirs n’avaient pas été financés. En allant chercher des données historiques sur la qualité des milieux à la DIREN et en les couplant avec les données de financement de l’agence, nous avons pu faire une évaluation comparée des sites points noirs et des autres sites, de l’évolution de la qualité de l’ensemble du bassin (Bouleau et Lunet de Lajonquière 2007). Cette évaluation a montré que la politique « points noirs » avait été efficace et même efficiente, même si sur la Seine les résultats ont coûté plus cher. Mais la présentation de cette évaluation au groupe de travail n’a pas épuisé la critique, ce qui a permis de mieux comprendre ce qu’était un résultat pour ce groupe :

1) Un résultat est un succès qui dépend étroitement de l’indicateur choisi pour le mesurer ; cet indicateur définit une marge de manœuvre possible pour l’agence. Les résultats obtenus sur la résorption des points noirs sont disqualifiés aujourd’hui parce que la catégorie « points noirs » avait été définie en interne à l’agence. En cas d’échec de résorption d’un point noir, l’agence pouvait reporter son obligation de succès sur un autre point noir, alors que pour la DCE toutes les masses d’eau devront atteindre un

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résultat prédéfini. Les résultats obtenus sur la dépollution de l’ensemble du bassin sont disqualifiés aujourd’hui parce que l’évaluation de la qualité dans la DCE ne se fait pas à l’échelle du bassin versant mais de la masse d’eau.

2) Le groupe n’avait pas envisagé qu’un point noir puisse se résorber sans financement (faillite d’une entreprise polluante, condamnation d’un pollueur à restaurer à ses frais, accord gratuit entre un pollueur et l’agence pour détourner le rejet, …). Il y a donc des « résultats inespérés » qui ne sont pas traçables avec le système comptable de l’agence qui n’enregistre que les subventions accordées.

3) A l’inverse, le groupe avait bien perçu qu’un résultat peut être remis en cause par un tiers (un nouveau pollueur) ou par le délai nécessaire pour voir ce résultat (temps de réponse du milieu). Il y a des « résultats invisibles ». Si la pollution rejetée est multipliée par deux pendant une période et que l’agence traite la pollution initiale, le résultat est nul. Le résultat est un bilan consolidé qui ne fait pas de distinction entre les responsabilités.

Ainsi le passage d’une obligation de moyens à une obligation de résultat recouvre à la fois une restriction de marge de manœuvre (1) de l’agence par l’outil de mesure et son application spatiale et un décloisonnement de l’évaluation (2 et 3) qui tient compte de l’action conjuguée de tous les acteurs et non plus seulement de l’agence. Il est donc particulièrement intéressant d’étudier de manière conjointe comment la gestion de l’eau s’est cloisonnée et comment les organisations ont adapté leurs marges de manœuvre à chaque nouvel indicateur.

Ma recherche a donc porté sur le diagnostic des difficultés posées par l’usage des indicateurs biologiques aux institutions de gestion de l’eau et sur des propositions de changement. La direction des études de l’agence de l’eau Seine-Normandie a été le partenaire de cette recherche, mais mon champ d’investigation été plus vaste. Il a porté sur le cadre institutionnel français de gestion de l’eau dans son ensemble, sur les communautés de recherche sur la Seine et sur le Rhône et sur les modes de gestion des agences de l’eau de ces deux bassins. Comme la nature du changement attendu était largement indéterminée, cela m’a conduit à explorer la question sous des angles différents. D’un point de vue historique, j’ai étudié quels avaient été les conflits à l’origine des principales institutions de gestion des cours d’eau. Ceci m’a également permis de voir comment les changements avaient été possibles dans le passé pour envisager les conditions d’un changement futur.

D’un point de vue technique, j’ai étudié les phénomènes biologiques, chimiques et

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hydrologiques qui rendent difficiles la planification et la gestion de l’eau. Cet angle d’approche consiste à se demander si le fait naturel permet d’expliquer les difficultés rencontrées. Est-ce que le faible débit de la Seine au regard de la population du bassin explique l’importance accordée à l’épuration dans le bassin ? Est-ce que l’importance des crues du Rhône permet d’expliquer le fonctionnement plus environnementaliste et décentralisé de l’agence dans ce bassin ?

D’un point de vue de gestion, j’ai étudié les métiers, les procédures, les relations internes et externes et les modalités d’évaluation et de décision dans les deux agences. Il s’est agi de caractériser les conditions de fonctionnement des agences et le sens accordé à leur action en interne et en externe. J’ai particulièrement étudié les épreuves vécues par les agences et les initiatives développées par leurs acteurs pour comprendre dans quel espace de contraintes et d’opportunités pouvait se définir leur stratégie de gestion. Quelles sont les difficultés dans le recouvrement des redevances ? Quel est le pouvoir de négociation des agences sur les dossiers qu’elles financent ? Comment s’articule l’action des agences avec celle de la police de l’eau ? D’un point de vue politique, j’ai étudié l’histoire de l’émergence des institutions de gestion de l’eau en France et en Europe et leurs liens avec l’écologie. Quels ont été les débats préalables à l’instauration des institutions de gestion de la pêche amateur en eau douce ou des agences de l’eau ? En quoi ces débats éclairent la situation actuelle ? Quels rapports de force sont à l’œuvre dans la gestion de l’eau ? Qui étaient les acteurs qui ont porté les changements ? Quelles étaient leurs motivations ? C’est la synthèse de ces trois points de vue que je présente dans cette thèse.

J’ai privilégié l’approche politique pour structurer mon propos parce qu’elle offre un cadre d’analyse commun aux avancées scientifiques et aux institutions de gestion. Cela ne signifie pas que j’accorde moins d’importance aux contraintes de gestion et au fait naturel. Au contraire, cela me permet de mettre en lumière comment d’un contexte politique commun, international ou français, des institutions différentes émergent et suivent des trajectoires différentes pour tenir compte d’opportunités ou de contraintes spécifiques. J’utilise donc un cadre théorique qui doit beaucoup aux sciences politiques et à la sociologie des sciences mais qui se nourrit en permanence d’une expertise technique permettant d’identifier quels sont les exemples à étudier pour tester mes hypothèses.

Les deux premiers chapitres sont autant de briques nécessaires pour comprendre ma problématique de recherche. Il s’agit de construire les outils pour décrire la réalité sociale dans laquelle les indicateurs biologiques de la directive cadre posent question. Le chapitre

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trois présente les résultats de la thèse sur la construction des indicateurs biologiques des milieux aquatiques. Le chapitre quatre étudie l’utilisation des indicateurs par les agences et conclut sur la nature technique de l’épreuve de la directive cadre, celle de l’évaluation écologique. Le chapitre cinq conclut sur la nature politique de l’épreuve de la directive cadre. Dans un premier chapitre, je présente ce que la littérature socio-politique a écrit sur les institutions de gestion de l’eau en France, avant les années 50. Je décris ainsi les représentations sociales des institutions qui se sont intéressés aux rivières. J’évoque les ressources dont disposent chaque secteur et leur légitimité juridique. Ce portrait bibliographique me permet d’identifier des modèles de gestion de l’eau qui reviendront plusieurs fois dans le débat ultérieur lors de la construction de nouvelles institutions. Il me permet également de caractériser les rapports de force. Mais ce portrait du monde de l’eau ne permet pas d’aborder le changement. Il oppose d’un côté les ingénieurs de l’eau et de l’autre les biologistes et les amateurs des milieux aquatiques sans permettre de comprendre comment ces deux mondes peuvent se coordonner pour construire une gestion écologique. Le constat conclut plutôt à un antagonisme profond. Convaincue qu’il existait des expériences conjointes, des ingénieurs-biologistes et des gestionnaires-amateurs, j’ai cherché un cadre d’analyse qui permette d’appréhender les passerelles de ce monde cloisonné.

Dans un deuxième chapitre, j’aborde donc le cadre théorique de mon analyse en expliquant en quoi les indicateurs des milieux aquatiques peuvent être une question socio-politique et comment l’aborder pour étudier le changement. Je m’appuie sur une analyse constructionniste, c'est-à-dire sur une approche qui considère que la structure des institutions n’est pas acquise une fois pour toute mais qu’elle est continuellement éprouvée par les acteurs au quotidien. J’explique pourquoi les trois catégories proposées par Anthony Giddens pour décrire les interactions entre les individus et les structures sociales - le sens, les règles et les ressources – me paraissent très bien adaptées à l’étude des institutions de gestion de l’eau et des indicateurs. Je montre que ces catégories permettent de coupler l’analyse des institutions avec l’analyse des indicateurs en articulant une approche socio-politique avec une étude sociologique de la quantification. Puis j’expose la méthode d’enquête qualitative qui vise l’élaboration de catégories mieux ajustées aux cas étudiés.

Le troisième chapitre présente mes résultats de recherche sur la construction conjointe des institutions de gestion et des indicateurs biologiques des rivières et des fleuves. Je propose dans ce chapitre une analyse rétrospective mettant en évidence des liens logiques entre étapes. Puis je synthétise ces liens dans une approche théorique générale sur la construction

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stratégique de l’information hydrobiologique.

Dans le quatrième chapitre, je présente mes résultats de recherche sur les schémas de pensée dans deux agences de l’eau, Seine-Normandie et Rhône-Méditerranée-Corse et leur évolution au cours du temps à partir d’analyse de documents et d’enquêtes. Je montre comment ces schémas sont mobilisés dans les décisions de gestion. Cela me permet de conclure sur la difficulté de prendre en compte les indicateurs biologiques dans l’évaluation et la planification.

Dans le cinquième chapitre, je retrace l’adoption de la directive cadre. Cette directive constitue un changement de discours et comment ce changement a été rendu possible par une conjoncture politique particulière : la procédure de codécision. Mais je montre également que la complexité des jeux d’acteurs préalablement à l’adoption de la directive rendait très incertaine l’issue des négociations. L’arbitrage des différents points d’achoppement peut être vu comme très contingent. Je dépeins le paysage politique qui s’est dessiné autour de la négociation de ce texte. Ceci me permet d’en présenter le contenu d’une manière assez vivante en soulignant les coalitions pour et contre chaque point du texte. Je conclus sur la nature politique de l’obligation de résultat, c'est-à-dire sur les nouvelles marges de manœuvre des agences françaises de l’eau et le décloisonnement de l’évaluation induits par la directive cadre.

Ainsi la thèse commence et s’achève avec la directive cadre tandis que le cœur de l’analyse porte sur les institutions françaises que cette directive questionne. Cet aller-retour m’a semblé nécessaire pour que les interactions entre niveaux politiques soient toujours à l’esprit du lecteur, comme elles le sont à l’esprit des acteurs.

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Chapitre 1. Enquêter dans le

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