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Motivation et droit d’accès pour l’affût

Avant d’aborder la construction conceptuelle des indices, je voudrais souligner les conditions pratiques de sa mise en œuvre. Il s’agit d’une part de la motivation personnelle des acteurs pour une observation assidue en conditions extérieures et d’autre part de l’accès aux sites d’échantillonnage.

Amoureux de rivières jeunes

Un point commun aux acteurs de la division « qualité des eaux » est qu’ils viennent de pays montagneux, le Jura, les Cévennes (voir figure 5, p.147). Ce qu’ils ont appris à aimer enfants, ce sont des rivières qu’ils appellent « jeunes », des rivières à fond de gravier dans lesquelles on pêche la truite. Or précisément ces rivières amont sont menacées par des aménagements pour la mise en valeur des terres agricoles riveraines, c'est-à-dire le drainage, l’endiguement, la chenalisation. Avec les lois Pisani de 1960 et 1962 pour la modernisation de l’agriculture, des fonds publics sont accordés de manière importante à ce type de travaux. Le service hydraulique de la direction de l’aménagement et des eaux est chargé de cette politique. Il est également chargé de mettre en place au niveau régional les services régionaux d’aménagement des eaux (SRAE) qui seront chargés de suivre la qualité de l’eau des cours d’eau. Pour cette deuxième mission, il s’appuie techniquement sur la division « qualité des eaux » du CERAFER pour équiper des camionnettes-laboratoires. La division est donc dans la situation d’aider techniquement un service qui par ailleurs menace par sa politique d’aménagement les rivières d’amont. Plusieurs ingénieurs parlent de ces aménagements en les

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qualifiant de « fossés anti-char » (Cacas et al. 1986). Le Drugeon, l’un des affluents du Doubs est rectifié en 1972. Différents témoignages de l’époque mentionnent à cette occasion une destruction massive d’écrevisses « qui se réfugiaient la nuit dans les pelleteuses » (Degiorgi et

Resch 2006)73. La préface de la thèse de troisième cycle d’un des deux universitaires

commence ainsi : « Il s'agit en fait d'une longue histoire commencée avec mon père il y a quelque vingt cinq ans sur les berges du Doubs, qui s'achèvera sans doute dans quelques années avec la mort de la rivière. » (Verneaux 1973).

Ce goût et cette motivation pour les rivières à forte pente ne va pas empêcher l’équipe de travailler sur les poissons des grands fleuves, mais quand il s’agira de trouver des milieux de référence, l’équipe ira les chercher dans le Doubs dont la diversité granitique et calcaire semblera garantir une représentativité de toute la France. Proche de Besançon, ce terrain est un compromis vis-à-vis de la motivation des scientifiques et des conditions d’accès.

D’autre part, l’importance donnée à l’argumentaire économique au moment des discussions sur la loi sur l’eau a fait prendre conscience aux acteurs des Eaux et forêts du manque d’équipement de leur discours en la matière vis-à-vis de leurs concurrents du Génie rural. Ils sont intimement persuadés que les études de rentabilité faites par les aménageurs sont biaisées et ne reflètent pas l’intérêt général parce qu’elles donnent plus de poids aux solutions standardisées et bien chiffrées d’un point de vue économique, tandis que l’environnement peu traduit en termes économiques paraît n’avoir aucune valeur. La construction d’un indice semble dans cette perspective une mise en nombres compatible ensuite avec une traduction économique.

« J’ai fait une licence de sciences économiques (de création récente) en 1960-63. Le directeur général des forêts avait insisté sur la nécessité de se soucier des aspects économiques et nous encourageait à nous former dans ce domaine. (…) Les études d’impact, c’était uniquement l’environnement et l’écologie. Moi je disais, c’est idiot, de limiter à ça. Il faudrait des études d’impact global, avec l’économie, la sociologie, l’effet sur l’emploi. On n’était pas d’accord là-dessus avec les écolos. On voulait éviter d’être marginal. Si on avait fait ça, beaucoup de projets ne se seraient pas faits. Nos collègues faisaient des études à grand renfort de prix actuariel et ils arrivaient à peine à démontrer la rentabilité, puis ensuite, lors de la réalisation, on s’apercevait que ça coûtait le double.» Cd25

Enfin la loi sur l’eau ne dit rien sur les pollutions diffuses (azote et phosphore) ni sur les impacts de l’aménagement des cours d’eau (chenalisation, drainage des zones humides). Pourtant dans les sous-commissions ces questions ont été abordées et le problème des

73 Témoignages sur lesquels s’est appuyée l’opération de restauration du Drugeon (reméandrage) qui vient de se

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pollutions diffuses a été évoqué par les parlementaires mais cela n’a pas été institutionnalisé. Cela donne en quelque sorte un blanc seing aux opérations d’intensification de l’agriculture. « Il est tentant pour la définition des objectifs de qualité de partir des usages habituels de l'eau et des exigences de qualité qu'ils peuvent comporter ; celles-ci sont généralement traduites par des valeurs limites assignées à un certain nombre de critères physico-chimiques, bactériologiques ou virologiques. Cette demande tournée vers "l'aval" des prises d'eau, stade à partir duquel l'eau devient généralement un "produit" transformé et soustrait aux conditions naturelles (mis en tuyauterie), néglige les phénomènes intervenant à l'amont et susceptibles de perturber gravement les diverses utilisations. C'est ainsi qu'une certaine concentration en phosphore parfaitement tolérable pour les utilisations réputées les plus exigeantes peut provoquer dans le cours d'eau une prolifération d'algues constituant une nuisance grave pour l'ensemble des utilisations de l'eau » (Verneaux et Leynaud 1974).

Il me semble que l’on peut ainsi repréciser la motivation des chercheurs de la division « qualité des eaux » dans leur opposition à la fixation d’objectifs de qualité à partir de considérations liées à l’oxygène. Ils ne voudraient pas qu’une rivière dont ils ont l’intuition qu’elle est « jeune » (seul adjectif disponible en 1964) soit classée avec les « vieilles » au motif qu’elle est polluée par de la matière organique. Au contraire pensent-ils, si les « vieilles » ont une écologie naturelle capable de digérer la matière organique, sur les jeunes, cela tue les espèces qui y sont intolérantes et elles ne sont pas remplacées parce que d’autres conditions (liées à la « jeunesse » du cours d’eau et qu’en 1973 Verneaux identifiera à la pente, la température et la distance aux sources) sont rédhibitoires pour les espèces saprobies. Or en se fondant sur des indicateurs de matière organique, on ne pourra pas faire la différence.

Droit d’accès

Mais cette motivation ne suffit pas car il faut aussi que les propriétaires fonciers acceptent qu’on vienne ainsi avec une laboratoire stationner sur un terrain souvent privé. Il faut un laissez-passer. L’atout de la division « qualité des eaux »est de pouvoir s’appuyer sur les gardes-pêche, en uniforme, incarnant à la fois une certaine autorité et une légitimité locale d’hommes de terrain. Nous verrons dans l’exemple suivant que ce ne sera pas le cas de l’équipe du PIREN Rhône dans les années 80 qui recourra à une autre modalité d’accès.

A l’affût de nouveaux mots

Le bricolage, la « popote » et le camping, évoqués plus haut à propos des sorties de terrain des camionnettes-laboratoires, sont caractéristiques d’une observation naturaliste qui cherche à

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mettre en évidence une variabilité naturelle autre que celle pour laquelle il existe déjà des protocoles d’échantillonnage. Les paramètres concernant l’oxygène (qu’il s’agisse des indices saprobies ou des mesures chimiques) permettent de transporter les rivières dans les laboratoires sous une forme mobile stabilisée (Latour 1989). On voit dans l’exemple de l’indice biotique que les échantillons de nature ne sont pas encore stabilisés et qu’il faut donc amener les laboratoires sur place, camper, se familiariser avec les lieux pour choisir ce qu’on va mettre en évidence. Certains auteurs soulignent ce caractère particulier de l’observation naturaliste qui conduit à « des formes de la vie en commun qui tendent à produire un mode de sociabilité spécifique qui s'apparente au scoutisme » (Fabiani 1985). Il me semble qu’elle n’est pas propre à l’écologie mais qu’on la retrouve en géologie, en archéologie, en anthropologie dès lors que l’objet étudié n’a pas été équipé pour la mise à l’épreuve publique (Boltanski et Thévenot 1991). L’écologue est donc dans la situation de devoir observer un assemblage très hétérogène dont il ne sait pas a priori quelle est l’échelle à laquelle il faut le regarder, ni qu’est-ce qui mérite d’être regardé. Il se peut que le maillon nécessaire au fonctionnement du système soit dominant dans le paysage comme il se peut qu’il soit totalement dissimulé. Il se peut que la gradation cherchée soit dans l’espace ou bien dans le temps. L’échantillonnage a priori d’une zone est très sensible à sa variabilité naturelle. Or l’enjeu est bien de choisir la méthode adéquate pour être crédible devant la scène publique :

« Le biologique est intrinsèquement variable. La science de l’indication essaie de le rendre moins variable. Mais une variation de deux points sur l’IBGN peut être due à plein de choses. Il faudrait lire « the biology of polluted water » de HYNES (1963), il insiste sur l’importance de la réduction de la variabilité pour convaincre. » Cd24

Des financeurs complémentaires

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