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A la fin du XIXème siècle émerge une « sensibilité récente au sentiment de la nature [qui]

prend son essor parmi les élites urbaines » et qui se traduit par l’essor des associations touristiques, telles que le Club Alpin Français et le Touring Club de France, créées en 1874 et 1890 (Kalaora et Savoye 1985). Ces mouvements construiront un regard et un discours de spectateurs sur les espaces montagnards, ignorant leur dimension sociale, appréciant les perspectives boisées et déplorant leur érosion. Il faut souligner que cette époque est caractérisée par la fin de ce qu’on appelle le petit âge glaciaire et qu’elle s’accompagne de pluies particulièrement importantes sur des terrains remobilisés par une longue période de

gels importants (Landon et Piégay 1999). Comme je l’ai indiqué au paragraphe 2.3,

l’administration des Ponts et Chaussées est partagée à l’époque entre une doctrine domaniale saint-simonienne et une doctrine plus subsidiaire portée par Nadault de Buffon pour la filière eau. Dans le domaine forestier, l’influence centralisatrice est portée par Alexandre Surell. Dans son ouvrage sur les torrents alpins (1841), il décrit l’érosion comme un déchaînement des éléments naturels mal contrôlés par les sociétés pastorales qui font leur propre malheur du fait du surpâturage. L’influence subsidiaire est portée par des forestiers sociaux comme Lucien Albert Fabre, Pierre Buffault, Joly de Sailly qui conditionnent la stabilité des terrains à la stabilité sociale (voir Kalaora et Savoye 1985). Comme dans la filière eau, c’est l’influence

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centralisatrice qui prendra le dessus. Elle donnera lieu à la politique de restauration des terrains en montagne évoquée plus haut et à celle des parcs nationaux conçus sur le modèle américain (ibid.).

Dans le domaine des rivières, le phénomène des clubs va être important également mais il va conduire à une évolution différente, probablement parce que la stigmatisation de la pollution, contrairement à celle de l’érosion, accuse des groupes sociaux beaucoup plus puissants que les sociétés pastorales (industriels puis grands propriétaires fonciers).

Les nouvelles pratiques de pêche sportive importées d’Angleterre au début du XXème siècle

favorisent la constitution de clubs relativement influents, regroupant des adhérents aisés (Barthélémy 2003). Ces clubs obtiennent de la jurisprudence une lecture élargie de l’article 25 de la loi sur la pêche fluviale (1829) au profit de la lutte contre les déversements industriels. « En 1909, pour la première fois, le Fishing Club obtient la condamnation d'un industriel (…). C'est alors que le mot pollution commence à être couramment utilisé pour désigner ce méfait. Il tend dès lors à s'imposer aux dépens du vocabulaire toxicologique » (Corbin 1995, p.339). Tout au long du siècle, ces pêcheurs vont se plaindre du dépeuplement des cours d’eau et incriminer différentes causes attribuées au développement industriel. Ces récriminations trouvent un écho auprès d’une population plus large et plus modeste qui pratique la pêche sur les eaux domaniales le dimanche et pour qui cette activité constitue un complément alimentaire à une époque où le poisson de mer n’est pas répandu sur les marchés comme aujourd’hui mais limité aux zones côtières (Barthélémy 2003, p.108).

Cette stigmatisation des rejets industriels aurait pu rencontrer la doctrine domaniale qui prônait le modèle concessif. On aurait pu, en effet, imaginer la concession de droits à polluer le long d’un cours d’eau domanial. Les ingénieurs qui prônaient l’appropriation par l’Etat de la force hydraulique pour mettre aux enchères sa rentabilité auraient pu aussi mettre aux enchères la fonction d’exutoire. Mais c’est oublier que la pollution si elle a été institutionnalisée comme préjudice par le droit n’a pas été traduite en termes économiques. Les thèses de Kneese (1962) arriveront en France un peu plus tard dans les années 60. Au

début du XXème siècle, on ne pense pas à la qualité de l’eau en termes de ressource rare que

l’économie permet d’allouer de manière optimale. Si quelque chose est rare et allouable, c’est le poisson.

Toute une idéologie est associée à la valeur morale du poisson, aliment et revenu pour les pauvres, loisir paisible pour une population urbaine dont on se méfie. Comme je l’ai précisé

au paragraphe 2.3 en évoquant l’ingénierie des villes et l’ingénierie des champs, la Troisième

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République, juste après les épisodes de la Commune de Paris, idéalise le milieu rural (Estebe 2001). Dans ce contexte, la pratique de la pêche est associée à un loisir paisible et moral. Moral parce que la morale chrétienne a toujours accordé à la pêche un statut particulier considérant le poisson comme inexpressif à la douleur (Keith 1983, cité par Barthélémy 2003). Paisible parce qu’associé dans le discours à une pratique rurale par opposition à la ville et ses dangers (cabaret, syndicalisme, vie trépidante), même si dans la réalité la pêche est largement pratiquée en milieu urbain (Barthélémy 2003, p.117). Ces deux enjeux vont être repris au niveau politique dans un discours mettant en avant le poisson comme aliment public et la pratique de la pêche comme loisir moral. Le poisson comme aliment public est défendu comme l’un des moyens de lutter contre le paupérisme (Delbos G. et Jorion P. 1984 cités par Barthélémy 2003). Précisons qu’à cette époque il n’y a pas de distinction entre pêcheurs professionnels et pêcheurs amateurs. Le poisson est non seulement un supplément de protéines pour les pêcheurs mais aussi un supplément de revenus. La pêche comme loisir moral sera défendu par les sociétés privées de pêche qui trouveront dans cet argument une légitimité sociale pour faire entendre leur voix.

Le problème de la pollution s’exprime donc avec les termes du moment comme une cause de mortalité d’un poisson aux multiples vertus qui s’ajoute au dépeuplement induit par la sur- pêche et au braconnage. Les solutions qui proposent d’offrir plus de poissons sont donc bienvenues. Les travaux scientifiques qui vont être utilisés en réponse aux demandes des

pêcheurs ont été élaborés au milieu du XIXème siècle. Ils sont aussi inspirés par la pensée

saint-simonienne qui cherche à rentabiliser chaque goutte d’eau d’un fleuve dans une formidable machine hydraulique. Mais ils s’inspirent également des physiocrates pour qui l’agriculture devait fonder le développement économique. La limnologie trouve ainsi un nouvel essor en France vers 1850. A sa création, le nouveau ministère de l’agriculture s’approprie ce secteur et lance en 1910 un inventaire des eaux douces. Le professeur Louis Léger, directeur du Laboratoire de Pisciculture de l’Université de Grenoble met au point une méthode de repeuplement reposant sur la valeur nutritive (capacité biogénique) du cours d’eau. De 1920 à 1932 M. Kreitmann, Inspecteur des Eaux et Forêts à Thonon développe la station hydrobiologique. A l’époque, « la limnologie doit être à la pisciculture ce que l’agronomie est à l’agriculture » (Biget et al. 1994).

La pensée libérale est toujours présente et il est inconcevable que le repeuplement soit supporté par les contribuables. Le modèle concessif est donc adapté au poisson. L’Etat va progressivement prendre conscience qu’il détient un patrimoine piscicole. La loi du 12 juillet

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1941 retirera la gratuité de la pêche en eau domaniale et instaurera une taxe piscicole, forme de concession annuelle du droit de pêche sur le domaine public fluvial accordée à chaque individu pêcheur cotisant. En effet, le modèle de la concession doit être repensé pour se fondre dans le modèle associatif qui n’a ni réel capital ni réel marché. Ainsi se constitue un budget spécifique pour la gestion nationale de la pêche en eau douce. Il va permettre de financer des piscicultures agréées pour l’alevinage en espèces autochtones. Cette ressource financière est garantie du fait de l’obligation pour les pêcheurs d’adhérer à une association agréée de pêche et de pisciculture (AAPP). Cette obligation est en contradiction avec l’esprit de libre association (1901) mais les circonstances particulières du Régime de Vichy facilitent peut-être l’instauration de ce type d’association dérogatoire. Les associations agréées de pêche et de pisciculture ont le droit de pêche gratuit38 sur le domaine public fluvial mais elles

peuvent en outre négocier le droit de pêche chez des riverains privés et des accords de réciprocité entre associations ou entre fédérations départementales. La loi de 1941 ne remet pas en cause la propriété du droit de pêche au riverain qui peut louer son terrain aux pêcheurs, mais pour exercer ce droit lui-même, tout propriétaire doit adhérer à une AAPP. Les AAPP perçoivent les cotisations de leurs adhérents et la taxe piscicole qui transite ensuite par une Fédération départementale des AAPP jusqu’au Comité Central des Pêches, établissement technique et scientifique au Ministère de l’agriculture. Celui-ci devient le Conseil Supérieur de la Pêche (CSP) en 1948 et un établissement public à caractère administratif en 1957. « Ses tâches s’élargissent. Il émet des avis sur la législation et la réglementation de la pêche. Il a un rôle d’assistant technique pour les fédérations. Enfin, il forme et emploie des gardes-pêche. » (Barthélémy 2003, p.125). Le CSP tient lieu de forum d’idées sur les questions de pêche. Il centralise la connaissance limnologique qui fonde la rationalité de la gestion. Jusqu’en 1958, il organisera le congrès des présidents de fédérations de pêche, fixant les dates et ordres du jour. En 1959, ce congrès est organisé indépendamment du CSP qui est convié uniquement au compte rendu des conclusions. On voit alors peu à peu diverger la position du CSP et celle des pêcheurs.

De 1941 à la fin des années 60, la pêche de loisir va se développer avec une relative adéquation entre les aspirations des usagers-payeurs et des gestionnaires de la pêche qui se traduit par une augmentation régulière du nombre de pêcheurs qui acquittent la taxe piscicole (1 800 000 en 1950 et 2 800 000 en 1967). C. Barthélémy attribue ce succès au caractère

38 Pourvu que leurs adhérents se soient acquittés de leur taxe piscicole

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majoritairement urbain et industriel des pêcheurs qui se satisfont d’une pêche sur le domaine public fluvial.

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