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La dimension critique de la curiosité Le goût du rare

L’observation naturaliste occidentale est marquée par la tradition des philosophes et médecins

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grecs qui ont contribué à défendre d’un point de vue épistémologique la valeur de ce travail d’accumulation. Aristote prône une approche inductive de la connaissance, per ascensum, c'est-à-dire une accumulation de cas pour finalement parvenir à une généralité. La connaissance est d’abord une observation répétée qui permet de repérer des régularités. Dans ce cadre, l’apprentissage par expérience (le métier) est une dimension importante de l’art. L’observation défendue par Aristote (Larrère et Larrère 1997) est une éducation des sens. Il faut apprendre à voir (à sentir, à entendre, …), pour repérer ce qui a déjà été vu et ce qui est nouveau. C’est aussi une disposition particulière de l’esprit qui doit rester curieux même en présence de quelque chose qui ressemble à du déjà vu. On retrouve cette préoccupation dans la médecine. Pour les grecs anciens, la médecine était d’abord une technè, un « savoir faire » qu’il fallait toujours remettre sur l’ouvrage en présence d’un nouveau cas clinique. On connaît l’aphorisme d’Hippocrate « la vie est courte, la médecine est vaste » qui se comprend dans un contexte où le savoir ne peut pas être distingué de l’expérience. Pendant tout le Moyen Age en France, l’observation naturaliste est liée à la médecine. Cet intérêt particulier pour chaque cas, dans ce qu’il a de général mais également en étant curieux de ce qu’il peut avoir de particulier, voire de monstrueux, est le propre d’un savoir qui accumule des indices en ayant toujours le souci de ne pas se laisser prendre par son propre savoir.

Plusieurs auteurs ont souligné la dimension critique de cette prise en considération des observations dans ce qu’elles ont de particulier. C’est l’ambition de Ginzburg (1980) en histoire qui souhaite collecter les indices délaissés pour échapper aux archétypes et découvrir une réalité nouvelle. C’est aussi le sens de la phrase de Michel Foucault qui recommande de « se déprendre de soi-même », c'est-à-dire de ce que l’on a appris, de ce que consciemment ou non on a tendance à chercher, pour être disponible à une autre vérité. Ce souci du détail qui a échappé aux autres est une forme de délicatesse. L’observateur expérimenté a plus de chance de percevoir des choses rares parce qu’il devient plus délicat dans son appréciation (Hume 1795). Il y a dans l’approche naturaliste un goût pour la singularité, pour sa valeur de contre exemple (si elle permet de remettre en cause une théorie), mais plus généralement pour sa valeur de nuance. C’est aussi ce que soulignent C. et R. Larrère, quand ils montrent que dans toute l’histoire des sciences on peut distinguer des approches qui privilégient l’étude d’une natura naturans, une nature qui donne naissance à du nouveau, par opposition à une natura naturata, c'est-à-dire une nature reproductible, prévisible par des lois générales (Larrère et Larrère 1997).

Ce goût pour la curiosité est réactivé avec une épistémologie nouvelle à la fin de la

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Renaissance. Les naturalistes du XVIème siècle n’appréhendent plus la nature selon « la prose du monde » en sillonnant l’espace à la recherche de mots et de marques à l’infini, mais avec mesure et ordre, avec l’ambition de clôturer de manière exhaustive l’observation (Foucault 1966). Ce souci de représentation de la totalité du vivant va donner lieu à une distinction entre la singularité qui a du sens et celle qui n’en a pas. J’y reviendrai au chapitre 3 pour aborder les conséquences de cette évolution dans le format de l’information naturaliste. Avec l’apparition

de la biologie au XIXème siècle, la curiosité des naturalistes ne s’est plus portée uniquement

sur les formes qui permettaient de classer, mais sur les fonctions qui expliquaient la vie.

« Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, en effet, la vie n'existe pas, mais seulement des êtres

vivants » (Foucault 1966, p.173). Ce lien avec la vie donne aux arguments biologiques une dimension politique plus forte. La singularité n’est plus seulement ce que les autres n’ont pas vu, mais potentiellement le maillon d’une chaîne complexe de causalités qui pourraient nuire ou bénéficier à la population. Ce savoir sur la vie peut justifier un biopouvoir (Foucault 1977- 78), c'est-à-dire légitimer de nouvelles normes au nom d’un allongement de la vie ou de meilleures conditions de vie. De nombreux auteurs ont utilisé cette analyse foucaldienne pour dénoncer une forme de pouvoir derrière les notions d’écologie, de biodiversité, d’agriculture biologique ou de biotechnologies. Mais Foucault lui-même ne parlait pas du biopouvoir pour le dénoncer. Au contraire, il constatait qu’il n’y a de pouvoir légitime en Occident aujourd’hui que celui qui se donne pour objectif l’amélioration de la vie de la population (Foucault 1978- 79). Il observait donc une biopolitique, c'est-à-dire une mise en débat politique de ces nouveaux objets parlant de la vie et une intériorisation de ces nouveaux savoirs par une population qui s’en saisit pour revendiquer de nouvelles règles. Selon Foucault, le pouvoir de la biologie n’est pas d’imposer de nouvelles raisons d’Etat mais de questionner l’Etat sur des nouvelles formes de vie.

Le regard étranger

L’observation naturaliste est également critique parce qu’elle considère le terrain indépendamment de ses droits de propriété. Plusieurs auteurs ont souligné que les considérations naturalistes et environnementalistes sont liées à la colonisation. Les théories naturalistes naissent avec les premières grandes expéditions (Drouin 2003). Pour convaincre les financeurs de ces voyages, les naturalistes construisent un argumentaire économique sur l’importance des produits exotiques dans l’économie nationale (Spary 2003). Pour Casti (2001), les cartographies coloniales propagent le mythe d’une Afrique « qui semble dépourvue de significations sociale et politique » et sur laquelle on peut alors plaquer le

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mythe d’un continent riche de ressources naturelles. Alice Ingold (2006) étudie également la construction de cette notion et son utilisation dans la cartographie italienne du XVIIème siècle en évoquant l’importance du détour colonial « comment les ressources sont qualifiées de naturelles, alors que les sociétés locales les percevaient comme socialement et historiquement construites ». Pour Viard, les parcs naturels ne se développent en France qu’avec le retour « sur le territoire national dorénavant borné, des fonctionnaires coloniaux et une certaine idée de l'aménagement » (Viard 1985). Mais des analyses fines des discours naturalistes de cette époque montrent « un enchevêtrement de vues à la fois impériales et romantiques unies dans

une même critique de la vie et de la culture urbaines »41 (Anker 2001). Le rapprochement

naturaliste-colonisateur me semble donc un raccourci un peu rapide. Cela rejoint d’une certaine façon le constat fait par Kalaora et Savoye (1985) sur le regard des élites urbaines sur les sociétés paysannes montagnardes : la beauté paysagère est une considération qui est le propre d’un observateur extérieur qui peut envisager de nouvelles modalités de gestion pour des biens dont il ne connaît pas les régimes de propriété. Effectivement, l’inventaire de la nature est une façon de décrire l’espace sans les règles cadastrales ou coutumières et de ce fait, il peut être utilisé pour promouvoir d’autres règles d’appropriation. Mais ceci n’est pas le propre de l’observation du vivant, c’est également le cas de toutes les sciences de la terre (géologie, géographie physique, hydrologie, hydraulique, météorologie,…). Observer la terre ne signifie pas forcément vouloir se l’approprier. Cela ne signifie pas non plus qu’on lui accorde un statut au dessus des hommes (Mermet 2002). Cela signifie une mise entre parenthèses des institutions de gestion actuelles de la terre pour conduire une autre observation. Ce regard est plus spontané lorsqu’on est étranger, car on est moins pris par les institutions locales.

L’observation naturaliste a donc deux ressorts critiques. Le premier réside dans la valeur accordée à la singularité. Le rare prend en défaut les normes établies de façon statistique. Cela fait de l’observation naturaliste un excellent moyen de contestation des normes industrielles. Mais cela permet aussi de fonder de nouvelles règles et de nouvelles formes de performance. Le second réside dans le détachement de l’observateur vis-à-vis des institutions locales de gestion. Cette posture est partagée avec les autres sciences de la terre qui sont toutes potentiellement mobilisables pour remettre en cause un mode de gestion.

41 “a tangled web of both imperial and romantic views unified by a shared critique of urban life and culture”

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