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Interpellation de la filière eau par le biologique

4. Conclusion du premier chapitre

Enquêter dans le monde de l’eau et des milieux aquatiques en France, c’est d’abord se rendre compte qu’il existe une opposition forte entre les valeurs de la filière eau et les valeurs portées par les acteurs des milieux aquatiques, pêcheurs ou biologistes. D’un côté les ingénieurs de la filière eau sont héritiers des éclaireurs-ingénieurs qui venaient étudier les modalités techniques du siège d’une place forte. Ils ont gardé un esprit de conquête et se réalisent dans des projets pensés hors du temps. De l’autre, les pêcheurs et les biologistes ont le souci de la vie au quotidien avec une observation méticuleuse et de la patience. Ils fabriquent des choses moins grandioses, plus bricolées ou cuisinées en étroit rapport avec le domestique. D’un côté, les ingénieurs de la filière eau se préoccupent d’efficacité, de normes, de produits standardisés éprouvés dans un registre de justification industriel et marchand, de l’autre, les biologistes ont toujours eu un goût pour la curiosité qui les pousse à s’intéresser à des êtres qui sont ignorés des normes. D’un côté, les ingénieurs et les cadres se revendiquent de la technique en opposition au politique, de l’autre, les écologues ont été entendus parce qu’ils ont été relayés par des classes moyennes qui ont fait de l’écologie une revendication politique. D’un côté des hauts fonctionnaires ont prôné la domanialisation des ressources et leur concession à des partenaires privés dans le but d’accroître la richesse nationale, de l’autre des classes moyennes instruites s’investissent davantage dans la localité et promeuvent un modèle subsidiaire de gestion.

Au-delà des différences de culture, l’opposition entre la filière eau et les amateurs de milieux aquatiques est aussi un rapport de moyens. La filière eau bénéficie d’un budget propre financé par les abonnés des services liés aux infrastructures de près de 20 milliards d’euros par an. La gestion du patrimoine piscicole a bénéficié dans ses meilleures années d’un budget dédié de l’ordre de 10 millions d’euros. Mais cette organisation hybride entre un loisir et une gestion nationale d’un bien commun n’a pas duré. Aujourd’hui les pêcheurs sont réintégrés à leur demande au régime général des usagers des milieux aquatiques qui paient des redevances aux agences de l’eau. Celles-ci financent à la fois les infrastructures hydrauliques et la restauration des cours d’eau. Quant à l’écologie, les enveloppes budgétaires consacrées à la recherche et aux études sont faibles et entièrement dépendantes de la pression réglementaire. Celle-ci est

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d’autant plus forte que la mobilisation sociale est importante. L’Etat n’a pas les moyens d’assurer partout la police de l’eau et de la pêche.

Ces deux constats culturels et financiers ne vont pas dans le sens d’une collaboration spontanée entre ingénieurs et écologistes pour une gestion commune des rivières. On a vu en outre que le droit a souvent consacré des disparités de moyens entre les deux mondes.

On ne peut cependant pas rester sur ce constat d’opposition entre ingénieurs et biologistes pour comprendre les indicateurs biologiques. La littérature qui s’intéresse à la culture et aux moyens de chaque secteur met en scène leur opposition. On a alors l’impression de deux blocs qui s’ignorent. Le survol historique que j’ai esquissé montre que ces blocs évoluent. En abordant l’institutionnalisation de la gestion nationale de la pêche et l’instauration des études d’impact on voit bien que les deux filières eau et biologie ne se regardent pas isolément depuis la nuit des temps. Le pouvoir critique de la biologie qui met en lumière des êtres « anormaux » a régulièrement induit des modifications et des réactions des filières de gestion et des filières de recherche pour proposer de « nouvelles normalités » à ces êtres dérangeants. On observe un certain passage de relais entre l’ingénieur concepteur qui assemble des variables pour ajuster un modèle à une situation donnée et le gestionnaire de service qui va utiliser ce modèle de manière stabilisée à travers des indicateurs pour prendre des décisions au quotidien. On peut se demander si le biologiste qui se met à parler de données de terrain qui n’avaient jamais été vues auparavant n’intervient pas en amont de ce passage de relais pour proposer de nouvelles façons de mettre en variables la nature.

Pour étudier ce passage de relais, j’ai besoin d’un cadre d’analyse qui tienne plus compte de l’agence humaine, c'est-à-dire non seulement la capacité cognitive des individus qui adhèrent plus ou moins à une structure sociale selon qu’elle a ou non du sens pour eux, mais aussi la possibilité pour tout individu de se comporter de manière autonome sans se conformer à un modèle social. En effet, le portrait des trois secteurs (ingénierie, pêche, écologie) que j’ai présenté ne permet pas de comprendre le passage de relais entre ces mondes. Il y a probablement eu des médiateurs et les frontières ont dû également évoluer.

Dans le domaine de l’eau, l’étanchéité la plus forte semble être celle qui sépare les naturalistes des ingénieurs concepteurs, étant donnés les conflits qui les opposent. Leurs différences de valeurs s’accompagnent d’une différence dans la manière de concevoir la décision politique. Les premiers découvrant des formes de vie qui exigent une interdiction ou une protection. Les autres découvrant des mécanismes permettant d’équilibrer les coûts et les bénéfices d’une situation intermédiaire. Le cadre d’analyse de Michel Foucault sur le

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biopouvoir (un pouvoir fondé sur un nouveau savoir sur la vie) et la gouvernementalité (mode de gouvernement fondé sur des lois générales permettant de maintenir des équilibres sans que l’Etat n’intervienne) est intéressant comme piste à creuser pour comprendre ces différences.

Michel Foucault observe que la gouvernementalité progresse depuis le XVIIIème siècle tandis

que les interventions des gouvernements fondés sur la raison d’Etat régressent. Il sera donc intéressant de voir avec quel mode de gouvernement les indicateurs biologiques ont pu être intégrés aux politiques de gestion : servent-ils à appliquer une réglementation normative assortie de sanctions (mode de gouvernement de type raison d’Etat) ou bien servent-ils à optimiser l’allocation d’une ressource rare (mode de gouvernement de type gouvernementalité) ?

On a vu dans ce chapitre que si le rôle de l’Etat est important, des auteurs se sont souvent mobilisés pour défendre un modèle subsidiaire, défendant une plus grande autonomie des communautés locales pour la gestion de l’eau. Il sera intéressant de voir comment cette question s’articule avec la construction et l’utilisation des indicateurs biologiques.

C’est l’objet du chapitre suivant que de suivre comment s’est effectué le passage de relais entre biologistes et ingénieurs en ce qui concerne les préoccupations écologiques de la gestion des cours d’eau et de regarder à cette occasion comment cela s’est traduit dans les décisions politiques. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref

Chapitre 2. Cadre

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