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Etymologiquement, l’ingénieur est héritier du génie militaire qui conçoit la prise d’assaut. D'après le petit Robert, le mot ingénieur est apparu en ancien français en 1556 sous la forme « engeigneur ». Il vient d'engin, « machine de guerre ». Son premier sens est donc inventeur des machines de guerre. Hélène Vérin a retracé cette généalogie à partir de « l'engegneor » qui est l’homme qui procède « à la reconnaissance avancée d'une place en vue d'y préparer les dispositifs utiles à son siège » (Vérin 1993). Pour Laurent Thévenot, le métier d’ingénieur est toujours caractérisé par cet équilibre entre la planche à dessin et la reconnaissance du terrain. « Pour longtemps, l'art de l'ingénieur restera pris en tension entre l'ancrage dans la situation et l'abstraction nécessaire au détachement du plan, dans un détour » (Thévenot 2006, p.121). L’ingénieur est celui qui adapte son art (appris à partir d’écrits) à un terrain toujours un peu particulier, dont la connaissance relève plus d’une approche clinique, du cas par cas, en référence à une expérience et un métier (appris à travers le geste et la parole)27. Mais il faut

ajouter que la diversité des terrains est vécue par l’ingénieur comme une contrainte qu’il s’agit de surmonter pour servir la stratégie générale, militaire ou civile. L’ingénieur est un dompteur de la nature.

La phrase de Descartes (1637): « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » qui est brandie comme l’étendard de la modernité n’est peut-être pas très représentative de la pensée cartésienne : « le principal objectif énoncé par Descartes n'est pas la domination de la nature, mais la "conservation de la santé", ce qui dans le contexte de l'époque, signifie une harmonie, par l'intermédiaire du corps entre l'homme et la nature, non l'instrumentalisation de celle-ci » (Larrère et Larrère 1997, p.59). En revanche, cette formule a un succès dans le monde des ingénieurs parce qu’elle en illustre parfaitement l’idéal de conquête.

Ces deux images de la guerre et de la soumission de la nature sont plus présentes chez les ingénieurs de chantier que chez les ingénieurs d’usine. Ce sont des images très fortes dans le monde de l’eau, où des travaux de génie civil confrontent les hommes aux éléments naturels sur un chantier qui se prépare comme un champ de bataille : repérage, tranchées, casques, … La mort n’est pas absente de cet univers. Le secteur BTP (bâtiments, travaux publics) est un des secteurs où les accidents de travail sont les plus nombreux. Dans le contexte français,

27 Je distingue art et métier de la même façon que Desrosières, A. et L. Thévenot (1988). Les catégories

socioprofessionnelles, Ed. La Découverte

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cette proximité avec la mort est une source de fierté, d’honneur (d'Iribarne 1989). « L'honneur a donc ses règles suprêmes, et l'éducation est obligée de s'y conformer. Les principales sont : qu'il nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais qu'il nous est souverainement défendu d'en faire aucun de notre vie. (…) » (Montesquieu 1758). Les accidents de chantier font partie des histoires du milieu. Ces récits servent à asseoir l’autorité de l’ingénieur qui fait respecter les consignes de sécurité. Ils mettent en situation des ingénieurs émus, attentifs aux relations familiales des ouvriers de chantier dans un registre très proche de l’affection du chef militaire pour ses hommes. Les hommes tombés pour le béton sont les martyrs de l’épopée, ceux que la Nature a pris.

Dans cette illustration du combat entre le Génie et la Nature, il n’y a pas de place pour les hommes éliminés par le béton. Les activités humaines qui ont disparu avec la mise en place d’un projet, les opposants, les projets alternatifs font partie des tabous qui assurent la cohésion de la confrérie. Les motifs d’opposition à un projet sont assimilés à des intérêts très mesquins (effet dit NIMBY, not in my backyard28) ou irrationnels et disqualifiés.

L’exaltation de l’ouvrage et le silence sur les péripéties qui l’ont accompagné contribuent à mettre en avant le génie, l’artiste qui a dessiné l’œuvre, le maître d’œuvre. On célèbre la grandeur, la beauté et l’audace de l’ouvrage. L’ingénieur participe à une réalisation extraordinaire. Mais cette œuvre doit également durer. Il faut que cela ait été pensé. La façon dont l’ouvrage va servir, va vieillir, va défaillir, va être entretenu, tout a dû être étudié lors de la conception. Si l’usage quotidien n’est pas la préoccupation première du spécialiste des places fortes ou de l’artiste, ce devrait être une composante importante du travail du maître d’œuvre.

L’œuvre d’ingénierie est un ouvrage qui doit rendre service. Or ce terme fait écho à un autre champ sémantique lié à la représentation du domestique dans la société française. Le mot domestique a deux significations en français. En tant que nom, il signifie la condition d’une personne au service d’un particulier. Son usage était fréquent sous l’Ancien Régime ; aujourd’hui pour évoquer une personne au service d’un particulier, on parle plutôt de personnel de maison, le mot domestique n’est employé dans ce sens que de manière péjorative : « il m’a traité comme un domestique ». En tant qu’adjectif, il qualifie ce qui a trait à la maison et au quotidien, ce qui est apprivoisé : « les préoccupations domestiques », « les

28 Pas dans mon jardin

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animaux domestiques ». On peut ainsi distinguer deux sens à ce mot, celui qui est attaché au service et celui qui est attaché à la maison.

Philippe d’Iribarne (2006) s’est intéressé au pôle service. Selon lui, tout ce qui relève du service et de l’entretien serait assimilé, en France, à une morale bourgeoise. Celle-ci s’opposerait à la morale de deux autres groupes sociaux qui auraient perduré, au-delà de la Révolution Française : une certaine forme de clergé et d’aristocratie. L’entretien, le soin, la propreté, seraient dans cette perspective une forme bourgeoise d’accession à la noblesse, qui permettrait à tout individu de s’élever vers ce qui est brillant en se distinguant de ce que la société française considère comme bas, c'est-à-dire la saleté, le désordre, la décomposition. Ce mode d’élévation serait dévalorisé par rapport à l’ascèse qui anoblirait les intellectuels (sorte de clergé) et par rapport à la tradition qui confèrerait une noblesse durable de génération en génération aux personnes qui se reconnaissent dans une forme d’aristocratie. En appliquant ces catégories aux ingénieurs, on pourrait ainsi comprendre que la conception en chambre correspondrait à une noblesse cléricale qui aurait du mépris pour le service jugé plus bourgeois. Ces catégories permettraient d’expliquer également que les dépenses d’investissement (faites pour durer) sont toujours mieux vues que les dépenses de fonctionnement (à renouveler chaque année) (Glachant 2002).

Boltanski et Thévenot (1991) abordent les deux sens du mot domestique. Ils montrent que les relations sociales propres à la famille peuvent être prises pour référence pour justifier un modèle de société qu’ils nomment la cité domestique. Dans ce modèle, la relation parent- enfant est érigée en modèle politique. Le décideur y est souverain et tire sa légitimité du sacrifice qu’il fait de sa personne pour le bien des autres, comme le père pour ses enfants. Les administrés sont des sujets protégés à la fois des menaces extérieures et de leurs propres égoïsmes. Dans ce modèle, l’autorité est exercée avec amour ; on retrouve le lien du mot domestique avec la proximité et l’apprivoisement. Le bien collectif est un patrimoine que le décideur se doit de gérer en bon père de famille, c'est-à-dire en veillant à sa non dévalorisation, en assurant lui-même ou en déléguant à d’autres son entretien. La grandeur des individus dans ce modèle vient de la conscience qu’ils ont de leur rang, on pourrait dire qu’ils sont conscients d’être au service de certains et que d’autres sont à leur service, autre sens du mot domestique. Dans cette perspective, les travaux de d’Iribarne consistent à alimenter une vision domestique de la société française.

Ce détour par le domestique me permet de mieux qualifier les hommes du Génie comme étant justement hors du domestique. Qu’il s’agisse du Génie militaire, du Génie rural ou urbain, le

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maître d’œuvre n’est pas en charge de l’entretien quotidien. Le Génie reste attaché à la conception. On pourrait dire que le maître d’œuvre est riche d’un héritage culturel lié aux situations d’exception et qu’il en oublie parfois que son ouvrage doit rendre service.

Des scientifiques, héritiers de la pensée classique

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