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Des scientifiques, héritiers de la pensée classique Au-delà de l’esprit cartésien

Les ingénieurs sont souvent stigmatisés pour leur réductionnisme, plus encore que les scientifiques à qui l’on attribue plus volontiers le doute et l’énoncé scrupuleux de leurs hypothèses. Les ingénieurs porteurs de solutions pour tout problème semblent incarner la méthode analytique cartésienne dont on ne retient que deux principes : « le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre ; le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres » (Descartes 1637)29.

Pour Barouch (1989), si les décisions en matière d’environnement sont si mal à propos, c’est parce qu’elles ont cinq défauts : elles « isolent les problèmes par filières », elles privilégient des « solutions logiques » (combattre le feu par l'eau, le débordement par l'approfondissement, « en intensité égale pour rétablir l'équilibre »), elles « fondent l'analyse du problème en langages formalisés (économiques, juridiques, techniques) » auxquels on se réfère avec plus de foi qu’à la réalité, elles « privilégient le pourquoi et les causes plutôt que le comment les problèmes s'entretiennent et se perpétuent », elles « abordent la négociation comme un jeu à somme nulle où l'un perd et l'autre gagne » alors qu’il faudrait penser le bien commun. On reconnaît dans cette stigmatisation le second principe de l’analyse cartésienne,

29Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle :

c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. (…) Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. (Ibid.)

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l’approche mécaniste couplée à une formalisation mathématique, physique et économique. On retrouve ce rapprochement entre l’approche mécaniste et le réductionnisme cartésien chez d’autres auteurs intéressés par l’environnement (Faucheux et Noël 1995; Larrère et Larrère 1997).

Michel Foucault (1966) a étudié de manière très approfondie le passage de la pensée médiévale à la pensée classique et propose une synthèse des influences de Descartes, de Linné et de Hobbes qui va au-delà de l’image d’Epinal du cartésianisme. Pour lui, l’épistémè classique prend naissance dans le concept de représentation. Alors qu’au Moyen Age, on considère que le monde est rempli d’objets qui sont aussi des signes porteurs de sens divin, l’Age Classique distingue ce qui est représenté et ce qui représente. Cette époque fonde sur cette distinction la possibilité de la connaissance. Connaître consiste à classer la nature selon une « mathesis entendue comme science universelle de la mesure et de l'ordre » (p.70). Puis à

cet âge classique, Foucault fait succéder un âge moderne à partir du XIXème siècle dont

l’épistémè n’est plus de définir la place de toute chose mais sa fonction, la connaissance devient la « pensée de la performance » (p.259).

Ce qui me paraît intéressant dans cette analyse est qu’elle apporte des éléments pour dire que la référence à l’ordre, la mesure et la performance n’est pas une spécificité de l’ingénieur mais une référence beaucoup plus générale chez les intellectuels de nos sociétés occidentales. Sans spécifier si cette hégémonie vient d’une domination des ingénieurs sur les intellectuels ou bien une aspiration des intellectuels eux-mêmes, voire de la société tout entière, ce qui serait sûrement très difficile à distinguer, cette thèse permet de dire que les ingénieurs artisans de la performance se situent dans un courant largement dominant. Dans ce courant, le rôle de l’intellectuel est de conceptualiser la performance pour pouvoir l’aborder avec les outils formels de l’abstraction.

Une figure particulière chez les modernes

C’est ce même courant que Bruno Latour (1997) stigmatise sous le nom de « modernes ». Il fait référence aux écrits de Hobbes et Boyle, deux auteurs classiques qui ont contribué à ordonner les connaissances en distinguant l’histoire naturelle, qui est « l’histoire des faits, ou effets de la nature, en tant qu'ils ne sont pas dépendants de la volonté humaine. Telles sont les histoires des métaux, des plantes, des animaux, des régions, et ainsi de suite » et l'histoire civile « qui est l'histoire des actions volontaires des hommes dans des Républiques » (Hobbes 1651). Il montre que cette dichotomie s’accompagne d’une séparation des modes de

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représentation, le laboratoire pour les faits naturels et le souverain pour les faits civils (Latour 1997, p.26). C’est la foi en cette dichotomie classique qui caractérise selon Latour la posture moderne. Il considère cette posture comme intenable dans la mesure où la mise en évidence des faits nécessite beaucoup de volonté humaine (traduction).

Ces deux analyses permettent de mieux comprendre ce qui est stigmatisé à travers la posture mécaniste et cartésienne de l’ingénieur. Moderne et en quête de performance comme ses compatriotes, l’ingénieur se distingue par une professionnalisation dans l’abstraction pour l’étude et la maîtrise des faits. Nous sommes tous tiraillés entre l’apparente objectivité de la technique et ses effets profondément sociaux, entre notre quête de la performance et notre revendication de liberté. Mais dans l’exercice de son métier, l’ingénieur n’est en charge que de la performance et de la technique. Les effets sociaux, les questions de liberté sont du ressort du politique, c'est-à-dire de la maîtrise d’ouvrage. C’est donc l’ingénieur capable de s’extraire de la société pour réfléchir en termes abstraits qui est visé par ces critiques, celui qui répond à une commande sans se poser de question sur le pourquoi, celui qui choisit des paramètres et dimensionne des variables pour un projet pris isolément et traduit dans une filière technique. La position du moderne est inconfortable mais celle de l’ingénieur en charge de dimensionnement est définie par le cadre de la commande. Le partage des tâches permet à l’ingénieur de se consacrer à l’optimisation d’une abstraction.

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